Citation :
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http://piankhy.250free.com/html/le_cas_petre.htm
Le cas Petré-Grenouilleau
Traites négrières et esclavage : les enjeux dun livre récent
Par Marcel Dorigny
Source : Revue Hommes et Libertés ( septembre 2005 )
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À propos dun livre plébiscité par les médias : Les traites négrières d Olivier Pétré-Grenouilleau
Bien quil soit fortement contesté dans le monde universitaire, le livre dOlivier Pétré-Grenouilleau a eu de nombreux échos dans la grande presse (1). Il a été présenté comme faisant autorité dans plusieurs magazines et a reçu un prix décerné par le Sénat (2). À loccasion de la remise de ce prix, cet historien a fait des déclarations tendant à relativiser limportance de la traite européenne et mettant en cause de la loi de mai 2001 qui a qualifié lesclavage de crime contre lhumanité (3). Spécialiste de lesclavage et de la traite négrière, Marcel Dorigny formule un certain nombre de critiques majeures à cet ouvrage parfaitement adapté à des institutions et des médias qui ne connaissent rien au sujet, dédaignent lensemble de lhistoriographie sur ces questions et y trouvent loccasion inespérée de raviver à peu de frais la bonne conscience française et européenne.
Les débats autour de la mémoire de lesclavage, de la traite négrière et de leurs séquelles les plus actuelles nont jamais été aussi âpres que ces derniers mois, en écho à une actualité largement relayée par les grands médias nationaux. Si ces questions sont familières depuis longtemps aux historiens et aux militants des associations regroupant les Français doutre-mer, le grand public ne les a véritablement découvertes que depuis peu dannées : en 1998 les commémorations du 150e anniversaire de labolition de lesclavage dans les colonies françaises furent, pour beaucoup, un point de départ, puis, en mai 2001, le vote de la loi qualifiant la traite négrière et lesclavage de crime « contre lhumanité » donna un nouvel élan aux débats en cours. À lopposé, et nous ne pouvons que déplorer ce constat, le rétablissement de lesclavage par Bonaparte en 1802, avec son cortège de massacres en Guadeloupe, na pas été inscrit parmi les grands événements de la mémoire nationale. Il ne fut pas non plus beaucoup question, en 2004, du bicentenaire de la naissance dHaïti, cette « première République noire de lhistoire », aujourdhui second État francophone dAmérique, qui affirma son indépendance par une guerre victorieuse contre les troupes envoyées par Bonaparte pour y rétablir lesclavage.
Le rappel, même sommaire, de ce contexte est nécessaire pour situer la relative abondance des ouvrages récents sur ce sujet, que lon dit pourtant encore mal connu ou occulté : le cadre commémoratif a rendu possible des publications qui auraient plus difficilement trouvé un éditeur en dautres temps. Si le livre dOlivier Pétré-Grenouilleau, dont il est principalement question ici, ne veut pas safficher comme lié à un quelconque cadre commémoratif, il nest pas moins évident quil sinscrit dans le vaste débat, national et international, qui tend à replacer la traite négrière et lesclavage dans la « mémoire collective », avec toutes les dérives plus ou moins implicites dont est riche de potentialités ce sujet brûlant. Lauteur est un spécialiste connu et reconnu de lhistoire de la traite : outre de nombreux articles, édition de textes et numéros de revues, cet ouvrage est le quatrième quil consacre à ce sujet ; cest aussi le plus ambitieux, comme le pluriel du titre (Les traites négrières) et son sous-titre laffichent explicitement (Essai dhistoire globale).
Louvrage se divise en trois parties précédées dune longue introduction problématique Lengrenage négrier) :
I. Essor et évolution des traites négrières
II. Le processus abolitionniste ou comment sortir du système négrier
III. La traite dans lhistoire mondiale.
Sans entrer dans lanalyse détaillée du contenu de chacune de ces trois gardes parties, nous nous limiterons à une série de réflexions sur les grandes interprétations que lauteur propose de ce vaste sujet, objet de tant de controverses depuis plusieurs décennies.
On se permettra dabord de regretter quun tel ouvrage ne soit complété ni par un index des noms cités, ni par une bibliographie finale, ordonnée et hiérarchisée, qui éviterait au lecteur de chercher les références au fil des notes de bas de page. Cette absence de bibliographie est dautant plus dommageable que lessentiel des sources utilisées pour cette vaste synthèse sont de seconde main, principalement puisées à travers limmense bibliographie anglo-américaine, mais également dans les travaux de Serge Daget et de Jean Mettas pour la traite française. En labsence de traductions des synthèses anglaises ou américaines sur la traite (que lon pense, par exemple, que louvrage magistral de Hugh Thomas, The SlaveTrade. The History of the Atlantic Slave Trade 1440-1870, na toujours pas dédition française alors quil est traduit en espagnol et en italien et lon aura une idée des blocages de lédition française en ce domaine !), ce livre permettra aux lecteurs français de se faire une idée de la complexité des problèmes que toute recherche sur les traites négrières rencontre. La masse des informations fiables et vérifiées contenues dans ce gros livre en fait un outil indispensable aujourdhui où ce sujet est massivement jeté dans le débat public où trop souvent les arguments avancés ne reposent pas sur une connaissance sérieuse des grands acquis de la recherche, notamment en ce qui concerne les statistiques de la traite atlantique et en direction de locéan Indien, la mortalité à bord des navires, les révoltes, la traite intra africaine ou encore la traite dite orientale, etc. Ces apports de louvrage de Pétré-Grenouilleau sont incontestablement utiles et reflètent au plus près les résultats de la recherche historique des trente dernières années.
La traite européenne est minimisée
Mais au-delà de cet apport essentiel, force est de constater que ce livre, qui se veut uvre de science historique, se place dans une logique parfaitement limpide. En mettant sur le même plan toutes les traites négrières (atlantiques, trans-sahariennes et orientales, intra africaines), lauteur laisse entendre que si crime il y eut, il fut largement partagé et il ne saurait sérieusement être question daccuser lEurope seule de pratiques universellement admises pendant des siècles. Pourtant, on peut légitimement contester la méthode consistant à considérer que les chiffres des différentes traites sont comparables, voire donnent implicitement, malgré les précautions prises par lauteur pour rejeter par avance cette accusation, « lavantage » à la traite dite « orientale » avec ses 17 millions de déportés, « contre 11 » pour la traite occidentale, alors que les durées ont été très différentes : quatre siècles au plus pour la traite atlantique et vers locéan indien, plus de treize siècles pour la traite trans-saharienne.
Sans oublier le fait majeur que les conséquences sur le peuplement actuel des continents sont sans comparaison possible : le continent américain est aujourdhui en partie peuplé de descendants dAfricains déportés par la traite et les Antilles le sont presque totalement, ce qui nest pas le cas des régions du pourtour méditerranéen et du Moyen Orient qui ont « bénéficié » de la traite trans-saharienne sur une beaucoup plus longue période et recevant des effectifs que les recherches utilisées par Olivier Pétré-Grenouilleau estiment sensiblement supérieurs à ceux de la traite atlantique... mais il est vrai quautant les archives des ports européens (ou brésiliens) permettent un calcul presque exact du rythme et des effectifs de la traite atlantique, les sources statistiques de la « traite orientale » et plus encore intra africaine sont quasi inexistantes, ou peu fiables, ce qui conduit les chercheurs à travailler sur des hypothèses, des recoupements, des témoignages indirects. La marge derreur dans lestimation de lampleur de ces traites est ainsi très importante, du moins en létat actuel de la recherche.
La même conclusion « minimaliste » ressort des chapitres où lauteur veut démontrer que la traite européenne ne fut pas aussi rentable que la tradition « tiers-mondiste » dorigine marxiste la longtemps affirmé (à la suite, notamment, de Eric Williams). Surtout, la ligne directrice des précédents ouvrages de lauteur, systématisée ici (p. 315-374) consiste à réfuter les liens entre activités négrières et essor économique de lEurope. La révolution industrielle, origine de la suprématie de lEurope sur le reste du monde, ne devrait ainsi rien au système négrier. Larrière plan idéologique de telles démonstrations est tout aussi explicite, mais à finalité diamétralement opposée, que la thèse combattue qui voulait voir dans la traite le moteur principal, sinon exclusif, de lenrichissement de lOccident aux dépens de lAfrique.
Une traite dinitiative européenne et qui a profité à lEurope
À lappui de sa thèse, Olivier Pétré-Grenouilleau réfute la théorie de « léchange inégal », mettant en avant lidée quil est impensable quun tel échange inégal ait pu se prolonger pendant des siècles. Cette idée est certes séduisante et on peut admettre aisément que les termes de léchange (marchandises fabriquées en Europe contre esclaves africains) étaient dégales valeurs pour les deux partenaires (le négrier africain vendeur de captifs et le négrier européen acheteur), mais cette égalité dans les valeurs dusage au moment de la transaction sur la côte dAfrique nimplique aucunement une équivalence des finalités économiques respectives : les marchandises de traite avaient généré du travail dans les villes et les campagnes dEurope, ainsi que des profits aux différents stades du processus qui les avaient acheminées des lieux de production jusquaux ports dembarquement, alors que limportation de ces mêmes marchandises en Afrique apportaient certes aisance et puissance aux agents directs du trafic (les royaumes côtiers et leurs élites politiques et militaires), mais ne permettaient aucun développement des sociétés qui pratiquaient cet échange dhommes, prélevés ailleurs , contre des produits de consommation ou des armes, fabriqués ailleurs.
Dire, à juste titre, que « lAfrique na pas été seulement une victime de la traite, elle en a été lun de ses principaux acteurs » (p. 462) ne change rien à ce constat : les acteurs africains de la traite se sont enrichis, cela ne fait aucun doute, mais ils nont pas enrichi lAfrique ; ils ont même créé les conditions dun blocage économique majeur à long terme. Sil y eut bien échange égal en termes de valeurs dusage, les effets économiques étaient diamétralement opposés : les marchandises de traite étaient le produit du travail de lEurope manufacturière et les esclaves achetés avec elles devenaient à leur tour, aux îles dAmérique, la force de travail quasi exclusive de léconomie de plantation, qui envoyait en Europe des productions agricoles de haute valeur marchande, sans oublier le travail de transformation finale des denrées coloniales qui était assuré dans les zones portuaires darrivée des navires.
Réduire le rôle de la traite dans lessor de lEurope aux seuls résultats financiers bruts des expéditions de traite ne permet pas de mesurer le poids du « complexe négrier » dans sa globalité : production des marchandises de traite, économies portuaires incluant la construction navale et ses dérivés, la transformation des produits coloniaux, la demande des sociétés coloniales en produits manufacturés et objets de consommation de toutes sortes, y compris de luxe, circuits des capitaux drainés par le système bancaire. Il est bien évidemment absurde de prétendre que la traite fut le moteur unique de lessor de lEurope, et du reste personne na jamais dit cela en ces termes absolus, mais il est irrecevable de dire que cet essor fut lié à des causes endogènes dans lesquelles lensemble des activités induites par la traite ne pesèrent pas très lourd. Cest oublier un peu vite que la traite négrière navait pas dexistence indépendante de la mise en valeur des plantations, qui étaient sa raison dêtre.
Ainsi, au-delà de ses qualités décriture et de la masse dinformations fiables mises à la disposition des lecteurs francophones, ce livre propose un schéma de lecture de lhistoire de la traite occidentale qui tend à linsérer dans la beaucoup plus longue histoire des pratiques esclavagistes reposant sur la déportation des populations africaines depuis la fin de lAntiquité, voire lEgypte pharaonique et le monde gréco-romain, jusquau début du XXe siècle, et au-delà. La traite des Noirs organisée par les puissances européennes à partir du XVIe siècle pour peupler et mettre en valeur leurs colonies de plantation du nouveau monde perd ainsi une grande part de sa spécificité, de son caractère massif et de sa dimension fondamentalement raciale, au point quau XVIIIe siècle, en français, le mot Nègre était devenu synonyme desclave dans le vocabulaire courant, aussi bien que dans la langue fiscale, administrative, économique et même dans les dictionnaires !
Une volonté constante de « dédouaner » lEurope de ses crimes
Cette volonté implicite, mais constante, de « dédouaner » lEurope de lépoque moderne (XVIe-début XIXe siècles) de son rôle moteur dans le commerce négrier, en tant que maîtresse des circuits maritimes et surtout des débouchés coloniaux demandeurs de main-duvre servile, laisse une impression de malaise au moment où pour la première fois depuis les abolitions du XIXe siècle les anciennes puissances négrières européennes sont en train de remettre en cause la « politique doubli » qui avait servi de doctrine officieuse au sujet de la traite pratiquée à grande échelle durant la première phase de lexpansion coloniale. La loi votée par le parlement français le 10 mai 2001 a marqué de façon spectaculaire ce changement dattitude face à une histoire jusqualors mal assumée et les résolutions adoptées par la conférence de lONU à Durban sur les droits de lhomme au mois de septembre suivant vont également dans le sens dune reconnaissance internationale de ce crime contre lhumanité.
On ne peut que regretter quun ouvrage de cette importance sattache à développer avec autant de références savantes une thèse qui, sous prétexte de « détruire les poncifs » et de « dépasser les rancurs et les tabous idéologiques accumulés, sans cesse reproduits par une sous littérature nayant dhistorique que les apparences » (p. 10), contribue activement à fonder et à répandre une autre idéologie, qui veut à toutes fins minimiser la place de la traite négrière européenne, à la fois face aux autres traites et dans son rôle actif au sein du vaste complexe colonial dans lessor de lEurope entre le XVIe et le XIXe siècle. Un débat apaisé sur ce sujet brûlant et encore douloureux aujourdhui pour les populations issues de cette histoire tragique ne peut se construire sereinement à partir dune démarche fondée sur la volonté de mettre la traite atlantique en concurrence avec dautres traites beaucoup moins connues, pour, en fin de compte, renvoyer dos-à-dos Européens, Africains et Arabes, tous acteurs à part égale du vaste drame subi par les Africains déportés pendant des siècles.
Marcel Dorigny
20 septembre 2005
Marcel Dorigny est maître de conférences au département dhistoire de luniversité de Paris VIII-Saint-Denis. Dernier ouvrage paru : La plantation coloniale esclavagiste : du travail servile au travail libre, actes du Congrès des Sociétés savantes, Nancy, 2002, Editions du CTHS, Paris, 2004.
NOTE :
1. Le Nouvel Observateur du 3 mars 2005, n°2104 en a fait la principale référence de son dossier intitulé pompeusement « La vérité sur lesclavage », signé Laurent Lemire, qui foisonne, par ailleurs, dapproximations et de contre-vérités historiques (http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2104/a263983.html ). LExpress du 14 mars 2005 lui donne largement la parole : « « Dans cette histoire, il ny a pas de coupable idéal ni de victime éternelle. Il faut cesser denvisager la question sous le seul angle de la morale ». [...] Il ny eut pas une, mais trois filières de traite. De 1450 à 1867, les grandes nations européennes ont déporté et vendu 11 millions dAfricains aux Amériques. Mais, depuis le VIIe siècle, avec lexpansion de lempire musulman, jusquaux années 1920, les traites orientales ont conduit à la déportation denviron 17 millions de personnes. Quant à la traite « interne », entre royaumes africains, elle a réduit en esclavage près de 14 millions de personnes. « Il faut admettre quil sagit du premier exemple de grand commerce international entre Blancs, Noirs et Arabo-Turcs, rentable pour toutes les parties », poursuit Olivier Pétré-Grenouilleau. » Quant à LExpansion du 29 juin 2005, qui publie un interview de lui, il le présente comme « le meilleur spécialiste français de lhistoire de lesclavage », qui « na pas peur de bousculer la bien-pensance » et « vient de publier un ouvrage de référence, Les Traites négrières (Gallimard), qui sefforce détablir les faits avant de faire la morale ».
2. Le prix du livre dhistoire du Sénat lui a été attribué le 11 juin 2005
3. Dans un entretien paru dans Le Journal du Dimanche du 12 juin 2005 (n°3049), Olivier Pétré-Grenouilleau, interviewé par Christian Sauvage, nhésite pas à sen prendre à la loi Taubira, qui a qualifié lesclavage de crime contre lhumanité, et à minimiser plus explicitement encore limportance de la traite négrière et de lesclavage pratiqué du XVIe au XIXe siècle par les grands États européens dont la France
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