Hop, un petit teaser écrit hier pour la suite des Talons Hauts
Deborah m’avait dit que c’était une mauvaise idée. Elle me l’avait seriné sur tous les tons, d’abord amusée, ensuite boudeuse, finalement en colère. Ca ne marcherait jamais, et puis de toute façon quel intérêt, et j’allais me mettre de nouveau dans une situation impossible, et cette fois-ci personne ne se mouillerait pour me sortir de là.
J’avais dûment noté ses arguments, mais j’en possédais un mieux : dans les séries américaines, ça marchait.
- Mais tu sais que ta vie n’est pas une série télé, Fitz !
- Détrompe-toi. Parfois, j’ai même l’impression d’entendre les rires enregistrés.
Elle se passa la main sur le visage avec un soupir, réajusta une mèche blonde rebelle. Depuis son dernier passage chez le coiffeur, elle avait décidé de se friser les cheveux, et le résultat n’était pas vraiment heureux. De toute manière, j’avais décidé de ne plus chercher à comprendre les tentatives capillaires de mes contemporaines. Celles qui avaient les cheveux raides cherchaient à tout prix à les boucler, celles qui ondulaient naturellement tentaient de les raidir. Pourquoi aller contre la nature ? Est-ce que je tentais de jouer un rôle de composition, moi ? Non ? Bon.
Nous nous trouvions dans mon petit studio des Champs Elysées, rue François 1er plus précisément, en plein milieu du Triangle d’Or. Juin arrivait péniblement aux portes de Paris après plusieurs mois de fraîcheur, et le soleil semblait décider de rattraper le temps perdu. Ma mansarde sous les toits ne possédait pas encore la clim ; je sentais le coton de mon T-shirt Guess qui collait à ma peau moite.
- Ca va te coûter, Fitz.
- Ca me coûte toujours. Je sais que rien n’est gratuit en ce bas-monde.
- A force de me faire des prix sur ta coke, tu vas finir ruiné. Tu le sais, ça ?
Je haussai les épaules.
- On verra bien. En attendant, ça veut dire que tu vas le faire ?
Elle me regarda. Elle grimaça. Elle replaça sa mèche pour la troisième fois. Elle se gratta le nez. Elle soupira.
- Tu sais que t’es chiant, Fitz, parfois.
- Allez, ce n’est qu’un repas ! Deux petites heures à passer, rien de plus ! Tu souris, tu hoches la tête, tu dis qu’être prof est le plus beau métier du monde, et tu me fais un bisou sur la joue.
- Moi, je te dis que ça ne marchera jamais.
Depuis mon histoire avec Jessica, il y avait – oh là, tout ça –, je n’avais pas eu de relation suffisamment stable pour pouvoir présenter qui que ce soit à mes parents. La plupart de mes aventures duraient une nuit, parfois deux ; dans le meilleur des cas, elles continuaient en pointillés sur plusieurs années, une fois par semaine, une fois par mois. Ma dernière relation un peu sérieuse, ç’avait été avec Julie, et mes souvenirs restaient mitigés à ce sujet. Rien que d’y penser, je tendis la main pour aller caresser du doigt la cicatrice qui me mangeait le visage. Le médecin avait fait ce qu’il avait pu, mais je garderais à vie cette zébrure rageuse sur la joue droite. Moussah prétendait que ça me donnait du caractère – mais Moussah aimait aussi le look de M Pokora, je prenais donc ses commentaires avec un peu de recul.
Cinq ans sans jamais leur avoir présenté personne, pas étonnant que mes parents s’inquiètent. Ils ne connaissaient pas mes activités ni mon passé, ils m’imaginaient comme un bon garçon bien rangé, mais ça ne changeait pas leurs doutes à mon égard. Dimanche dernier, lors de la Sainte Cérémonie du Poulet en Sauce, ma mère avait abordé le sujet en me regardant droit dans les yeux.
- Tu sais, John-Fi, si tu es homosexuel, tu peux nous le dire.
J’avais manqué en avaler mon blanc de travers.
- Ton père et moi, on en a discuté, et ça ne nous dérangerait pas du tout. On est ouvert, malgré les apparences. Alors bien sûr, ça serait un peu dommage pour nos petits-enfants mais tu sais, l’important pour nous, c’est que tu sois heureux !
J’avais mis quelques secondes à reprendre mon aplomb.
- Mais enfin, m’man, qu’est-ce qui te fait croire ça ?
- Eh bien, je ne sais pas, rien que la manière dont tu es habillé, par exemple. Je sais qu’on ne doit pas juger les gens sur leur apparence, mais ce T-shirt moulant avec des fleurs, et des espèces de petites gemmes, là, ça fait un peu féminin, tu ne crois pas ?
A partir de là, la conversation s’était enlisée.
J’avais donc deux possibilités : lui expliquer patiemment que la mode avait évolué et que deux couturiers italiens avaient créé un empire autour de leurs noms, Dolce & Gabbana. Mais ça aurait aussi nécessité de défendre la coupe de mon pantalon, ou le léger fond de teint – rien de bien méchant – que je m’appliquais pour dissimuler les ravages de la fatigue. Sans même parler de m’épuiser à expliquer que j’avais plein d’amis homosexuels, et que je pouvais apprécier leurs conseils vestimentaires sans souhaiter pour autant sauter le pas.
Hum.
Ou alors, je niais tout en bloc, et je leur présentais ma nouvelle copine pour qu’ils soient rassurés une fois pour toute sur mon orientation sexuelle et puissent continuer de regarder les Z’amours en paix pendant le repas de midi.
- Je ne vois toujours pas pourquoi c’est moi qui devrais jouer ce rôle. Ton portable est saturé de numéros de filles. Ne me dis pas qu’il n’y en a pas une dans le lot qui pourrait faire illusion ? Je suis sûre que certaines seraient même ravies de te revoir.
- C’est bien ce qui m’inquiète. Comment je m’en débarrasse, après ?
- J’adore ta modestie.
Je me levai d’un pas lourd pour aller brancher le ventilateur. C’était un petit appareil d’appoint plus bruyant qu’efficace, mais je n’avais rien d’autre. Si je ne faisais rien par cette chaleur, j’allais finir par mourir. Le bruit des pales déchira bientôt le silence, et je me laissai de nouveau glisser sur le sol, amorphe.
- Non, Deb, il faut vraiment que ce soit toi. On se voit à peu près régulièrement, donc ça veut dire que je pourrais te redemander la même chose dans six mois ou dans un an s’il le faut. Je sais que tu ne te barreras pas du jour au lendemain, que tu ne quitteras pas le pays…
- Ah ouais ? Tu me crois si casanière que ça ?
Je pris un ton raisonnable.
- Deb. Tu es prof. Bien sûr que tu es casanière. C’est une qualité, tu sais, je déteste les gens qui ont la bougeotte.
Elle se mordillait la lèvre ; enfin, elle était prête à céder.
- Donc on va chez tes parents, on joue les amoureux neuneus, je leur confirme que tu es monté comme un taureau, et c’est tout ?
- A peu près. Sauf que ma mère m’a vu à poil quand j’étais môme, donc n’exagère pas avec le taureau, ça pourrait leur donner des soupçons.
- Paraît que ça pousse à l’adolescence.
- Ouais. Il paraît…
J’ouvris une nouvelle bouteille d’eau que je tendis galamment à Déborah. Je n’avais pas pris la peine de sortir de verres et elle but directement au goulot. Je la regardai ainsi échevelée, les cheveux trempés par la transpiration. C’était quand même une très jolie fille. Mes parents seraient ravis.
- On les voit quand, alors ? Demain ?
- Ouais. Dimanche midi, comme toutes les semaines depuis des années. C’est un peu un rituel.
- Je sais pas comment tu tiens le coup. Généralement, tu nous quittes vers les dix heures du mat, ça veut dire que tu les vois à chaque fois après une nuit blanche, avec trois grammes d’alcool sous chaque paupière. Ils ne se rendent jamais compte de rien ?
- Mes parents sont des gens adorables.
- Tu as bien raison de leur mentir, alors.
Elle sourit, rajusta la bretelle de son top, s’empara de sa pochette sur le sol.
- Faut que je file, gratter quelques heures de sommeil cet après-midi. Tu nous rejoins ce soir ? Paraît que Moussah veut nous présenter sa nouvelle copine. Comme quoi c’est à la mode, en ce moment.
- Tu sais, moi et les modes… Alors comme ça Moussah a rencontré quelqu’un ?
- Ouais, la dernière fois qu’il faisait le videur au Black Calvados. Une métisse, je crois. Il a l’air à fond, en tout cas. Ca fait une semaine et il se sent déjà amoureux. Limite s’il ne chantait pas au téléphone. Tu vas voir qu’il va nous faire quelques pas de danse ce soir.
Une vision d’horreur vint hanter mes paupières déjà collées par la transpiration. Cela dit, Moussah était tout aussi sauvage et solitaire que moi. S’il commençait à s’attacher au bout de quelques jours, la fille devait en valoir la peine.
- Va pour ce soir, je suis curieux de voir celle qui a réussi à l’apprivoiser.
- Tu ne te moqueras pas, hein ?
Je ricanai.
- Il ne se gêne pas, lui. Pourquoi est-ce que je devrais l’épargner ?
- Parce qu’il trouve plus rarement que toi.
Ma modestie dusse-t-elle en souffrir, je devais admettre que c’était vrai. De nous deux, Moussah était sûrement le plus beau, mais il s’y prenait toujours comme un manche. Je signifiai mon accord d’un geste de la main.
- Il fait trop chaud pour se foutre de la gueule des gens, de toute façon. Sérieux, on s’est tapé un printemps pourri, et maintenant on cuit dans notre jus. Ya plus d’saisons, ma bonne dame.
Tel un gentleman, j’attendis qu’elle prît congé avant de me laisser retomber sur mon futon. La pièce n’était toujours pas plus meublée qu’avant. J’aurais bien fait un petit tour chez Ikea mais je devais surveiller mes rentrées d’argent. Ce n’était pas parce que Jessica ne m’avait pas coffré pour mon trafic que j’avais les coudées franches pour autant. Je me montrais exagérément précautionneux, et ça jouait forcément sur mes finances.
Pour la centième fois depuis ces derniers mois, je me demandai ce que je foutais à vivre ainsi en marge de la société, à brûler la vie par les deux bouts. Je ne mettais pas d’argent de côté, je ne cotisais ni à la retraite, ni à l’Urssaf, je ne parvenais pas à trouver une relation stable… qu’est-ce qui m’empêchait de laisser tomber toutes ces conneries et de trouver un job, même mal payé ? Un truc qui collerait à mes compétences, genre vendre des fringues pour filles anorexiques dans un magasin huppé.
Au moins ma vie avait-elle repris son cours après toutes ces histoires de serial killer. Ca n’était pas pour moi, les traques, les enquêtes, la surveillance et toutes ces conneries dangereuses dans lesquelles on risquait de se faire planter.
En fermant les yeux, cherchant le sommeil à travers le brouhaha du ventilateur, je me promis que je ne me laisserais plus entraîner dans la moindre histoire sordide. Désormais, le moment le plus dangereux de ma vie serait la présentation de Déborah à mes parents.
C’est vrai, quoi. Le destin n’allait quand même pas s’acharner deux fois sur la même personne.
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