Chroniques Païennes du Livre d'Armoud - La langue du serpent - chapitre 20.

CHAPITRE 20
O Armoud
Notre espérance
Est dans le nom
Du SOLEIL SECRET
Qui visite
Nos âmes fidèles
J’étend la main
Sur mon épée
Qui dompte les faiblesses
Pour me soumettre
A toi
Donaï
L’inquisiteur Aldaran Népi posa ses grosses mains sur une belle et grande carte détaillée de l’archipel d’Aoz, afin d‘éviter qu’elle ne s’enroule sur elle-même. Finalement, il en cala un coin de sa dague, et fixa l’autre d’un pichet de vin, dont il se servit un verre auparavant. La transcription était une œuvre magistrale, aussi détaillée que précise, avec des couleurs sublimes, trouvée dans la bibliothèque du château de Za, qu’il venait de piller. Les cartographes d’Aureum étaient des ânes incompétents, car le plan qu’on lui avait confié au départ de son expédition différait grandement de celui qu’il avait sous les yeux. Pour leur défense, sans doute, ils étaient privés des mouches d’Aoz, qui permettaient aux hommes du sud de prendre de la hauteur, ce qui expliquait la précision des cartes de leurs territoires. Ainsi, l’archipel d’Aoz formait une sorte de triangle, dont la pointe se tournait plein Nord vers la forêt d’Obyn et le lac aux fées, séparé d’eux par une immense portion de la mer d’Anyg. Il n’avait pas débarqué sur Aoz, comme il le souhaitait, pour présenter au roi Hiram les conditions de sa rédemption, mais un peu plus au sud, sur cette petite île de Za. Cela donnait le temps aux hommes d’Aoz de réagir. Bien que victorieux, l’inquisiteur tirait de son débarquement un bénéfice finalement assez maigre. Aldaran se servit une nouvelle rasade de vin, dont il en renversa un peu au passage, tâchant comme du sang le dessin à l’endroit figuré par l’île de Zoa. Ayant bu lentement, satisfait du produit des vignes de ce pays, il se tourna vers son commandeur, lequel était frère en Armoud, certes, mais qui portait pour l’heure tous les attributs d’un seigneur de la guerre :
– L’humanité ne peut se créer que si on lui ôte le doute et qu’on en chasse les erreurs. L’homme sans Dieu mourra toujours pour des causes impures. Au nom d’Armoud, je m’en vais passer à ce roi d’Aoz l’anneau sacré dans ses narines.
– J‘ai fait comme vous me l‘aviez ordonné, votre Sainteté. Nous n‘avons rien trouvé d‘autre que ce qu‘ils ont mangés.
Persuadé que les nobles de Za avaient avalé leurs bijoux pour les soustraire à sa juste ponction, Aldaran les avait tous fait éventrer pour en fouiller les entrailles :
– Creusez de votre épée sacrée jusqu‘aux racines du mal, frère commandeur, n‘ayez pas de regret si vous servez la cause, car cet or que je cherche est pour le temple d‘Armoud. Priez pour ceux qui vous gouvernent et préparez les drakkars, nous partons pour Aoz car cette belle carte devrait nous y aider.
Au moment où le frère commandeur tournait les talons, tout cliquetant de son armure, l’inquisiteur d’Ophiane l’obligea à se retourner en l’interpellant de sa voix rude :
– Mon frère, ayez soif de perfection, car dans l’infinie mécanique céleste nous formons le projet d’Armoud.
– Donaï, votre Sainteté. Mon âme chante sa Grandeur et mon esprit acclame SOLEIL SECRET ! Donaï.
Les yeux d’Aldaran avaient la couleur d’un orage de mer. Resté seul, il termina le vin qui lui donna l’ivresse, mais comme toute son armée il avait soif de sang. Ce n’était pas pour lui-même qu’il voulait planter sur ces îles l’étendard de son ordre, mais pour la gloire de la vision du SOLEIL SECRET qui dominait le monde comme il le fallait. Sa longue chevelure ramenée en avant, Aldaran rajusta sur son cou le col en peau de loup et caressa sa barbe. Dans les temples de Za, il avait répondu aux supplications des faux-prêtres d’Armoud par des cantiques définitifs, en apportant dans leurs mains jointes la réponse du Saint Office (GSR : Gloire soit rendue ! ). Plus un seul ne respiraient l’air de cet archipel, et les vierges de l’île continuaient de pleurer la mort de leurs parents. Les soldats aguerris de l’inquisiteur bousculaient les assises d’Aoz, pour ébranler les âmes de ces hommes du sud, qu’un vent mauvais avait jusque là épargné de la divine consolation d’un monde purifié. Les Armoudiers bâtissaient un empire, et frappaient des monnaies gravées de leur soleil, tirées de l’or des grandes cités purgées de leurs souillures. SOLEIL SECRET appelait ses élus, pour contraindre les citadelles à en faire les fidèles serviteurs de sa divine conspiration. Ceux qui se disaient prêtres d’Armoud, dans ce pays d’Aoz, n’avaient rien à voir avec la Sainte vision des frères du Saint Office. Aldaran allait tremper dans leur sang leurs grandes toges blanchies à la craie.
En attendant, avant d’être évacuée, Za fut consciencieusement pillée à l’issue d’un raid éclair mené de main de maître. Un énorme trésor destiné à enrichir celui de Terra-Primera fut embarqué sur un seul drakkar, qui repartit vers la presqu’île d’Ildarwan. Le destructeur de Za descendit sur la grève, afin de prendre le commandement de sa flottille, espérant que le vent d’Est le porterait rapidement vers l’île d’Aoz. Il ne prit pas le risque d’emprunter le chemin le plus court, qui passait par l’étroit chenal séparant l’île d’Oa de celle d’Azo, car cela pouvait représenter un étau mortel. L’inquisiteur préféra cingler grand large, pour contourner Oa, où le courant et la force de ses rameurs le conduirait directement dans le port de Zao. Récitant leurs prières pour se donner du courage, les Armoudiers frottaient le cuivre étincelant de leurs boucliers au soleil ardent. Ils se sentaient invincibles. Au-dessus d’eux, quelques mouches capturées aux écuries de Za les survolaient en vrombissant, enfourchées par des frères en Armoud hilares, qui apprenaient, non sans mal, à les monter. De là-haut, ils jetaient dans la mer les longues bannières au dauphin d’argent. Sur l’île de Za, la fulgurance de son attaque déterminée avait balayé rapidement toute résistance, mais Aldaran savait qu’à présent, Hiram allait s’organiser. Encore un peu grisé par le bon vin d‘Aoz, répondant lui aussi de sa voix grave aux oraisons de ses soldats, il laissa les embruns dénouer ses cheveux, en délaçant son casque, qu’un frère servant zélé posa respectueusement dans un coin de sa tente.
Je pense à Toi Armoud
Pendant mon agonie
Tu fermeras mes yeux
Sur la crainte et la joie
SOLEIL SECRET
Tu seras mon linceul
A Toi, je paierai de mon sang
Pour le trésor du temple
Donaï
Répondant en écho à leurs ferventes prières, Armoud les entendit. Quand ils arrivèrent au Nord des côtes d’Oa, filant droit sur Aoz, un épais brouillard se leva sur la mer, et masqua leur approche. Aldaran ouvrit une petite cage d’osier qu’il avait embarquée, et libéra dans le ciel laiteux l’un de ses pigeons messagers. L’animal était censé retourner à tire-d’aile vers Ildarwan, pour prévenir le Grand Inquisiteur Alkanor Sidris que les frères entreraient bientôt dans le palais d’Hiram. Rames relevées, voiles carguées, Aldaran fit mouiller ses drakkars, pour attendre patiemment dans la brume opaque le renfort de la nouvelle armée des Armoudiers, venue du continent.
Les énormes mouches d’Hiram, en route elles aussi vers le large des côtes, furent également surprises par l’épais brouillard. Pourtant, elles avaient décollé auparavant de leurs propres citadelles sous un soleil radieux. Pour ne pas prendre trop d’avance, elles progressaient en larges cercles, au-dessus de l’escadre des bateaux d’Aoz. Ainsi, l’archipel se réveillait avec force de sa douloureuse déconvenue, car prise un instant au dépourvu par l’attaque surprise des Armoudiers, les hommes du sud se concentraient enfin sur leur ennemi. Faisant corps avec sa grosse mouche aux formes trapues, Hiram Odaz glissait dans les nuages, bien campé sur sa large selle, où les perles turquoise et les riches pompons rouges se mariaient aux cheveux blonds et bruns des femmes de son île. Les fines mèches, soulevées par la vitesse, ondulaient comme des flammes autour du roi d’Aoz. Le plastron métallique qui protégeait le thorax de sa bête renvoyait les rayons du soleil, en étoiles fugaces. Tout autour de lui, une escadrille formidable zigzaguait sans faillir, d’un vol bourdonnant. Trompes et pattes repliées, les glorieuses mouches de guerre filaient entre ciel et mer, entraînant derrière elles les interminables bannières de leurs cités. On y voyait brodés l’hippocampe jaune d’Aoz, bien sûr, mais aussi le crabe d’argent de l’île d’Oaz, le lion vert d’Az, le poulpe d’or d’Ao, le poulpe d’argent d’Oa, le dauphin d’or de Zoa, la mouche d’or d’Oza, et même le dauphin d’argent de la malchanceuse Za, ainsi que tous les autres blasons réunis dans la lutte.
Avec un bruit qui tenait du rugissement continu, les diptères battaient le ciel, vibrant de leurs ailes transparentes, en constante recherche de stabilité dans le souffle d’Anyg. De toutes les facettes de leurs yeux globuleux, les masses palpitantes et poilues fixaient l’horizon, vers lequel elles fonçaient rapidement. Certaines couchaient subitement leurs gros abdomens gonflés et trépidants, pour tomber brutalement sur une aile, avant de remonter avec une impressionnante vélocité. Cette manœuvre offrait à leur cavalier respectif de puissantes sensations. D’autres rasaient la mer, portées par un courant d’air capricieux. Au ras des flots, leurs pattes grêles crochaient l’eau brusquement puis, sur un interminable parcours, elles se laissaient glisser en arrachant aux vagues six longs sillons d’écume aux gerbes triomphantes. Pour finir, elles prenaient de la vitesse et s’octroyaient des ascensions rapides, dans le but de retrouver le reste de l’armée volante. Quelques clans isolés faisaient bande à part, çà et là, mais ne déviaient pas de leur cap commun ; ils formaient des grappes isolées par la lubie des mouches, lesquelles mêlaient sans les choisir les soldats de toutes les maisons. Distrait ou mal sanglé, un cavalier appartenant à celle de Zo chuta de son insecte, et tomba brusquement dans l’océan. Le bref cri d’effroi de l’infortuné fut masqué par le bourdon grondant de la formation qui, sans s’arrêter, regarda son corps plonger, pour trouer la mer des dizaines de mètres plus bas, au milieu d’un petit cercle blanc. Brides lâches, sa mouche continua seule, occupée seulement à ne pas heurter ses nombreux congénères.
Hiram penchait le buste au milieu de la multitude de pattes et d’ailes, au centre d’un rugissement continu, un bruit qui ressemblait à celui d’un orage menaçant. Devant lui, la corpulente tête de sa mouche tirait sur son harnais doré, avec planté dessus le toupet de ses crins huileux, que les rafales faisaient ondoyer follement. Comme chacun de ceux qui chevauchaient ces mouches impressionnantes, en plus d’un arc et de son épée, Hiram accrochait à sa selle, au troussequin élevé, une lourde housse armoriée chargée de vingt épieux courts, munis de féroces harpons. Ces cruels et spécifiques angons portaient la mort du ciel avec grande précision. Un instant, le roi d’Aoz vit passer près de lui le fils aîné du seigneur d’Oa, dont le père très malade avait gardé le lit. Si ce jeune noble survivait au combat qui s’annonçait, il deviendrait bientôt le nouveau seigneur de cette île. En admirant la prestance du cavalier parvenu à sa hauteur, Hiram leva la main pour lui lancer un signe amical de sa main gantée. Le guerrier répondit lui aussi, en tirant sur sa bride pour retenir sa mouche, son visage souriant montrait toute la fierté qu’il avait de côtoyer son roi. Les mouches de guerre d’Aoz formaient dans les nuages un essaim fabuleux, prêt à décocher sur leur proie des flèches aux dards cuisants. On voyait une mêlée ordonnée, où les mouches en plein ciel prenaient étrangement des dimensions encore plus imposantes. Quelques mouettes s’affolaient à leur passage, fuyant les monstres prestement, en criant d’une colère dans laquelle perçait la peur de cette armée vrombissante.
L’esprit grisé par cette ambiance furibonde, Hiram laissa ses souvenirs le distraire de sa marche. La dernière guerre d’Aoz remontait à plus de vingt cinq années, et il avait lui-même réprimé la révolte du seigneur d’Ao, qui à l’époque convoitait sa couronne. La plupart des batailles d’Aoz avaient été des guerres civiles, puisque l’archipel se trouvait le plus souvent coupé du continent, à cause des souffles puissants de l‘Uriyaoz. Il fallait bien sûr excepter les tyrannies maudites de Dublin Rakal et de Baltran Ayed. Mais depuis trente cinq ans, Aoz vivait retranchée hors du monde connu. La plupart des jeunes qu’il commandait n’étaient donc pas aguerris. Il espérait que ses vaillants soldats sauraient comment se battre devant ces maudits moines. Une grande majorité des guerriers, qui volaient à ses côtés, n’avaient connus comme entraînement que la fièvre des joutes amicales. Coupant court à ses solitaires réflexions, presque sans prévenir, le ciel s’environna de blanc.
Aussitôt, l’humidité ambiante perla sur les armures, en longs filets brillants. Ne voyant plus la mer, les monteurs de mouches perdirent les drakkars, et comble de malchance, ils s’égayèrent en grand désordre, comme balayés par une main invisible. Les mouches perdues, peinant à se regrouper parce qu’elles volaient sans aucune visibilité, perdirent leur cap si bien maintenu jusque là. Lequel devint un pur jeu de hasard. Longtemps, elles tournèrent dans le vide opaque puis finalement, fatiguées, elles se dispersèrent, ayant atteint les limites de leurs forces. Alors, les hommes comprirent qu’elles reprenaient d’instinct le chemin de leurs écuries respectives, où elles savaient toujours mystérieusement revenir, quoi qu’il arrive. Ne les commandant plus, obligés d’obtempérer à cette habituelle réaction de survie de leurs diptères, désemparés, les officiers de mouches retournèrent chacun dans leurs îles, privés de leur combat. Pendant ce temps, se voyant perdus eux-mêmes dans la gigantesque nuée cotonneuse, comprenant que les mouches venaient de rallier leurs îles avec leur roi, les drakkars d’Aoz se laissèrent longuement dériver vers l’Est, pour attendre le retour du soleil. Ce fut donc sans le vouloir vraiment qu’ils croisèrent les bateaux d’Aldaran.
Dans un silence proche de la mort, les Armoudiers écoutèrent, tendus, les navires adversaires passer près d’eux. Ceux-là ramaient mollement dans l’opacité complète, conscient du danger de naviguer ainsi. Attentifs à limiter les bruits, les marins du Saint Office prêtaient l’oreille, ne sachant exactement quelle distance les séparaient de ceux qu’ils devinaient être leurs ennemis. La seule conclusion qu’ils tirèrent de leurs suppositions fut qu’ils devaient constituer un nombre très important. Soudain, sortant de la brume, les moines-soldats aperçurent les dragons de leurs proues aux formes agressives, qui s‘avançaient vers eux. Sans prendre le temps d’une ultime prière, les frères en Armoud rompirent finalement leur angoissant silence, pour répondre aux coups de l’inévitable attaque. De leur côté, stupéfaits de trouver en face d’eux les envahisseurs de Za, les hommes du Sud se ruèrent immédiatement vers eux. Au milieu des vapeurs qui s’estompaient peu à peu sous le soleil revenu, les bateaux s’affrontèrent. Plusieurs volées de flèches s’abattirent de part et d’autre sur les ponts, pour terrasser les marins les plus exposés. Abandonnant toute prudence, les fils d’Aoz firent force de rames, pour engager un duel naval sans merci. Ils heurtèrent de plein fouet les coques élancées. Mus par une énergie dévastatrice, les sujets d’Hiram prenaient enfin leur revanche pour venger ceux de Za, hurlant le nom de leurs parents, pour lesquels ils estimaient se battre. Autour d’eux, les hautes vagues cognaient les flancs des navires privés provisoirement de toute manœuvre. La mer d’Anyg rugissait autant que les folles armées. Aldaran empêcha l’abordage de son propre vaisseau, décapitant les têtes et les membres, embrochant de son épée sanglante ceux qui passaient à sa portée. Toutefois, la flottille d’Aoz était largement supérieure en nombre, sans compter que la mer constituait leur élément naturel. Le chef des Armoudiers voyait ses drakkars se faire incendier, l’un après l’autre, et ses moines succomber rapidement sous les coups forcenés des habitants d’Aoz. Les mouches prisent à Za, un instant indécises à obéir, tombèrent sur leurs propres maîtres, portant la mort d’en haut. Alors, les Aozides les tuèrent sans hésiter, de quelques flèches bien ajustées. Bousculant les corps déjà raidis, profitant de ce qu’aucun ennemi ne lui barrait la route, Aldaran décida une fuite prudente, car il savait qu’il allait perdre cette bataille. Il se réjouit de l’excellente qualité de ses rameurs, puisque son bateau se dégagea peu à peu de la mêlée. D’âpres combats se livraient autour de lui, il voyait la mer rougir et se charger de cadavres des deux camps. Les navires affolés brisaient leurs propres rames sur les coques ventrues, au milieu des fumées soulevées par les flèches incendiaires. Atrocement touchés, certains blessés hurlaient, avant de mourir, des clameurs déchirantes que la mer emportait. Alors que le drakkar d’Aldaran glissait rapidement plein Ouest vers la côte, en se mettant hors de portée, le reste de la flottille en entier s’offrit suffisamment aux coups pour retarder l’adversaire. Malgré leur incontestable courage au combat, pas un seul Armoudier qui se battait toujours ne survécu à la poigne homicide des hommes du Sud. Porté quand à lui par une chance inouïe, Aldaran réussit à se dégager, pour s’enfuir du piège qui massacrait le reste de ses moines. Préférant aborder la côte, sur laquelle il se sentait nettement plus à l’aise, il échoua son navire encore fumant, au bord de la célèbre et grande dune d’Aoz. A ses côtés, soufflaient comme des forges une centaine de frères en Armoud exténués. A cet endroit précis, une imposante particularité géologique d’une hauteur de près de six cent mètres s’élevait devant eux, sous la forme d’une ahurissante dune sableuse de trois kilomètres de long. Née de l’action du vent et des marées, l’énorme masse minérale et mouvante recouvrait sous elle une partie d’une vaste forêt vierge d’homme, qui développait sa couverture végétale vers l’infini de l‘horizon visible. La colline de sable croulait sur la mer ses pentes d’un désert jaunâtre, lequel montait d’une inclination régulière, pour chuter abruptement du côté de la forêt comme un formidable rempart naturel. Sans plus attendre, fascinés malgré leur fatigue par le spectacle grandiose, les moines du Saint Office commencèrent à grimper lentement cet ensablement inhumain.
Parvenu au sommet de la dune, Aldaran s'écroula dans le sol mou, tant ces dernières heures avaient épuisé ses ressources physiques, pourtant considérables. La vision qui s'offrait à ses yeux plantait un panorama grandiose sur la mer d'Anyg, à présent domptée et complètement dégagée de ses miasmes brumeux. Vers la droite, une petite tache sombre barrait un coin de l'horizon, signalant les côtes de l'île d'Oa. Droit devant lui, l'océan très calme étalait son étendue d'un bleu profond, virant au vert clair en approchant de la dune. Léchant la longue plage qui en formait la base, quelques vagues peignaient sporadiquement de fugaces ourlets blancs. Un des hommes pointa du doigt quelques anomalies, sortant de la ligne de partage entre ciel et mer. Tous accueillirent avec plaisir l'arrivée de cette flotte imposante, munie de larges voiles gonflées, car ils savaient que les drakkars qui approchaient étaient ceux d'Auréum. Venant par l'ouest, un énorme vol de mouches se dirigeait vers elle, trop éloigné pour apercevoir les moines allongés sur le tertre. De longues colonnes de fumées posées sur la mer indiquaient toujours l'endroit de leur récente défaite. Du haut de leur promontoire sableux, ils virent les bateaux d'Aoz quitter ce dernier champ de bataille, pour filer résolument vers les nouveaux intrus. Loin devant ces spectateurs privilégiés, se déroula finalement le deuxième volet de la bataille d'Anyg. Cette fois, Aoz avait ses mouches de guerre, et ces animaux ventrus marquaient pour l'archipel une indéniable différence. Méconnaissant ces insectes géants, Aldaran se disait qu'il en avait certainement sous-estimé leur atout guerrier, alors qu'il n'y voyait auparavant qu'un simple moyen de transport. La distance qui le séparait de ce nouveau combat était considérable, malgré cela l'inquisiteur placé sur les hauteurs n'en rata pas une miette.
Il devait deviner plutôt qu'il la voyait la tragédie qui se tramait. Les forces en présence s'équilibraient sans doute, mais les mouches d'Hiram lui donnait probablement l'avantage sur les frères en Armoud, en projetant sur les bateaux visés des bombes incendiaires coulantes de poix enflammée. Effectivement, un gros panache de fumée noire vint s'ajouter dans les nuées, à celui qui s'échappait de la débâcle d'Aldaran. L’immense nuage se forma peu à peu dans l'azur, semblable à la trace d'une tornade d'été, comme le présage funeste scellant la désastreuse défaite du Saint Office sur ces îles maudites. Aux côtés de leur inquisiteur, les Armoudiers rescapés se trouvaient beaucoup trop éloignés de cette guerre en cours pour en percevoir le tumulte, mais ils sentaient aux tréfonds de leur chair de soldats, l'impact de la terrifiante boucherie déployée devant eux. Bourdonnante, une mouche isolée passa très haut, avec la chance pour les moines-soldats que son cavalier rejoignant les combats ne les aperçut pas, bien qu'il ait peut-être vu le drakkar abandonné au pied de la dune. Toutefois, ce survol dangereux les mit aussitôt en alerte, c'est pourquoi ils laissèrent un guetteur s'enterrer dans le sable, afin de rendre compte du lointain carnage. Puis ils dévalèrent à toute jambes l’interminable pente, pour se mettre à couvert dans la vaste forêt que la dune avalait. Lorsque la sentinelle descendit à son tour, chutant à son arrivée dans une gerbe de sable, tout était terminé. L'homme raconta qu'il avait vu se regrouper les drakkars d'Aoz, pour ensuite revenir, leur nombre à peine entamé, probablement vers le port de Zao. Les hommes du Sud avaient lâché sur Anyg de longs chants triomphants, ce qui ne pouvait laisser aucun doute sur l'issue de la bataille. La mer gardait en souvenir la trace d'un enfer enflammé, qu'elle saurait finalement noyer dans la soirée. D'après les dires du frère, les mouches avaient survolé longuement les drakkars foudroyés, comme si elles voulaient être bien certaines de leur écrasante victoire. Serrant du poing le pommeau de son épée, Aldaran s'épongea le front, lequel cuisait sous son casque brûlant, puisque le soleil tapait maintenant très fort. Il écroula son gros corps près d'un pin, ensuite il fixa un à un ses hommes sans paraître les voir. De l'autre côté de la dune, dans les restes de son bateau calciné, la belle carte de l'Archipel roulée dans son étui de bambou achevait lentement de se consumer.
Message édité par talbazar le 01-05-2012 à 19:14:29