Désolé pour les amateurs du genre, ce n'est pas de la fantasy
Sadoc? Vous avez dit « Sadoc » ?
Oui ! Ma parole, je sais que c'est un nom bizarre ! Mais qu'est-ce que je peux y faire ? Et pourquoi m'énerver contre vous, ma prof d'anglais, alors que vous êtes la seule dans toute cette connerie d'établissement qui prononcez mon nom cinq fois par semaine. Ouais, exact, c'est ça être Yann Sadoc. Des fois les gens vous parlent presque de persécutions, moi je vous parle juste d'indifférence. Être Yann Sadoc, c'est ce réveiller chaque matin sans motivation, sans une étincelle, quedal, rien, nada mes frères : lorsque j'entre dans ma classe, j'adresse un chaleureux « Salut! » à tout mes petits camarades. Pas de réponse... (qu'ils aillent crever !). Mon enthousiasme ponctuel chute comme une pierre tombe lorsqu'on l'a lancée à la verticale. C'est ça être Yann Sadoc. C'est travailler votre philosophie, étudier les textes de Platon, se noyer dans un océan de notions auquel vous ne comprenez rien tandis qu'une fille ou deux, maquillées au fond de teint comme si leur visage étaient des tartines de Nutella, se sont assises sur votre table, votre espace vital, la raie de leurs fesses entrant presque en contact avec l'arête de votre nez ; si vous avez de la chance, au bout de dix minutes, l'une des deux greluches dira à l'autre « Eh mais va-t'en de cette table, tu l'empêche de travailler le pauvre. » Merci machine. Seuls les professeurs prononcent mon nom, pour les autres, je ne suis que le deuxième garçon d'une classe de terminale L. Sans nom. Comme un fichier de microsoft word : comme si ma mère avait répondu « Il s'appel Sansnom.doc », à ma naissance, lorsque l'infirmière de garde lui a demandé comment s'appellerait ce « bout d'homme ».
Les psychologues qui passent à la télé aiment à dire que les enfants qui se sentent rejetés se forgent une carapace, ou se renferment sur eux-même. Si vous voulez, messieurs les spécialistes. Très bon diagnostic docteur, maintenant puis-je vous faire part de ma vision des choses? Je n'ai pas de carapace, je ne me renferme pas (dommage hein?), je suis moi, Yann Sadoc, et à force de n'être... pas grand chose aux yeux des autres, je me suis résigné, j'ai divisé Yann en deux personnes: l'une sort des plaisanteries d'une nullité monstre à ses amis, profite de la vie et s'alcoolise de temps en temps ; l'autre ne dit jamais un mot, si ce n'est « salut » et « au revoir », va s'asseoir à sa place, les muscles crispés, la sueur au front, les mains moites, et se tient raide, l'air d'un mec avec une cuillère enfoncée dans le cul, ou un piquet bien droit à la place de la colonne vertébrale. Voilà Yann. Personnellement, je préfère la première personne.
Un jour, comme cela arrivait quotidiennement, un mec est venu dans notre classe. Grand, gras, le visage bouffi par l'acné (c'est fou ce qu'on est observateur quand on ne branle rien, pas vrai ? ).
Il y a combien de mecs dans vot' classe? A-t-il demandé.
Deux, a répondu Amélie, une élève, mais il y en a un à qui je ne parle jamais.
Merci Amélie. Mes yeux sont restés secs, je n'ai pas eu de réaction. Bien que cela fasse toujours quelque chose, une émotion particulière – parfois le vide, la tristesse, souvent une simple envie de me ruer sur la personne plantée face à moi et de la frapper à mort, en l'obligeant à me faire exister – j'ai pris l'habitude depuis sept ans : je disparais de la mémoire des gens depuis l'école primaire. C'est ça même, disparaître. Tout ce qui a rapport à moi me paraît robotique. Les ordinateurs ont de la mémoire vive, une mémoire qui s'efface chaque fois que la machine redémarre : c'est exactement cette sensation. L'impression que les gens qui remarquent ma présence s'éteignent au bout d'une dizaine de secondes, et oublient que je suis là. Mon entourage non-familial n'est composé que d'ordinateurs, sortes de cyborgs organiques bourrés de puces électroniques. Du coup, une journée typique se déroule de cette manière:
Salut ! Dis-je.
(Windows est en cours de démarrage – Windows détecte le fichier Sansnom.doc)
Salut.
Ça va bien?
Ouais.
(Windows a détecté une erreur système – fichier Sansnom.doc Sadoc non détecté)
Robotique, froid, distant. Un autre jour comme il s'en passe des dizaines, une autre fille de ma classe -elle s'appelle Tara – était convoquée chez le directeur du lycée, M. Harrigace.
Dites (elle s'adressait au reste de la classe pendant une pause), j'ai pas envie d'aller voir M. Harrigace toute seule: quelqu'un veut venir avec moi?
Oui, ai-je répondu.
J'ai suivit sa trace dans le couloir, puis dans l'escalier, toujours sans mot dire. Un instant et elle se retourne, comme si elle avait entendu des bruits de pas derrière elle (ce qui était bien évidemment le cas puisque je l'accompagnais), reste fixée sur moi deux secondes, et me lance:
Mais qu'est-ce que tu fou là?
(Windows en cours de démarrage – détection du fichier Sansnom.doc Sadoc)
Bah je viens avec toi chez Harrigace...
Elle ne semblait pas comprendre ce que je lui disais, aussi lui ai-je remémoré ce fameux moment de sa vie -il y a quelques minutes – où elle avait demandé une escorte pour se rendre chez le dirlo.
T'as demandé a quelqu'un...
Oui a « quelqu'un », dit-elle en surarticulant, comme pour donner un autre sens à ce mot, mais pas à toi.
J'ai dû la regarder avec un air étrange (en fait j'ai du m'éteindre), l'observer avec une insistance malsaine, je ne sais pas...
Et puis arrête de me reluquer comme ça ! a-t-elle continué d'un voix dédaigneuse. Tu m'intéresse pas.
(Erreur système – Windows a détecté un virus – virus=fichier Sansnom.doc Sadoc)
Je n'ai pas su quoi répondre. Je ne sais plus comment continuer.
Entre Yann. Installe toi.
La voix du psychologue recommandé par mes parents me parvenait toujours de la même manière : lointaine. Je me trompais certainement, mais je le voyais toujours comme un pauvre type, limite pédale, qui croyait connaître à fond la psychologie humaine alors que tout ce qu'il savait venait de bouquins. Une pauvre pédale encore plus pitoyable et pathétique que moi, qui s'exprimait toujours d'une voix atrocement mielleuse dont le seul et unique message semblait être : « tu peux tout me dire, je veux que nous soyons ami ». Je ne supportais pas son cabinet: c'était une pièce froide (bien que le radiateur fût constamment allumé) illuminée faiblement, dont les deux lampes de chevet , les seules sources de lumière, diffusaient deux petites flaques de lumière jaune. Il était meublé d'un fauteuil de velours et d'un canapé une place « design-psy », où j'imaginais parfois en esprit les autres patients, docilement allongés, le regard fuyant vers le plafond, entrain de raconter comment ce souvenir d'eux jouant avec un cerf-volant sur une plage leur procurait une intense envie de suicide. A ce propos, la première fois que je me suis introduit dans l'entre de la bête -ou plutôt du psy – j'ai demandé, ironique comme c'est pas permis, s'il fallait que m'assoie ou que je m'allonge ; il m'a répondu, de son exaspérante voix mielleuse à souhait, que je devais m'installer à l'endroit où je me sentirais le plus à l'aise. Lors de cette première séance, j'ai essayé le canapé design-psy, mon regard s'est posé sur les multiples craquelures du plafond, j'y ai remarqué une légère fuite d'eau, et j'ai changé d'avis pour le fauteuil. Je méprisais ce connard tout comme son foutu cabinet glacial ; le cabinet était si froid que je voyais des stalactites pointer en dessous de son menton – lui était si chaleureux qu'au départ, je l'ai pris pour un homosexuel.
Fais-tu encore des rêves « morbides »?
Sans attendre ma réponse, il se mit à griffonner une ligne de hiéroglyphes de traviole.
Bah, je rêve toujours de cette scène avec Tara où elle m'envoie balader. Ensuite je suis chez moi, mon petit frère me demande de venir jouer avec lui dans les bois, je refuse d'abord, et puis je cède. Ensuite, nous arrivons à la source près d'une rangée d'arbres morts, et il décrète qu'il va construire une cabane.
Hum hum... Fit-il en ajoutant une ligne illisible sur la feuille blanche. Et ensuite?
Ensuite il creuse à toute vitesse des trous pour les fondations. D'un coup il s'arrête. Il sourit comme un psychopathe et me tend quatre grenade couvertes de terre en demandant ce que c'est...
As-une idée de ce que représentent pour toi ces grenades ? Est-ce que tu as des envies de violence ?
(Bien sûr que j'en ai, espèce d'abruti de fouille-merde)
Oui, acquiesçai-je en hochant la tête. De tout façon, mon rêve se termine toujours pareil.
Raconte moi encore la fin.
Je...(prends ton mal en patiente, Sadoc, raconte lui la fin de ton foutu rêve pour la énième fois !)
Je connaissais par coeur la fin de ce rêve, s'en était presque devenu une comptine malsaine pour dépressifs. Je cédai et lui contai une fois encore comment je décidai de conserver les grenades chez moi. Ma langue déliée évoqua une fois de plus cette impression désagréable à cause de laquelle je croyais entendre mon nom dans toutes les conversations : le Yann de ce rêve était-il parano ? Je lui racontai comment ce Yann avait pété les plombs, comment il s'était ramené en classe, comment il avait attendu la pause puis la reprise des cours en caressant fébrilement du bout de ses doigts les quatres demoiselles explosives encore goupillées au fond de son sac. Vas-y Yann, me disais-je en mon fort intérieur, raconte lui le moment où tu t'es caché sous la table et où tu t'es tu frappé trois fois le nez, bien brutal, histoire de saigner un peu. Me servant de ce prétexte pour demander à quitter la classe, je me dirigeai vers les toilettes après avoir dégoupillé deux grenades que j'envoyai rouler sous les pupitres. Dans mon rêve, les grenades explosent dans un fracas muet, ce bruit sourd immédiatement suivi des cris hystériques des filles de la classe. Alors que je reviens dans la salle de cours, je constate qu'il manque à Tara un bout de mâchoire et deux doigts. Les filles veulent s'échapper, mais il y en a un bon paquet qui dérapent dans la flaque de sang. Elles ont toutes le visage grêlé de sang.
Le Yann imaginaire intercepte Tara avant qu'elle ne quitte la classe et enfonce de toutes ses forces la troisième grenade dans sa bouche. La tête de Tara explose, il projette des bouts de cerveau gris-rouges sur la porte, et les débris d'os de son crâne. C'est ici que le Yann parano s'efface et que je reviens, mon « moi » propre. Mon regard se promène avec regrets sur la dépouille de ma victime. Trop de remords, et l'horreur de mon geste fait battre mes tempes, si bien que je fourre la dernière grenade dans ma bouche et la pousse jusque dans ma gorge.
Je dégueule et dégoupille.
Dégobiller, dégoupiller... Pas de grenade à ma disposition, juste ma cervelle pour trouver une échappatoire. Je bouffe un Big Mac, les hamburgers, la nourriture, c'est un remède temporaire, ça permet de se redonner un peu d'espoir. L'espoir, c'est rare qu'il me tienne... Une fois le sandwich avalé, il ne me reste plus rien, juste moi et ma perpétuelle envie d'en finir. Le problème est toujours venu de moi, jamais des autres, "en finir", c'est le seul moyen. Je crois que c'est pour ça qu'il est 22h21, que j'ai suivis la voix ferrée depuis la gare jusqu'à un endroit du chemin de fer où théoriquement, le train aura atteint sa vitesse de croisière. Je respire bruyamment. Mon thorax me fait souffrir, je sens une plaque nerveuse qui s'entremêle sur mes côtes. Je veux en finir. 22h22. Le train doit partir de la gare à 22h25, il sera la d'ici une dizaine de minutes. 22h23. La nuit est fraîche, trop fraîche pour être agréable. Le ciel est étoilé, et qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Alors je décèle comme une petite vibration des les railles ; très légère vibration : le train arrive. Je veux en finir, oui, mais mon corps s'angoisse ; la plaque nerveuse s'envenime, j'ai mal, ma respiration se saccade, sueurs. Normal, relaxe Yann, c'est bientôt finit.
Les vibrations s'accentuent, s'intensifient, les rails tremblent carrément. Soudain je l'aperçois, il n'est plus très loin, mais pas encore très près : allez viens me dérouiller, connerie de machine ! Le TGV va vite, il fonce en fait, les rails tremblent, je tremble, mes muscles se contractent par intermittence, comme une alarme physique, tout en moi se tend. Le train arrive ! Il va être à ma hauteur ! Il paraît gigantesque maintenant ! Un putain de monstre de métal qui ne se soucie pas des gamins qui traînent sur la voix ferrée! Alarme... Panique, oh putain !!! Dans mon agitation bloquée, chacun de mes orifices coulent : je pleure, je morve, je me pisse dessus. Ça me vient comme ça, soudainement, l'espoir réactive la machine qui me sert de corps. Je retrouve tout : mes sensations, la joie, beaucoup de trouille, mes réflexes... Je ne veux pas crever merde !!!
Le train passe devant mon nez, tandis que dans un geste imprévu et indépendant de ma volonté, je bondis sur ma gauche, tombe et m'étale sur les rails d'à côté. Je sue, je pue l'urine, mais je vis: c'est ça l'espoir ! je me relève mécaniquement, le corps agité de spasmes : il a fallu que je tente le suicide pour comprendre combien j'aime vivre ! Oh la vache c'est tr-
(Windows diagnostic - fichier Sansnom.doc Sadoc définitivement supprimé du système)
On appel ça l'ironie du sort, les roues enragées du train qui raclent sur leurs rails les restes de Yann Sadoc, en filant, indifférentes, le long du chemin de fer. Ce soir à 22h30, ce n'était pas un, mais deux TGV qui suivaient le même itinéraire, au même horaire. Mais dans le sens inverse.