Le matin, un autre journée qui commence et je suis encore à me battre pour un peu de sommeil en plus. Le reveil sonne, je dois y aller. Mais je me sens tellement fatigué, cassé, j'ai du mal à me tenir eveillé. Un pas, rien qu'un pas pour sortir du lit, me demande un effort de volonté incomensurable. Je me dirige vers la salle de bain. Je jettes un oeil dans le mirroir. C'est pas très vaillant. Non, j'aurais pas le temps pour prendre une douche, j'ai pas de temps à perdre, je suis déjà en retard. Et ce mal de tête qui ne me quitte pas... Peut-être suis-je malade ? Je m'habille en vitesse, je claque ma porte, je dévale les escaliers, je vole à travers le corridor. Me voilà dans la rue.
 
Et non, rien n'a changé, toujours autant de bruit, de gens mornes qui courrent après le temps qu'ils n'ont pas encore perdu... Et moi qui en fait autant. Je bouscule la foule, je pousse, je grogne pour me frayer un chemin, je m'excuse parfois.  
 
Arrivé au coin de ma rue, le feu piéton est au rouge et un flot continu de voitures me barre la route, pas moyen de traverser. Je me tasse au milieu de l'attroupement afin d'être en pole position quand celui-ci passera au vert. Ceux d'en face fond de même. Le feu est long, je commence à m'impatienter. Une jeune fille en face me sourit. Je fais semblant de n'avoir rien vu. Elle me sourit de plus belle en penchant la tête sur le côté. Je me demande si c'est bien moi qu'elle regarde. On dirait bien que oui. Je lui rends son sourire, après tout... elle est mignonne.  
 
Le feu passe au vert. La marée humaine s'abat de chaque coté du passage piéton. Dans un chaos plus ou moins organisé, je me retrouve face à face avec la jeune fille.  
- Bonjour, me dit-elle.
- Euh.. bonjour, lui réponds-je quelque peu mal à l'aise. On.. On se connait ?
- Moi je vous connais, mais vous, je ne pense pas que vous me connaissiez.
Je lui lance un regard interrogateur.
- Oui je vous connais, enchaîne-t-elle, je sais que vous allez me dire que vous êtes préssé, que vous auriez bien pris le temps de discuter avec moi, mais voilà vous êtes déjà en retard...
- Oui, c'est ça... excusez-moi, il faut vraiment que j'y aille.
Lui dis-je tout en faisant mine de partir.
Mais elle me retint par le bras tout en continuant de sourire.
- Ne t'inquiètes pas, tu vas avoir tout le temps que tu désires.
Et elle s'approcha pour me faire une bise sur le front. Je restait là ébété, la regardant incrédule.
Elle pencha de nouveau la tête sur le côté, toujours avec le même sourire et me fit "au revoir" de la main.
La dernière chose que j'entendis fut le crissement de pneus sur l'asphalte.

Bang.
 
Quelle étrange sensation. Imaginez vos muscle se mettant à s’éveiller un a un douloureusement puis, doucement, propageant un plaisir intense. J’ouvre un œil puis l’autre, et pourtant  pas un rayon de lumière ne vint heurter mes rétines. Pris de panique, j’essaye desesperement de toucher mes yeux… Impossible. Je suis pris d’un vertige à chaque mouvement, comme si mon corps était dans un de ces appareils de foire qui servent uniquement à montrer que vous êtes encore jeunes pour les plus vieux et déjà vieux pour les plus jeunes. J’arrête tout mouvements. A part me donner envie de vomir, ce que je fais ne sert strictement à rien. Soit efficace, Florent, pour une fois dans ta vie. Essaye d’être méthodique ! Fait l’inventaire, oublie le futile. Tout ce que je sais, c’est que j’existe ! Oui, j’existe, je ne sais pas où je suis. Voila, voila une chose à faire ! Essayez de me rappeler…  
 
De long flash m’assaillent, un mur, une pendule, une bouteille, un visage… Je connais ce visage. Impossible de se rappeler. Cette impression qui vous donne mal au crâne, qui vous remplie le cerveau de vide a tel point que vous n’avez qu’un but dans les instants suivant : trouver ce que vous chercher. Mon but est de trouver à qui appartient ce visage. Oui, peut être une amie, mon amie ? Ma sœur ? Ma mère ? Non trop jeune,… mais ce visage persiste a ma vision, je ne vois que lui, dans cette lumière blanche… A croire que cette image est imprimée devant mes yeux… Mais non, elle a bougé ? Je délire, ce n’est pas possible. J’opère un mouvement de recul violent au moment où mes mains touchent mes yeux que je m’âpretai à frotter. Je ne suis plus atteint de vertige. Et ce visage, qui me parait si beau, mais où suis-je bon sang ?? Et sur cet élan de panique, je pousse un cri, qui cette fois pu sortir de ma bouche…
 
Un léger évanouissement sûrement. Me voila couché sur un lit blanc. Je me sens bien. Je bouge mes membres un à un, puis je m’assoie, me prend le visage dans les mains croyant toujours à un horrible cauchemar. Une douce chaleur enveloppe mon corps, comme si j’avais un peu trop bu. Lorsque je relève la tête pour voir ce qui m’entoure, je ne pus voir que le visage. Ce visage, cette fois parée d’un corps nu, s’offrit à mes yeux hagards. Je ne peux retenir ma joie de la voir. Je l’embrasse, je l’enlace, à croire que je là connais depuis très longtemps.  
 
Une horrible douleur embrase tout mon corps, et le corps de la jeune femme s’évapore pour  ne voir qu’un plafond blanc. Blanc, blanc, toujours cette horrible couleur…
 
Me revoilà réveillé. Mais cette fois une horrible douleur m’enserre le crâne et la jambe droite. J’essaye d’ouvrir les yeux mais une lumière blanche me fait terriblement mal. Après m’y être accoutumé, je vois une personne plutôt vielle, m’appelant son fils. Je commence à comprendre. Je tourne la tête doucement, de peur de voir ce que je ne veux pas voir... Je suis dans un lit d’hôpital. Et je sens les larmes couler, car l’histoire me revient peu à peu. Cet ange, cette fille n’était autre que mon amour… qui était avec moi dans la voiture au moment de l’accident. Je démarrai l’automobile qui se situait à coté de cette si impressionnante pendule posée contre les poubelles…
Je comprends.
 Cette bouteille que je prétendais pouvoir tenir d’une main tout en conduisant, et ce mur que je vis au dernier moment,…
Je comprends.  
Et je crois que je ne la reverrais jamais. Je pleure à nouveau à chaudes larmes tout en me maudissant à haute voix. Ainsi, on m’avait laissé la voir une dernière fois…

Sur sa droite, du sable. Sur sa gauche, du sable. Devant lui des dunes de sable à perte de vue. Le sergent William O’Connor luta contre l’envie de jeter un coup d’œil derrière lui. A quoi bon ? Ses yeux ne rencontreraient que sécheresse et désolation.  L’homme traînait inlassablement un pied devant l’autre alors que l’air brûlant de cette fournaise lui meurtrissait les poumons à chaque respiration.  
 
Un moment il avait cru en sa bonne étoile. Il était le seul soldat du 7ème régiment de cavalerie à avoir échappé (« fui » est le terme plus exact) au massacre de Little Big Horn. Le général Custer, confiant dans sa puissance de feu et assoiffé de faits d’armes glorieux, avait lancé ses 600 soldats contre 3000 guerriers Sioux enragés. Les manuels d’histoire raconteraient peut-être un jour combien cette charge fut héroïque. Mais pour l’heure, le scalp sanguinolent du général pendait à la ceinture du chef Sitting Bull et les cadavres de ses malheureux soldats offriraient pendant plusieurs jours un festin royal aux charognards des Blacks Hills. La salive semblant avoir déserté sa bouche, le sergent O’Connor ne put cracher sa haine et son mépris envers son défunt officier supérieur.
 
Le destin lui avait permis de fausser compagnie à ces diables de peaux-rouges mais ça avait été pour le jeter dans les bras d’un ennemi autrement plus impitoyable : cette boule de feu qui embrasait le ciel et qui lentement aspirait ses forces et sa vie. Perdu au milieu du désert, sans eau et sans monture, l’homme savait qu’il n’en avait plus pour longtemps. Alors pourquoi continuer à avancer ? Pourquoi ne pas simplement se laisser tomber et attendre patiemment la mort ? Les lèvres morcelées du sergent esquissèrent un sourire. « Sans doute ce fichu tempérament dû à mes origines irlandaises » pensa-t-il avec ironie.
 
Soudain, le silence de mort qui régnait jusqu’ici fut brisé par le bruit lointain d’un cheval lancé au galop. Le son sourd et étouffé provenait de derrière le sergent et semblait s’approcher rapidement. « Cette fois mon vieux Bill c’est fini », pensa le soldat. Il s’agissait sûrement d’un brave qui ayant découvert la piste du fugitif avait décidé de traquer sa proie et de ramener sinon sa tête au moins une partie de son cuir chevelu. L’homme continua d’avancer sans se retourner, attendant avec résignation que son poursuivant soit sur lui et lui ôte la vie d’un adroit coup de tomahawk sur le crâne.  
 
Le cheval arriva à sa hauteur, le dépassa même, mais le coup ne vint pas. Le sergent vit le cavalier faire tourner bride à sa monture et revenir vers lui au petit trot. Comme la sueur qui lui coulait dans les yeux l’empêchait de discerner à qui il avait à faire, William O’Connor s’essuya le visage du revers de la manche. Il comprit alors que ce maudit soleil avait fini par griller les derniers vestiges de raison qu’il avait conservés jusqu’alors. Devant lui se tenait le caporal Gibbs. Ce même caporal qu’il avait laissé gisant à Little Big Horn, une flèche plantée dans la gorge et une pointe de lance lui sortant du nombril après être passée par son trou du c… Jonathan Gibbs revêtu de son uniforme d’apparat, impeccable, et droit comme un i sur son beau cheval blanc arborait un visage radieux. Il tendit une main au sergent pour manifestement l’aider à se hisser derrière lui et l’autre ne se fit pas prier. La magnifique monture repartit aussitôt au galop alors que le sergent, perplexe, tentait de déterminer s’il était juste fou ou bien aussi mort que son infortuné subordonné.
 
Il en était là de ses pensées lorsque, au détour d’une dune, surgit une magnifique bâtisse portant l’enseigne : Saloon. Il n’y avait rien d’autre au milieu de cette mer de sable et le sergent O’Connor comprit que c’était leur destination. Jonathan Gibbs sauta au bas de sa monture et attacha celle-ci à une poutre juste en face de l’entrée de l’établissement. Le sergent sauta lestement à son tour et fut agréablement surpris de constater que la douleur et la fatigue l’avaient quitté. « Normal Bill, t’es mort », se dit-il intérieurement avant de suivre le caporal Gibbs à l’intérieur. Il poussa fermement les battants de la porte et s’immobilisa à l’entrée afin que sa vue s’habitue à la pénombre qui régnait dans la salle bondée et bruyante. Ils étaient tous là : Billy Logan et son frère Wyatt, Monty « chaude-pisse », le sergent Walker, Jim « le rouquin » et même le capitaine Grant qui tirait habilement d’un vieil orgue une musique endiablée … Il y avait là tous les gars du 7ème régiment. Certains fumaient et jouaient au cartes, d’autres se défiaient au lancer de fléchettes, d’autres encore faisaient des avances à des filles de joie peu farouches. Tous buvaient, riaient et semblaient heureux.
 
William O’Connor se dirigea vers le bar afin de commander de quoi humecter son gosier desséché. Il ne put s’empêcher d’exploser de rire en voyant qui se tenait derrière le comptoir à astiquer des verres avec un chiffon propre : le général Custer lui-même.
 
-Whisky ! rugit-il avec bonne humeur.
 
Muni de son verre, il se dirigea vers la table autour de laquelle s’étaient réuni le caporal Gibbs et d’autres compagnons. Une partie de poker semblait sur le point de débuter. Il s’installa confortablement et sirota son whisky avec délice en attendant que le caporal ait fini de distribuer les cartes. Le sergent O’Connor eut soudain une pensée attendrissante pour ses parents qui l’avaient élevé dans la foi et l’avaient abreuvé de toutes ces sornettes sur le paradis et l’enfer. S’ils savaient les pauvres vieux !