Brajan était fatigué. Il n’aimait ni l’endroit, ni les circonstances, ni le temps qu’il faisait. Il n’aimait pas la violence, il n’aimait pas la guerre. Il n’aimait pas les odeurs pestilentielles qui se dégageaient des latrines à ciel ouvert. Et par-dessus tout, il n’aimait pas ses chausses.
Les bottes en cuir de buffle s’enfonçaient dans la boue à chaque pas, et en ressortaient avec un bruit de succion écoeurant alors qu’il allait et venait dans sa tente. L’eau croupie ne cessait de clapoter contre ses orteils et commençait à lui engourdir le pied. Il avait payé ces bottes dix-neuf sequins d’argent chez un marchand arédinien ; le gros homme lui avait vanté leur étanchéité parfaite et leur robustesse inaltérable.
- Un Arédinien sincère est un Arédinien qui dort, grommela Brajan, désabusé.
Le proverbe avait vieilli, mais il n’y avait pas de fumée sans feu. Tous des coquins et des escrocs.
Cela faisait bien trois jours qu’il pleuvait des cordes. Le temps n’allait pas en s’améliorant, et son humeur non plus. Les planifications se faisaient sous la pluie, les stratégies se décidaient sous la pluie, et les batailles se livraient sous la pluie. Les Neuf Nations pataugeaient dans la boue jusqu’à mi-mollets et le Conseil des Mages... eh bien, songea-t-il en regardant ses bottes d’un air morne, le Conseil des Mages prenait l’eau. Quelque chose lui murmurait que tout cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Il avait imaginé une victoire rapide et éclatante, une parade à cheval sous un ciel lumineux, avec des habitants comblés leur lançant des pétales de rose et de jasmin. Son nez se plissa. L’odeur qui lui arrivait aux narines ressemblait à tout sauf du jasmin.
- Le combat final est proche, murmura-t-il.
- Maître De’Stil !
Brajan tourna vivement la tête alors qu’un soldat pénétrait sous sa tente sans attendre sa réponse ni se faire annoncer. Des gants sales écartèrent les tentures plus avant pour faciliter l’entrée, et le vent de la nuit s’engouffra avec le nouveau venu. Les innombrables parchemins qui parsemaient la grande table en chêne s’agitèrent en tous sens, l’encrier que Brajan avait fort judicieusement placé dessus pour les immoboliser tomba à terre. C’était un vent humide et mordant, un vent venu des montagnes qui charriait, en même temps que l’odeur fétide des morts et de la fosse commune, des promesses de neige.
Le mage eut un frisson et reserra sa cape blanche contre lui. Blanche, immaculée, comme il l’aimait tant. Même s’il ne pouvait se permettre de gaspiller une parcelle de ses Pouvoirs pour imperméabiliser ses chaussures, il ne laisserait jamais l’insigne de son ordre souillé. Et la cape restait blanche, la poussière et l’eau miraculeusement arrêtés à un pouce d’elle. De la neige. Ce ne serait pas une mauvaise nouvelle, finalement.
- La neige est blanche, elle aussi, murmura Brajan en regardant d’un air morne ses papiers épars, souillés de boue.
Quelque chose lui disait qu’il devrait se mettre en colère contre cette intrusion soudaine, mais il n’en avait ni le courage, ni l’envie. De la neige, donc. Un sourire apparut et disparut sur ses lèvres minces, alors qu’il se tournait vers le soldat. Son mouvement brusque projeta des éclaboussures de boue en tout sens, mais pas sur sa cape. Jamais sur sa cape.
Après son entrée inconvenante et haletante, le soldat semblait s’être rendu compte de son comportement, et restait désormais immobile, les yeux baissés. Si aucun garde ne se trouvait à l’entrée de la tente du Maître Mage Brajan De’Stil, Grand Général des Armées Alliées, c’est qu’il n’y en avait nul besoin. Tout le monde savait que Brajan avait tendu des pièges magiques tout autour de lui, et que le moindre geste agressif serait aussitôt sanctionné par une mort atroce. Le mage s’était déjà forgé une réputation de sévérité auparavant, mais l’état de guerre l’avait rendu impitoyable.
Jusque là, on lui avait envoyé six tueurs, déguisés de différente manière. Les six étaient morts avec la même expression d’intense stupeur, leur arme à peine dégainée. Les runes, tout autour, réagissaient au moindre geste agressif. Brajan se demanda, avec un cynisme fatigué, si ce garçon était un septième assassin. Il en doutait. Il était bien jeune et paraissait peu expérimenté. Un meurtrier aurait agi avec plus de discrétion, n’aurait pas éveillé sa méfiance en entrant si brutalement. Mais qui pouvait savoir ?
Le soldat redressa la tête. La pluie gouttait de ses longs cheveux sur son visage blême. De toute évidence, il revenait d’une escarmouche particulièrement violente. Sa cuirasse, frappée aux armes de Ghondan, était cabossée en de nombreux endroits, et les mailles qui recouvraient ses bras et ses jambes n’étaient pas dans un meilleur état. Il était recouvert de boue et de sang séché, et son fourreau était vide. Il portait en remplacement un long couteau dans son ceinturon. Il finit par ployer le genou dans la terre putride.
- Avec votre permission, Maître De’Stil, des nouvelles importantes.
Brajan eut un rire sans joie.
- Qu’importe ma permission ! Des nouvelles importantes ? Cela fait des heures que je reçois des messagers, des heures que les informations se succèdent. Toutes cruciales et, étrangement, toutes déplaisantes. Et, bien entendu, je dois revoir tous nos plans sous un nouvel éclairage !
C’était la frustration qui parlait, le mage en était conscient. Il ne devrait pas se plaindre ainsi devant un simple soldat. Mais il sentait ses efforts, de plus en plus futiles. Ses pouvoirs, son rang ne l’avaient pas habitué à se sentir impuissant. Les muscles de sa mâchoires se tendirent alors qu’il serrait les dents.
Sa tente était dépourvue du moindre ornement, à l’exception d’un vieux coffre placé à la tête de son lit. La plupart des gens partaient du principe qu’il contenait ses vêtements. Ceux, plus au fait des choses, qui savaient que ceux-ci se trouvaient chez ses serviteurs, imaginaient une réserve d’artefacts magiques de grand pouvoir. La réalité était plus prosaïque : c’était sa réserve d’alcool. D’un pas lourd, Brajan se dirigea vers le seul réconfort qu’il pouvait espérer en ces temps troublés.
- Parle, grogna-t-il, faisant jouer l’épais loquet de bois.
Il savait d’expérience que les gens ne se sentaient pas à l’aise sous le poids déconcertant de son regard. Ses yeux vairons, une particularité intéressante, figeaient d’effroi ceux qu’il regardait avec colère – mais ils troublaient également ceux à qui il ne voulait nul mal. Il tourna donc délibérément le dos au messager, qui s’éclaircit la gorge et commença enfin son récit. Il s’exprimait lentement, d’une voix calme et posée, contrastant du tout au tout avec son jeune âge et sa soudaine irruption. C’était un bon orateur mais plus il parlait, plus le visage de Brajan se fermait. Il se versa un verre de vin de Te’ssari et plongea son regard dans le liquide ambré.
- ... des défections de ces trois régiments. Nous sommes de bons guerriers, mais ces bêtes d’ombre sont beaucoup trop étranges pour nous. Nos armes ne leur font rien, et elles se reproduisent à la lumière des torches au lieu de fuir comme nous le pensions. On murmure...
On murmure beaucoup, lorsque l’on fait partie d’une armée qui se fait décimer. Décimer par des êtres sans chair et sans substance, pures ombres, cauchemars se nourrissant des peurs latentes des belligérants. Un champ de bataille était un endroit idéal pour ces créatures, car les angoisses n’étaient jamais aussi réelles qu’à l’approche de la mort. La crainte du lendemain ne faisait que les renforcer.
Brajan avait prévu cette intervention des Ombres, bien entendu, mais l’avoir prévu ne rendait pas la parade plus évidente. La lumière de la lune pourrait leur être fatale, mais il y avait ces nuages, ces maudits nuages... il grimaça puis se retourna, son verre à la main.
- Quel est ton nom ? fit-il, la voix douce.
Le soldat s’arrêta en plein milieu de son exposé, alors qu’il narrait d’une voix monocorde la déroute de son propre bataillon. Il ne parvint à soutenir le regard du Maître mage qu’un instant. Ses mains se posèrent involontairement sur la poignée de son couteau, avant de s’en éloigner comme s’il s’était agi d’une vipère. Il déglutit.
- Baeron Morvan, de la cité libre d’Az, maître. Mais...
- Mais tu m’as l’air d’un messager fort capable. Alors stoppe ici ton compte-rendu, j’en ai assez entendu. Les ombres, la peur, les massacres, j’ai entendu. Va me chercher Teklan. Quoi qu’il fasse, dis-lui de venir immédiatement. J’ai besoin de ses... lumières.
Il grimaça devant la pauvreté de son jeu de mots, mais on faisait avec ce que l’on pouvait. Le soldat eut un sursaut, comme s’il se libérait d’une transe, puis exécuta un salut maladroit et se rua au-dehors de la tente. Ses bottes projetaient la boue en un trot rapide. Brajan soupira. Elles étaient certainement étanches, elles.
Finalement seul, il leva son verre dans un salut amer puis le vida d’un trait. Il avait besoin d’avoir les idées claires pour ce qui allait suivre, mais un petit peu de vin ne lui ferait pas de mal. Il ressentit le picotement familier, la chaleur de l’alcool se répandant en lui, et entreprit finalement de ramasser ses papiers épars.
Il réfléchissait à ce qu’il allait devoir demander à Teklan. Orgueilleux, brûlant Teklan, comme les flammes auxquelles il commandait. Le Mage Orange était habituellement capable de réchauffer les corps et les coeurs par sa seule présence, de dissiper les nuages et l’obscurité, de brûler les Ombres et dissiper la nuit. L’ennui, c’est qu’il était aussi complètement fou et que cette attente interminable n’avait pas dû améliorer son humeur. Pourtant, ils n’avaient pas le choix. Toutes les cartes étaient entre les mains de ce maudit Hermon.
Le plan était pourtant d’une simplicité enfantine, tout aurait dû se dérouler sans anicroche. Mais évidemment, Hermon n’avait pas joué le jeu et avait refusé sa défaite inéluctable. Seul contre tous, son offensive s’était abattue sur les Royaumes avec une force et une coordination sans précédent. C’était d’abord Shelag qui était tombée, celle qu’on nommait le Grenier du Monde, Shelag et ses champs de blé et d’orge. Puis Ghondan, et Naersh. Tant de temps perdu, tant de palabres, tant de discussions et de compromis auprès de tous les monarques… pour en arriver là. Dans la boue, le froid, et l’amertume d’une défaite prochaine.
Le bruit de la terre écrasée sous de lourdes bottes lui fit relever la tête, juste à temps pour voir Teklan entrer. Le colosse se courba pour passer sous les draperies et laissa courir un regard méprisant sur les maigres fournitures de la tente. Teklan avait toujours été attiré par les richesses, et ses propres quartiers devaient sans nul doute regorger de tapis et d’or. Brajan ne faisait que supposer : jamais il ne mettrait les pieds dans l’antre de ce fanatique, par peur de s’y faire carboniser par erreur. Teklan arborait d’ailleurs un bandage de plus que la dernière fois, un morceau de tissu qui lui entourait l’avant-bras et se terminait en un noeud parfait. A force de ne pas contrôler ses pouvoirs et de se brûler, le mage Orange était devenu un expert des pansements.
- Un soldat m’a dit que tu avais ordonné... ordonné, je cite ses mots, de venir te voir séance tenante. La voix de Teklan était rauque et chargée de fumée. Alors me voilà.
Brajan hocha doucement la tête.
- Merci de ta présence. En effet, nous avons un gros problème. Il semblerait que...
Teklan écrasa soudain un poing rageur sur la table et des flammèches semblèrent prendre vie sur le bois épais, rapidement éteintes par l’humidité ambiante.
- Ordonné ! Tu peux me dire ce qu’il te prend, Brajan, de chercher à me commander ? A nous commander ? Tu as oublié notre pacte ? C’est le pouvoir qui te monte à la tête ? Nous ne sommes pas comme ces pitoyables guerriers humains qui obéissent à tes moindres désirs. Nous sommes des mages ! Cesse de l’oublier ou je réduis cette tente en cendres !
Brajan laissa échapper un sourire, mais il ne baissa pas le regard. Ses yeux vairon soutirent ceux de son compagnon jusqu’à ce que Teklan se résolve à les baisser. Une petite victoire, mais tout était bon à prendre, en ce moment. Ses meilleurs alliés étaient des fous sanguinaires. Quelque part dans sa hiérarchie, cela se classait au-dessus des incompétents.
- Je suis désolé, Teklan, fit-il d’une voix apaisante. Le guerrier n’a pas dû comprendre et a outrepassé ses droits. Mais j’ai réellement besoin de toi. La situation est grave.
Teklan renifla. Il avait un don naturel pour s’énerver et s’apaiser en un battement de cils.
- Je t’écoute.
- Hermon a fait appel aux Ombres. Nous nous y attendions depuis longtemps, mais il a franchi le pas. Nos troupes sont harcelées...
- ...et tu voudrais que je fasse quelque chose ?
Brajan hocha la tête.
- Si quelqu’un peut y parvenir, c’est bien toi et tes mages. Votre maîtrise de l’Orange est sans limites. Si nous avons raison, vos flammes pourront venir à bout de ces créatures en un clin d’oeil.
- Et si nous avons tort ?
Brajan ricana.
- Alors nous improviserons. Mais je sais que nous avons raison. Et je sais aussi que nous allons gagner cette guerre.
Ce fut au tour de Teklan de ricaner.
- La gagner ? Bien sûr que nous allons la gagner. Il est seul, et nous sommes huit. Je suis surpris qu’il ait réussi à tenir aussi longtemps, honnêtement. Il doit avoir atteint ses limites.
- Je n’en serais pas si sûr, murmura Brajan. Il a prouvé que...
- Il n’a rien prouvé du tout ! Si jamais je finis par mettre la main sur lui, il ne restera que quelques cendres de sa supposée toute-puissance. Pour qui est-ce qu’il se prend, à jouer comme ça avec nous ?
Sous l’effet de la colère, le bandage couvrant le poing gauche du mage commença à fumer. Brajan y jeta un regard prudent avant de détourner les yeux.
- Tu as sûrement raison. Mais en attendant, nous devons tout de même protéger les non-mages qui nous accompagnent, sinon tous ces plans n’auront servi à rien. Tu penses pouvoir venir à bout de ces ombres ?
Le mage Orange se détourna et sortit de la tente, sans répondre. L’air réjoui qu’il arborait semblait signifier qu’il allait prendre plaisir à régler tout de suite ce problème. Ou n’importe quoi d’autre. C’était l’inconvénient, avec les fous. On ne savait jamais comment interpréter leurs actions. D’une main qu’il refusait de laisser trembler, il se servit un deuxième verre de vin. La voix cristalline résonna à ses oreilles avant même qu’il ait pu humecter ses lèvres.
- Attention, mon petit Brajan, il faut que tu gardes les idées claires.
Un battement de paupières et Shareena, Mage Violette, apparut devant lui dans la beauté foudroyante qui lui servait de bouclier. Ses cheveux longs et bruns lui descendaient jusqu’aux fesses, et sa robe fendue en révélait bien plus qu’il n’imaginait possible. Elle ne semblait pas ressentir le froid. Evidemment, puisqu’elle n’était pas là.
Ou était-elle réellement là ?
- Shareena. Tu m’espionnais ? grogna-t-il froidement.
- Bien entendu. Que croyais-tu ?
Il grimaça, incapable de trouver une réponse appropriée. Le monde entier était en danger, et ses seuls défenseurs étaient un alcoolique, un fou, et une psychopathe. Sans même parler des autres. Un général n'était-il pas censé se faire obéir ?
Il y eut un éclair, puis un coup de tonnerre. La foudre s’était abattue non loin d’ici, peut-être dix lieues, peut-être moins.
- Le combat final est proche, répéta-t-il comme pour lui-même.
Mais cela sonnait désormais comme une prière.