Allez, je relance avec une discussion qui est interessante car elle implique les personnes qui ont le plus changées notre vision du monde au cours de ce dernier siècle(Heisenberg,Dirac,Pauli,Bohr...): elle fait impasse sur ce qui est AMHA la question la plus centrale de ce débat entre science et religion et qui est leur relation au Beau et à la Vérité dans l'Art (il y est fait allusion à un moment):
Heisenberg (prix Nobel pour ses contricutions à l'édification de la mécanique quantique) raconte:
"Au cours de l'une des soirées que nous passions ensemble à notre hôtel à Bruxelles à l'occasion du congrès Solvay , quelques-uns des jeunes participants, parmi lesquels Wolfgang Pauli et moi-même, se retrouvaient dans le hall de l'hôtel. Quelqu'un avait posé la question : « Einstein parle toujours de Dieu, qu'est-ce que cela signifie? On ne peut guère imaginer qu'un scientifique comme Einstein soit fortement attaché à une tradition religieuse. » « Einstein sans doute pas, mais peut-être Max Planck », répondit quelqu'un d'autre. « Planck a fait des remarques sur la relation entre religion et science; dans ces remarques, il a affamé qu'il n'y a pas de contradiction entre les deux, qu'elles sont au contraire parfaitement compatibles. » On me demanda alors ce que je savais des idées de Planck sur ces problèmes, et ce que j'en pensais. En fait, je n'avais jusque-là discuté que rarement avec Planck, et presque toujours de physique et non de questions plus générales; mais je connaissais divers amis très proches de Planck qui m'avaient beaucoup raconté à son sujet; je pensais ainsi pouvoir me faire une idée de ses conceptions.
« Je présume, dus je dire, que pour Plank la religion et la science sont compatibles parce que, à son avis, elles se réfèrent à des domaines tout à fait différents de la réalité. La science traite du monde matériel objectif. Elle nous place devant une tâche qui consiste à faire des affirmations justes en ce qui concerne cette réalité objective, et à comprendre les corrélations qu'elle comporte. La religion, au contraire, traite du monde des valeurs. Il y est question de ce qui doit être, de ce que nous devons faire, et non de ce qui est. Dans la science, il s?agit de ce qui est juste on faux; dans la religion, il s'agit de ce qui est bon ou mauvais, de ce qui a une valeur on n'en a pas. La science est la base de l'action utilitaire, la religion est la base de l'éthique. Le conflit qui se manifeste entre ces deux domaines depuis le XVIIIième siècle ne paraît ainsi reposer que sur malentendu que l'on crée si l'on veut interpréter les images et les paraboles de la religion comme des affirmations scientifiques ce qui est évidemment absurde. Dans une telle conception que je connais bien de par ma propre éducation familiale, les deux domaines sont associés respectivement à la face objective et à la face subjective du monde. La science
représente en un certain sens la manière dont nous faisons face au côté objectif de la réalité, dont nous affrontons celui-ci. La croyance religieuse, par contre, est l'expression d'un choix subjectif par lequel nous décidons des valeurs qui orientent notre action dans la vie. Il est vrai qu'en règle générale nous faisons ce choix en accord avec la communauté à laquelle nous appartenons : famille, peuple ou milieu culturel. En d'autres termes, ce choix est très fortement influencé par l'éducation et par l?entourage. Mais, en dernier ressort, il est tout de même subjectif, et n'est donc pas soumis au critère' juste ou faux'. Si je comprends bien l'attitude de Max Planck, celui-ci a utilisé cette liberté de choix, et s'est décidé sans appel en faveur de la tradition chrétienne. Sa pensée et son action, en particulier précisément dans les rapports humains, s'accomplissent sans réserve dans le cadre de cette tradition, et nul ne pourra nier que c'est là une attitude respectable. C'est ainsi que, chez lui, les deux domaines - la face objective et la face subjective du monde - sont très nettement séparés; mais je dois avouer pour ma part que cette séparation ne me met pas à l'aise. Je doute que les sociétés humaines puissent vivre à la longue sur la base d'une telle séparation nettement tranchée entre le savoir et la croyance. »
Wolfgang m'approuva : « Non, dit-il, cela ne pourra pas marcher ainsi. Il est évident qu'à l'époque où les religions sont nées le savoir tout entier qui était à la disposition de la société considérée pouvait s'ajuster au moule spirituel dont le contenu
le plus important était alors fourni par les valeurs et les idées de la religion. Cette forme spirituelle devait - et c'était là l'exigence essentielle - être accessible d'une certaine façon même à l'homme le plus simple de la communauté; ceci, même si les paraboles et images ne lui communiquaient qu'un sentiment assez vague de ce que voulaient dire en réalité les valeurs et idées de la religion. L'homme simple, s'il est appelé à orienter ses propres choix dans la vie selon les valeurs de la religion, doit être convaincu que cette forme spirituelle est suffisante pour contenir tout le savoir de la communauté. Car « croire » ne signifie pas pour lui « tenir pour juste », mais « se laisser guider par les valeurs de la religion ». Pour cette raison, de grands dangers se créent lorsqu'un savoir nouveau, acquis au cours de l'histoire, menace de détruire l'ancienne forme spirituelle. La séparation complète entre le savoir et la croyance ne constitue certainement alors qu'un expédient, valable seulement pour une durée très limitée. Dans notre civilisation occidentale, par exemple, il se pourrait que dans un avenir pas trop éloigné arrive le moment où les paraboles et images de la religion perdent leur force de conviction même aux yeux des gens simples; je crains que, à ce moment-là, notre éthique actuelle ne s'écroule également très rapidement, et qu'il ne se produise des choses d'une horreur que nous ne pouvons même pas imaginer à l'heure actuelle. Pour ma part, je ne peux donc pas faire grand-chose avec la philosophie de Planck, même si elle se défend sur le plan logique, et même si je respecte l'attitude humaine qui en émane. Je me sens davantage attiré par la conception d'Einstein. Dieu, qu'il évoque si souvent, a quelque chose à faire avec les lois immuables de la nature. Einstein a une certaine intuition de l'ordre central des choses. Cet ordre, il en sent la présence de par la simplicité des lois naturelles. On peut penser que cette simplicité, il l'a perçue de façon intense et directe lorsqu'il a découvert la théorie de la relativité. Bien sûr, de là il y a encore un long chemin jusqu'aux contenus de la religion. Einstein n'est sans doute guère lié à une tradition religieuse, et j'aurais tendance à croire que l'idée d'un Dieu personnel lui est complètement étrangère. Mais pour lui, il n'y a pas de séparation entre science et religion. L'ordre central fait partie pour lui du domaine subjectif aussi bien que du domaine objectif; et ceci me paraît un meilleur point de départ.
« Un point de départ pour où? demandais-je. Si l'on considère l?attitude que l'on prend vis-à-vis des grandes corrélations comme une affaire pour ainsi dire purement privée, on peut certes comprendre très bien la position d'Einstein, mais cette position n'apporte rien aux autres. »
« Peut-être que si, répliqua Wolfgang. Le développement des sciences au cours des deux derniers siècles a certainement modifié la pensée humaine dans son ensemble, même au-delà du monde chrétien. Ce que pensent les physiciens n'est donc pas seulement dépourvu d'importance. Et ce fut précisément l?étroitesse de cet idéal scientifique d'un monde objectif, où devait se dérouler dans le temps et l'espace selon la loi de causalité, qui a provoqué le conflit avec les formes spirituelles des différentes religions. Si maintenant la science elle-même fait sauter ce cadre étroit - et c'est bien ce qu'elle a fait dans la théorie de la relativité et ce qu'elle est en train de faire, peut-être de façon encore plus nette, dans la théorie quantique dont discutons actuellement avec tant d'acharnement, - la relation entre la science d'une part, et le contenu des formes spirituelles des religions d'autre part, prend à nouveau un aspect différent. Peut-être, grâce aux corrélations que nous avons appris à connaître au cours des trente dernières années dans les sciences, avons-nous acquis une plus grande largeur de pensée. Ainsi, la notion de complémentarité, que Niels Bohr met en avant actuellement dans son interprétation de la mécanique quantique, n'était nullement inconnue dans la pensée non scientifique, plus précisément en philosophie, même si elle n?a pas été formulée de façon aussi explicite. Que cette notion apparaisse dans la science exacte, cela signifie néanmoins un changement décisif. Car c'est seulement cette notion qui permet de faire comprendre que l'idée d'un objet matériel qui serait entièrement indépendant de la façon dont on l'observe ne constitue qu'une extrapolation abstraite, ne correspondant à aucune réalité précise. Il y a dans la philosophie et dans les religions de l'Asie l'idée - complémentaire vis-à-vis de celle que je viens d'évoquer - de la présence de sujets purs de perceptions auxquels ne correspond aucun objet. Cette idée constitue sans doute elle aussi une extrapolation abstraite, n'exprimant aucune réalité spirituelle ou psychique précise. Nous serons sans doute forcés à l'avenir, lorsque nous réfléchirons sur les grandes corrélations, de respecter un juste milieu, peut-être celui qui nous est tracé par la complémentarité de Bohr. Une science qui aura adopté cette manière de penser ne sera pas seulement plus tolérante vis-à-vis des diverses formes de la religion; elle pourra peut-être, grâce à une meilleure vue d'ensemble, fournir une contribution au monde des valeurs. »
Entre-temps, Paul Dirac s'était assis parmi nous. Celui-ci - âgé alors de vingt-cinq ans à peine - ne paraissait encore guère avoir de goût pour la tolérance. « Je ne sais pas, intervint-il, pourquoi nous parlons ici de religion. Si l'on est honnête - et, comme scientifique, on doit être honnête avant tout, - on doit reconnaître que la religion contient une foule d'affirmations fausses pour lesquelles il n'existe aucune justification dans la réalité. Déjà le concept de « Dieu » n'est qu'un produit de l'imagination humaine. On peut comprendre que des peuples primitifs, davantage exposés à la domination des forces naturelles que nous ne le sommes actuellement, aient, sous l'effet de leurs angoisses, personnifié ces forces et en soient ainsi arrivés à la notion de divinité. Mais dans notre monde actuel, où nous arrivons à comprendre les relations de cause à effet dans la nature, nous n'avons plus besoin de telles représentations. Je ne vois pas en quoi l'hypothèse de l'existence d'un Dieu tout-puissant pourrait nous aider. Ce que je vois, au contraire, c'est que cette hypothèse conduit à se poser des questions absurdes, par exemple la question de savoir pourquoi Dieu a permis le malheur et l'injustice dans notre monde, l'oppression des pauvres par les riches, et toutes les autres choses horribles qu'il aurait pu, après tout, empêcher. Si, à notre époque, on enseigne encore la religion, la cause n'en est manifestement pas que ces idées nous convainquent encore; en réalité, cela cache le désir d'apaiser le peuple, les gens simples. Car il est plus facile de gouverner des gens apaisés que des gens inquiets ou mécontents. Il est aussi plus facile de les manoeuvrer ou de les exploiter. La religion est une sorte d'opium que l'on donne au peuple pour le faire rêver de bonheur et pour le consoler de l'injustice qu'il subit. C'est aussi pour cette raison que l'alliance entre ces deux grandes forces politiques, l'État et l'Église, se fait si facilement. Toutes les deux ont besoin d'entretenir l'illusion qu'il existe un Dieu bienveillant qui récompense, au ciel si ce n'est sur terre, ceux qui ne se sont pas insurgés contre l'injustice, qui ont accompli leurs tâches calmement et patiemment. Proclamer en toute honnêteté que ce Dieu n'est qu'un produit de l'imagination humaine, cela doit évidemment être considéré comme le pire péché mortel. »
« Là, objectai-je, tu juges de la religion en fonction de son exploitation politique; et puisque presque tout en ce monde peut faire l'objet d'une telle exploitation abusive - y compris certainement l'idéologie communiste dont nous avons discuté récemment - un tel jugement n'épuise pas le sujet. En fin de compte, il existera toujours des sociétés humaines, et ces sociétés devront toujours trouver un langage commun permettant de discuter de la vie et de la mort, ainsi que des grandes corrélations qui gouvernent la vie de la société. Les formes spirituelles qui, au cours de l'histoire, se sont développées dans le contexte de cette recherche d'un langage commun devaient tout de même posséder une grande force de conviction, puisque tant de gens, pendant de nombreux siècles, ont ajusté leur vie à ces formes. Il n'est donc pas aussi facile que tu le prétends de se débarrasser de la religion. Mais peut-être que, pour toi, un autre type de religion - comme par exemple la vieille religion chinoise - possède une plus grande force de conviction qu'une religion contenant l'idée d'un Dieu personnel. »
« Par principe, répondit Dirac, je n'ai rien à faire des mythes religieux, ne serait-ce que parce que les mythes des diverses religions se contredisent entre eux. Ce n'est qu'un pur hasard que je sois né en Europe et non en Asie, et ce n'est pas de ce hasard que peut dépendre ce qui est vrai, donc ce que je dois croire. Je ne peux, en effet, croire que ce qui est vrai. La manière dont je dois agir, je peux la déterminer tout simplement à l'aide de la raison, en me basant sur le fait que je vis à l'intérieur d'une communauté, avec d'autres hommes auxquels je dois reconnaître fondamentalement les mêmes droits que ceux que je revendique pour moi-même. Je dois donc agir avec loyauté, de manière à équilibrer mes intérêts avec ceux d'autrui, et cela suffira ; et tous ces discours sur la volonté divine, sur le péché et la pénitence, sur l'existence d'un autre monde en fonction duquel nous devrions orienter nos actes, ne servent qu'à voiler la simple et rude réalité. La croyance en l'existence d'un Dieu favorise aussi l'idée qu'il faut s'incliner devant une autorité supérieure, parce que cela est « voulu par Dieu »; et ainsi, il s'agit en fait de maintenir indéfiniment les structures sociales qui étaient peut-être, dans le passé, conformes à la nature des choses, mais qui ne s'ajustent plus à notre monde d'aujourd'hui. Du reste, vos phrases sur les « grandes corrélations » et autres balivernes métaphysiques ne me plaisent pas. En réalité, il en est de la vie comme de notre science : nous nous trouvons placés devant certaines difficultés, et nous devons essayer de les résoudre. Et nous ne pouvons dénouer à chaque fois qu'une seule difficulté, et jamais plusieurs en même temps; parler de corrélation, c'est faire intervenir une superstructure conceptuelle a posteriori. »
La discussion se poursuivit ainsi encore pendant un moment, et nous fûmes étonnés de noter que Wolfgang avait cessé d'y prendre part. Il écoutait seulement, avec parfois une expression de mécontentement, quelquefois aussi avec un sourire malicieux; mais il ne disait rien. Finalement, quelqu'un lui demanda ce qu'il pensait. Il leva alors un regard presque étonné et dit :
« Oui, notre ami Dirac a lui aussi sa religion. Et cette religion a pour premier commandement : « Dieu n'existe pas, et Dirac est son prophète ». Nous éclatâmes tous de rire, y compris Dirac, et ceci termina notre discussion nocturne.
Quelque temps plus tard - peut-être fut-ce seulement lors de mon séjour suivant à Copenhague - je racontai notre discussion à Niels. Celui-ci prit immédiatement la défense du benjamin de notre groupe. « Je trouve merveilleux, dit-il, que Paul Dirac manifeste une telle intransigeance en faveur de ce qui peut s'exprimer clairement en langage logique. Il pense que tout ce qui peut être dit peut l'être avec clarté; et - pour citer Wittgenstein - si quelque chose ne peut pas être dit, alors il faut se taire. Lorsque Dirac me présente un nouveau travail, le manuscrit est écrit à la main de façon si claire, et sans aucune correction, que le regarder est déjà en soi un plaisir esthétique; et si par la suite je lui propose tout de même de modifier telle ou telle
formulation, il devient très malheureux; et la plupart du temps, il ne modifie rien. De toute façon, avec ou sans modification, le travail est toujours excellent. Récemment, je me trouvais avec Dirac dans une exposition de peinture; il y avait là un paysage italien de Manet, représentant une scène au bord de la mer et peint en couleurs gris-bleu magnifiques. A l'avant-plan, on voyait un bateau, et à côté de celui-ci, dans l'eau, un point gris foncé dont la présence semblait difficile à justifier. Dirac dit
« Ce point n'est pas admissible. » Ceci est évidemment une curieuse façon de regarder une oeuvre d'art. Mais sans doute avait-il raison. Dans un bon travail artistique, tout comme dans un bon travail scientifique, chaque détail doit être fixé de façon nette, il ne doit y avoir rien de fortuit.
« Néanmoins, on ne doit sans doute pas parler ainsi de la religion. Il est vrai que le concept d'un Dieu personnel m'est étranger, à moi aussi, tout comme à Dirac. Mais on doit tout de même se rendre compte, avant toutes choses, que la religion n'utilise pas du tout le langage de la même manière que le fait la science. Le langage de la religion s'apparente davantage à celui de la poésie qu'à celui de la science. De prime abord, certes, on aurait tendance à penser que dans la science il s'agit d'obtenir des informations sur des faits objectifs, alors que dans la poésie il s'agit de réveiller des sentiments subjectifs; comme la religion, de son côté, prétend à une vérité objective, elle devrait plutôt être soumise aux critères de vérité de la science. Mais cette division du monde en une face objective et une face subjective me paraît ici beaucoup trop radicale. Si les religions ont de tout temps utilisé le langage des images, des paraboles et des paradoxes, cela signifie sans doute qu'il n'existe pas d'autres possibilités de saisir la réalité qui est visée ici. Cela ne veut pourtant pas dire que ce ne soit pas une réalité authentique. Décomposer cette réalité en une part objective et une part subjective, cela ne nous avance pas beaucoup.
« Pour cette raison, je considère comme une libération intellectuelle le fait que l'évolution de la physique au cours des dernières décennies nous ait appris combien problématiques sont les notions d? « objectif » et « subjectif ». Ceci a commencé déjà par la théorie de la relativité. Autrefois, l'affirmation selon laquelle deux événements étaient simultanés était considérée
comme une constatation objective pouvant être reproduite de façon univoque par le langage, et par conséquent pouvant également être contrôlée par n'importe quel observateur. Aujourd'hui, nous savons bien que cette notion de « simultanéité » contient un élément subjectif, en ce sens que deux événements qui doivent être nécessairement considérés comme simultanés par un observateur au repos ne sont pas forcément simultanés pour un observateur en mouvement. Et cependant, la description relativiste est objective en ce sens que chaque observateur peut déterminer par un calcul ce que l'autre observateur a perçu ou percevra. Il n'en reste pas moins que l'on s'est éloigné de l'idéal d'une description objective dans le sens de la vieille physique classique.
« En mécanique quantique, on tourne le dos de façon beaucoup plus radicale encore à cet ancien idéal. Ce que nous pouvons transmettre dans un langage objectivant au sens de la physique antérieure, ce sont seulement des affirmations concernant les faits. Par exemple: en ce point, la plaque photographique est noircie, ou encore : ici se sont formées des gouttelettes de brouillard. Là, on ne parle pas des atomes. Mais ce qui peut être déduit pour l'avenir de la constatation ainsi faite, cela dépend de la manière dont la question est posée sur le plan expérimental; et cette manière est choisie librement par l'observateur. Dans ce contexte, il est évidemment indifférent que l'observateur soit un homme, un animal ou un appareil. Mais la prédiction concernant les phénomènes futurs ne peut pas être faite sans référence à l'observateur ou au moyen d'observation. En ce sens, dans la science actuelle, toute situation physique comporte des aspects objectifs et subjectifs. Le monde objectif de la science du XIXe siècle était, comme nous le savons maintenant, un concept-limite idéal, mais non la réalité. Il sera certes nécessaire également à l'avenir, à chaque confrontation avec la réalité, de distinguer la face objective de la face subjective, de faire une coupure entre ces deux faces. Mais la position de cette coupure peut dépendre du mode d'observation; elle peut jusqu'à un certain point être choisie arbitrairement. Il me semble donc tout à fait compréhensible que l'on ne puisse pas discuter du contenu de la religion dans un langage objectivant. Le fait que les diverses religions cherchent à reproduire ce contenu selon
des formes spirituelles très différentes ne justifie donc pas une objection contre le noyau même de la religion. Peut-être devrait-on concevoir ces diverses formes comme des modes de description complémentaires qui s'excluent certes mutuellement, mais qui se conjuguent en ce sens que c'est seulement l'ensemble de ces modes qui fournit une idée de la richesse qui émane de la relation des hommes avec le grand contexte général. »
« Si tu distingues aussi nettement, dis-je, le langage de la religion de celui de la science et de celui de l'art, que signifient alors ces phrases que l'on entend parfois prononcer de manière sentencieuse : « Il existe un Dieu vivant » ou encore, « Il existe une âme immortelle ». Que signifie l'expression « il existe » dans ce langage? Nous savons que la critique scientifique, y compris celle de Dirac, est dirigée précisément contre ce genre de formulations. Peut-être, pour éclairer tout d'abord simplement l'aspect du problème qui relève de la théorie de la connaissance, me permettras-tu de faire la comparaison suivante : « En mathématiques, nous utilisons, comme chacun sait, l'unité imaginaire, c'est-à-dire la racine carrée de -1, que nous écrivons ,V- 1 et pour laquelle nous introduisons le symbole i. Nous savons qu'un tel nombre i n'existe pas parmi les nombres naturels. Et néanmoins, d'importantes branches des mathématiques, notamment toute la théorie des fonctions analytiques, reposent sur l'introduction de cette unité imaginaire, donc sur le fait que, « après coup » , V-1 existe tout de même. Tu seras peut-être d'accord avec moi pour noter que la phrase « V-1 existe » ne signifie rien d'autre que « Il existe des corrélations mathématiques importantes qui peuvent être représentées de la façon la plus simple par l'introduction du concept V-1 ». Bien entendu, les corrélations existent tout aussi bien si l?on n'introduit pas ce concept. C'est ce qui permet d'employer très utilement, du point de vue pratique, ce genre de mathématiques dans la science et la technique. Par exemple, en théorie des fonctions, il est très important de noter l'existence de certaines lois mathématiques qui se réfèrent à des couples de paramètres pouvant varier de façon continue. Ces corrélations deviennent plus faciles à comprendre en formant le concept abstrait V- 1, bien que ce concept ne soit pas fondamentalement nécessaire à la compréhension, et bien qu'il ne soit pas relié aux nombres naturels. Un autre concept tout aussi abstrait est celui de l'infini qui joue un rôle si important également dans les mathématiques modernes, bien qu'il ne corresponde à rien de réel, et bien que son introduction soit par ailleurs la source de grandes difficultés. Il semble donc que la tendance des mathématiques soit d'atteindre des niveaux d'abstraction de plus en plus hauts, en échange de quoi on gagne une compréhension cohérente de domaines de plus en plus vastes. Pour en revenir à notre problème initial, ne pourrait-on pas également concevoir le mot « il existe » dans la religion comme une sorte de montée vers un degré d'abstraction plus élevé. Cette montée devrait simplement nous faciliter la compréhension des corrélations du monde, et c'est tout. Mais ces corrélations sont toujours réelles, quelles que soient les formes spirituelles à l'aide desquelles nous essayons de les saisir. »
Bohr répondit: « Si l'on regarde le problème strictement du point de vue de la théorie de la connaissance, cette comparaison est acceptable. Mais, à d'autres égards, elle est insuffisante. En mathématiques, nous pouvons intérieurement prendre nos distances à l'égard des affirmations qui sont faites. En fin de compte, il s'agit là d'un jeu d'idées auquel nous pouvons, à notre gré, participer ou non. Dans la religion, par contre, il s'agit de nous-mêmes, de notre vie et de notre mort; les articles de foi font partie des fondements de notre action, et par conséquent au moins indirectement des bases de notre existence. Nous ne pouvons donc pas être des spectateurs non concernés, regardant les choses de l'extérieur. D'autre part, notre attitude vis-à-vis des problèmes de la religion ne peut pas être séparée de notre position à l'intérieur de la société. S'il est vrai que la religion est née en tant que structure spirituelle d'une société humaine, on peut ne pas trancher la question de savoir si la religion doit être considérée comme la plus grande force formatrice de sociétés qui existe dans l'histoire, ou si la société déjà existante développe sa structure spirituelle en la complétant sans cesse et en l'adaptant à son savoir du moment. A notre époque, l'individu semble, dans une large mesure, être libre de choisir à quelle structure spirituelle il désire s'intégrer avec ses pensées et ses actes; dans cette liberté se reflète le fait que les frontières entre les milieux culturels divers et les communautés humaines différentes commencent à perdre de leur rigidité et à devenir fluides. Mais, même si l'individu s'efforce d'obtenir la plus extrême indépendance, il devra assumer, consciemment ou inconsciemment, un grand nombre de concepts appartenant aux structures spirituelles déjà existantes. Car il doit pouvoir parler avec les autres membres de la communauté, au sein de laquelle il a choisi de vivre, de problèmes tels que la vie et la mort, ainsi que des corrélations générales; il doit élever ses enfants selon les idéaux de la communauté, il doit s'insérer dans la vie de la communauté. Là, les subtilités qui relèvent de la théorie de la connaissance ne servent donc pas à grand-chose. Nous devons également réaliser qu'il existe une relation complémentaire entre d'une part la réflexion critique concernant les articles de foi d'une religion, et d'autre part une manière d'agir qui a pour condition le choix en faveur de la structure spirituelle de cette religion. Du choix conscient émane pour l'individu une force qui le guide dans son action, l'aide à vaincre les incertitudes, et lui fournit, lorsqu'il souffre, la consolation que procure le sentiment d'appartenir au grand contexte général. La religion contribue ainsi à l'harmonisation de la vie à l'intérieur de la communauté; et c'est l'une de ses tâches les plus importantes d'évoquer, dans son langage fait d'images et de paraboles, le grand contexte général. »
« Tu parles du libre choix de l'individu, dis-je, et tu établis une analogie entre ce libre choix et, en physique atomique, la liberté qui est donnée à l'observateur d'effectuer son expérience de telle ou telle manière. Dans le cadre de la physique antérieure, une telle comparaison n'aurait pas trouvé sa place. Mais serais-tu disposé à relier de façon encore plus directe les aspects particuliers de la physique actuelle au problème du libre arbitre? Tu sais bien que l'indétermination partielle qui existe pour les phénomènes de la physique atomique est quelquefois utilisée comme un argument par certains, qui affirment qu'il y a maintenant de nouveau une marge à la fois pour le libre arbitre de l'individu et pour l'intervention de Dieu. »
Bohr répondit : « Je suis persuadé qu'il s'agit là tout simplement d'un malentendu. Il ne faut pas mélanger les différentes formulations des problèmes, formulations qui, à mon avis, correspondent à des modes d'interprétation différents, complémentaires entre eux. Lorsque nous parlons de libre arbitre, nous évoquons la situation dans laquelle nous avons à prendre des décisions. Cette situation comporte une relation exclusive vis-à-vis de celle, différente, où nous analysons les mobiles de nos actes, ou encore vis-à-vis de celle où nous étudions les processus physiologiques, par exemple les processus électrochimiques se déroulant dans le cerveau. Il s'agit donc ici d'une situation typiquement complémentaire; par conséquent, la question de savoir si les lois naturelles déterminent les phénomènes de façon complète ou seulement de façon statistique n'a pas de rapport direct avec le problème du libre arbitre. Bien entendu, les divers modes d'interprétation doivent en fin de compte s'ajuster les uns aux autres; autrement dit, ils doivent pouvoir être reconnus, sans qu'il y ait de contradictions, comme appartenant à la même réalité; mais nous ne savons pas pour le moment comment ceci se passe dans le détail. Lorsque, finalement, il est question de l'intervention de Dieu, ce que l'on évoque n'est apparemment pas la conditionnalité scientifique du phénomène, mais le rapport de signification qui relie ce phénomène à d'autres ou encore à la pensée des hommes. Ce rapport de signification appartient lui aussi à la réalité, tout comme la conditionnalité scientifique, et ce serait une trop grossière simplification de l'associer uniquement à la face subjective de la réalité. Mais ici aussi, on peut apprendre quelque chose en considérant des situations analogues existant dans les sciences naturelles. On sait qu'il existe des corrélations biologiques que, d'après leur nature, nous ne décrivons pas de manière causale, mais au contraire de manière finaliste, c'est-à-dire en nous référant à leur finalité. On peut penser, par exemple, aux processus de guérison faisant suite aux lésions subies par un organisme. L'interprétation finaliste se situe dans une relation typique de complémentarité vis-à-vis de la description basée sur les lois physico-chimiques connues ou celles de la physique atomique. Plus précisément, dans un cas nous nous demandons si le processus aboutit bien au but visé, c'est-à-dire au rétablissement de conditions normales dans l'organisme; dans l'autre cas, nous nous interrogeons sur le déroulement causal des processus moléculaires. Ces deux modes de description sont mutuellement exclusifs, mais non necessairement contradictoires. Nous avons toutes les raisons de supposer qu'une vérification des lois de la mécanique quantique, effectuée à l'intérieur d'un organisme vivant, confirmerait ces lois tout aussi bien que les recherches faites sur la matière inerte. Néanmoins, la description finaliste est elle aussi entièrement correcte. Je crois que l'évolution de la physique atomique nous a tout simplement appris que nous devons penser plus subtilement que par le passé. »
« Nous en revenons toujours trop rapidement, objectai-je, à l'aspect « théorie de la connaissance » de la religion. Mais au fond le plaidoyer de Dirac contre la religion concernait plutôt un côté éthique. Dirac voulait avant tout critiquer le manque de sincérité ou encore l'illusion qui, trop facilement, se rattache à toute pensée religieuse; et c'est à juste titre qu'il ne supporte plus cette insincérité ou illusion. Mais il s'est exprimé à ce sujet comme un fanatique du rationalisme, et j'ai le sentiment qu'ici le rationalisme n'est pas suffisant. »
« je crois, dit Niels, qu'il était bon que Dirac ait souligné avec tant d'énergie le danger de l'illusion et des contradictions internes; mais sans doute la spirituelle remarque finale de Wolfgang s'imposait-elle également pour rappeler à Dirac combien il est difficile d'échapper entièrement à ce danger. »
Niels conclut la discussion par l'une de ces histoires qu'il aimait raconter en de telles occasions : « A proximité de notre maison de campagne de Tisvilde habite un homme qui a placé un fer à cheval au-dessus de l'entrée de sa maison; la vieille croyance populaire veut en effet que le fer à cheval soit un objet qui porte chance. Lorsqu'un ami lui demanda : « Mais es-tu donc si superstitieux? Crois-tu vraiment que ce fer à cheval te portera chance? » , il répondit : « Bien sûr que non; mais on dit que cela aide, même quand on n'y croit pas. »
Message édité par EVD le 15-10-2003 à 01:37:00