T'avais tout prévu, Roméo! Tout ce qu'elle aimait était là, dans le panier. Tu avais pensé au vin et à tous ces petits plats qu'elle adore. La nappe à carreaux rouges et blancs, inspirée par tous les films insipides que tu mates. On t'avait pourtant dit que tout ne se passait pas comme dans ces navets à l'eau de rose. Mais tu y croyais.
 
Lorsqu'elle est arrivée à ce rendez-vous, tu l'as trouvée belle et c'est vrai qu'elle l'était. Elle te souriait et te propulsait sur ton petit nuage.
 
Tu l'as conduite dans ton coin favori, en pleine forêt, près de cet étang que toi seul ou presque connaissais. Cette forêt peu fréquentée était particulièrement mal entretenue pour quiconque y entrait mais elle récelait des trésors magnifiques si on dépassait son orée.
 
Elle fut charmée par le site et s'assit à l'endroit que tu lui indiqua. Tu n'avais pas choisi cet endroit par hasard et avais sélectionné celui où les rayons du soleil la rendraient encore plus belle.
 
Tu lui servis de cette délicieuse salade composée dont tu avais le secret. Tu savais qu'elle apprécierait... tout le monde avait toujours apprécié cette salade. Mais tu n'avais pas prévu le "Je suis désolée, je ne peux pas en manger, je suis allergique au maïs".
 
Tu t'es dit que ça n'était pas très grave, tu avais d'autres choses en réserve, le poulet par exemple. Elle n'était quand même pas allergique au poulet, dis? Non, elle adore le poulet, ou plutot elle adooooooooore le poulet, comme elle dit.
 
Elle adore d'ailleurs au point d'en dégoûter les autres pour en avoir plus. Tu as vu à ce moment comment elle mangeait. Tu as eu beau lui présenter des couverts en argent, mademoiselle préférait se servir avec les doigts. Et si encore elle ne mangeait pas la bouche ouverte...
 
C'était quand même un comble. Tu l'avais installée en pleine lumière mais la regarder te coupait l'appétit. Evidemment, tu espérais que tout s'arrangerait et qu'elle remonterait dans ton estime.
 
Tu t'apprêtais à aborder un sujet plus sérieux, celui de votre future liaison. Tu avais envie de l'emmener en week-end dans un Relais & Chateaux en pleine campagne, le petit nid douillet parfait pour un séjour en amoureux. 2 billets offerts à ton anniversaire, c'est ce que tu comptais lui dire pour ne pas paraître trop épris.
 
Tu allais ouvrir la bouche et lui lancer ta grande tirade quand soudain, le téléphone sonna. Le sien évidemment, tu avais pris grand soin d'éteindre le tien. Elle répondit immédiatement en parlant très fort. De ton côté, tu essayais de faire bonne figure, t'intéressant à la texture de la nappe et aux hautes branches de l'arbre à côté de vous.  
 
Lorsqu'enfin elle raccrocha, tout ça sans même s'excuser, tu te dis qu'il était temps de te lancer. Avant qu'elle ne se jette sur une énième tranche de poulet, tu posas ta main sur la sienne, tendrement. Elle ne tenta pas de se libérer et elle soutint même ton regard lorsque tu plongeas tes yeux dans les siens. Son sourire charmeur te désarma et tu mis quelques secondes avant de pouvoir effectivement te lancer.
 
Tous tes arguments étaient bien présentés, dans l'ordre pré-établi par le scénario que tu avais écrit et révisé maintes et maintes fois. Lorsque tu prononças les mots "invitation... week-end... nous deux", elle posa sa deuxième main sur la tienne.
 
"Mais je ne t'ai pas dit? J'ai déjà un copain!" t'asséna-t-elle. Tu eus en un instant le coeur brisé et la cervelle vidée. Que pouvais-tu bien lui dire maintenant pour ne pas passer pour un con? Tu préféras donc te taire. Elle te fit la tirade classique, disant que tu trouverais un jour quelqu'un pour toi. Tu acquiessais bêtement en sentant les larmes monter. Comment allais-tu éviter de pleurer devant elle?
 
Heureusement, très vite et sans remords de t'avoir cassé le moral, elle se jeta à nouveau sur son poulet.
 
Tu détournas les yeux et quelques larmes coulèrent alors que tu te mordais les lèvres.

Nouméa, 5 août:
Nous voici arrivés à l'hotel. Il fait nuit, nous sommes lessivés par ce long voyage en avion. La nuit est vraiment agréable et magnifiquement étoilée. Dès demain, nous embarquons sur le Mepiccio, qui nous mènera en croisière sur les îles paradisiaques de la région. J'ai hâte mais j'ai aussi sommeil. Dodo...
 
A mi-chemin de l'Ile des Pins, 7 août:
La région est magnifique, l'eau est poissonneuse et transparente. Nous avons pu plonger dans certaines zones peu profondes et le spectacle fut à la hauteur des attentes: incroyable. Le capitaine, qui insiste pour que nous l'appelions par son prénom Yannick, est très sympathique, un gars du coin qui connait la zone comme sa poche et aime prendre son temps pour nous faire profiter de toutes les opportunités d'émerveillement qui s'offrent à nous.
Le bâteau n'est pas très grand mais vraiment beau et le capitaine semble l'apprécier. Je retourne me baigner.
 
Dans la baie de Gadji, Ile des Pins, 8 août:
La piscine naturelle que nous avons visitée aujourd'hui est magnifique: peu de monde, sable blanc et fin, eau transparente, c'est le Paradis. Ce soir, durant le repas, Yannick s'est révélé sous un visage plutôt négatif. Nadine, notre voisine de cabine, a eu le malheur de renverser son verre sur son uniforme, ce qui l'a mis dans une rage incroyable. Il l'a invectivée de manière très violente avant de se reprendre et de s'excuser. Je n'y connais pas grand chose en psychologie mais il me semble avoir un souci quand même... Je vais me coucher en prenant soi, cette fois, de fermer notre cabine à clé.
 
Ile des Pins, 9 août:
Nous restons plus longtemps que prévu sur l'Ile des Pins, Yannick affirme qu'une tempête pourrait nous toucher sur notre chemin vers les iles Loyauté, il préfère rester quelques jours ici. Nous en profitons bien, visitons l'île, les habitants sont charmants et le coin vraiment merveilleux.
 
Ile des Pins, 11 août:
La tempête menace toujours mais s'est cette fois décalée vers le sud, nous empêchant même de revenir sur Nouméa. Nous sommes coincés sur l'ile des Pins qui, bien que très belle, est quand même plutôt petite.
Yannick nous a fait une blague de très mauvais goût aujourd'hui à quelques passagers et moi-même. Alors que nous nous balladions sur les côtes du sud, nous vîmes un rocher corallien impressionnant avec une forêt à son sommet. Yannick nous a proposé d'y monter, un escalier de bois était là pour ça. Il nous a alors demandé si nous savions ce que signifiait le mot "tabou". Comme nous nous doutions d'une astuce, nous l'avons laissé enchaîner. Il nous a alors raconté une histoire qui était arrivée il y a quelques années.
Un touriste Australien voulait visiter une zone "tabou" de l'île. Or celles-ci sont scrupuleusement surveillées par les locaux. S'ils sont très gentils, ils n'hésitent pas à défendre ces zones de toute agression, allant jusqu'à tuer. Ce qu'ils auraient fait pour cet homme... Cette histoire était plutôt inquiétante car nous avions tous entendu ces légendes à Nouméa, on nous disait "Vous saluerez les Australiens de notre part là-bas"
Nous lui avons bien sûr demandé comment identifier ces zones. Il nous montra du doigt un arbre à l'entrée du rocher et nous dit en faisant un sourire inquiétant "Il y a un paréo noué sur les branches à l'entrée des zones". Nous n'en voyions pas ici et nous nous sommes regardés, soulagés, lorsque Yannick sortit un morceau de tissu de derrière son dos et nous fit un regard que je n'oublierai jamais. Nous sommes ressortis très vite de la zone et avons évité le capitaine durant une bonne partie de la soirée.
 
Ile des Pins, 12 août:
La tempête s'est annoncée à nos portes, d'une violence jamais vue pour nous.
Yannick nous a cependant dit qu'il comptait reprendre la mer, nous incitant au calme et nous demandant de lui faire confiance. Son but est de retourner sur Nouméa.
Nous sommes donc sur le bâteau, voguant parmi des bourrasques d'une puissance impressionnante. Yannick, à la barre, semble survolté. Nous ne l'avions jamais vu ainsi, il est inquiétant, hystérique face à ce déchaînement des éléments, traitant le ciel de tous les noms et nous intimant l'ordre d'aller dans nos cabines lorsque nous essayons de le raisonner pour qu'il retourne vers l'île.
Avec d'autres passagers, nous décidons de faire quelquechose: il nous faut le maîtriser et ramener à tout prix le bâteau vers la baie. François pense être en mesure de s'occuper du bâteau. Le plus dur reste à faire: maîtriser Yannick et l'enfermer quelque part où il ne risque pas d'être dangereux, pour nous comme pour lui.
La solution a été trouvée: nous l'avons finalement assomé avec une clé anglaise. Je me suis occupé de le frapper, fort mais pas trop, le but étant juste de l'assomer puis de le ligoter.
On m'appelle au poste de pilotage, je dois refermer ce carnet de bord. J'espère pouvoir le rouvrir alors que nous ne sommes même pas sûrs de ramener le bâteau vers la rive...
 
Ile des Pins, 13 août:
Le bâteau est finalement bien rentré jusqu'à l'ile des Pins. Les dégâts sont impressionnants et l'île est pour le moment coupée du reste du monde. Ce n'est pas plus mal. Cela me permettra de faire disparaître les corps de ces traitres qui ont osé remettre en cause mes ordres...
Ah, j'oubliais, ce livret appartient dorénavant à Yannick Stambold, capitaine du Mepiccio.