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L'amère patrie pour Eunice Barber
Très choquée, l'athlète française a raconté, vendredi, à la presse, son interpellation musclée à Saint-Denis et sa garde à vue.
par Cédric MATHIOT
QUOTIDIEN : samedi 25 mars 2006
Il y a cette «claque dans la gueule», ces insultes racistes («tu crois qu'on fait ça en Afrique»). Mais, de tout ce qu'Eunice Barber a raconté, vendredi à la presse, de son interpellation samedi dernier, le plus choquant, c'est cette phrase d'excuses d'explications ? qu'une policière aurait prononcée après que Barber a mis un terme au traitement musclé en dévoilant son identité : «Vous savez, une Black dans le 93 qui se fait interpeller, c'est une gifle.» Le tarif habituel en quelque sorte. Quelques scènes qu'elle aurait vécues dans les commissariats (Saint-Denis, puis Bobigny), après son identification, sont aussi gratinées : un des «flics» «qui l'avait violentée» essaie de taper la discussion avec elle ; d'autres s'enquièrent de la date de sa prochaine compétition. «D'un coup, tout le monde a voulu être très gentil, s'est indignée Barber, mais moi, je veux vivre normalement, je veux être traitée en tant qu'être humain, pas en tant qu'Eunice Barber.»
Premiers mots. Pour ce qui est de l'interpellation elle-même, la championne, qui n'a pu contenir ses larmes avant de glisser ses premiers mots («je vous remercie d'être là»), a confirmé la version que son avocat a diffusée depuis les faits. Le récit d'un banal incident qui dégénère en interpellation violente et occasionnera, pour l'athlète, une notification de sept jours d'interruption temporaire de travail. «Ils étaient six, ils étaient dix. Ils ont marché sur mes cheveux, sur mes mains. Il y avait deux femmes policières qui étaient particulièrement méchantes dans le fourgon.» Un récit qui diffère toujours autant de la version policière des événements. Ce qui est sûr, c'est que Barber se rendait à La Plaine (Seine-Saint-Denis), samedi vers 16 heures, pour conduire chez une amie sa mère qui voulait «se faire belle» pour la venue de son mari. Les deux femmes étaient accompagnées du neveu de l'athlète. Arrivée à une déviation, à proximité du Stade de France, la voiture s'est engagée dans une voie barrée. C'est là que tout diverge. A-t-elle mal compris les indications de l'agent (ce qu'elle dit) ? A-t-elle refusé d'obéir et de s'arrêter, entraînant avec elle un agent qui n'avait pas retiré son bras du véhicule (ce que dit la police) ? A-t-elle mordu deux d'entre eux avant d'être maîtrisée ? Ou un seul pour se dégager ? A-t-elle été victime d'insultes racistes ? Ou auteure elle-même d'insultes (elle le nie) ? Selon son avocat, Me Daoud, les charges retenues contre Barber sont triples : refus d'obtempérer, mise en danger de la vie d'autrui, violences volontaires. Les photos publiées par l'Equipe vendredi (cinq policiers arc-boutés sur Barber et quatre autres qui regardent) confirment que l'interpellation a été musclée. Mais sans qu'on sache à quel moment la scène se situe, ni ce qui l'a précédée. Le quotidien sportif assure que le pourvoyeur des images réserve son témoignage pour l'enquête. L'athlète a déposé une plainte auprès de l'Inspection générale des services de police, qui pourrait être suivie d'une autre contre les agents concernés «si le ministère public ne jugeait pas utile d'ouvrir une procédure d'enquête».
Bras droit. Au-delà du fait divers, il y a l'aspect sportif : Bernard Amsalem, président de la Fédération française d'athlétisme, décrit une athlète «démolie» et s'inquiète d'une éventuelle «saison blanche». Barber explique que son bras meurtri (le droit) est celui avec lequel elle lance le poids et le javelot, ce qui pose la question des conséquences immédiates sur sa carrière. Il y a enfin le symbole, fâcheux, qui vient cochonner la jolie histoire de l'adoption par la France d'une athlète originaire de Sierra Leone, qui offrira en retour à son pays hôte une moisson de médailles. Un côté «A Eunice, la patrie reconnaissante à coups de claques dans la gueule» du plus mauvais effet.
Barber, c'est l'enfant de Freetown, élevée à l'athlétisme par un attaché linguistique de l'ambassade de France fondu de sport. C'est une installation à Reims en 1992 au moment où son pays plonge dans la guerre civile. C'est un attachement à son pays d'accueil qui lui fait préférer elle, l'anglophone le bleu-blanc-rouge, en février 1999, aux autres propositions de naturalisation (américaine, anglaise) qui lui arrivent alors qu'elle se révèle comme une gagneuse de médailles en devenir. Elle fête sa nouvelle nationalité par un titre de championne du monde de l'heptathlon en 1999 à Séville. Elle y a ajouté depuis quatre médailles, dont deux «à la maison», lors des mondiaux de Saint-Denis en 2003 (argent à l'heptathlon, or à la longueur). Elle avait raconté, dans une interview, comment ses parents lui avaient conseillé d'opter pour la France. Hier, elle a fondu en larmes en disant : «Et je n'ai même pas pu aller accueillir mon père à l'aéroport.»
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