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Une critique acerbe du lobbying dans la capitale de l'Europe
......Le texte qui suit est écrit, en juin 2005, avec un ton très marqué à gauche. Nous sommes d'accord, nous partageons la même sensibilité que l'auteur de ce texte dont nous vous présentons quelques extraits significatifs, certaines phrases ayant été allégées et un choix ayant été fait dans les nombreux exemples cités. [les intertitres sont de notre composition]. La totalité du texte est visible sur le site du "grand soir info" à la page legrandsoir.info
Une demande de transparence
Slim Kallas, le commissaire européen chargé des affaires administratives, d’audit et de la lutte antifraude, a annoncé en mars [2005 ?] qu’il préparait une initiative européenne de transparence. Ceci nécessiterait entre autres que les lobbyistes professionnels révèlent les intérêts qu’ils représentent et leurs sources de financement.
Rien de sensationnel à cela, direz-vous. Après tout, la presse regorge d’appels à la transparence et à la responsabilité à l’adresse du secteur public «bureaucratique» et «inefficace».
Dans un discours prononcé devant une école de management, Kallas fit savoir qu’il existait quelque 15 000 professionnels du lobbying à Bruxelles et environ 2 600 groupes d’intérêt qui y disposent de bureaux permanents. Il estima que les activités de lobbying généraient entre 60 et 90 millions d’euros de revenus annuels pour les lobbyistes. Comme il n’existe ni directive ni tenue de registre obligatoire, personne ne le sait vraiment.
Il en est de même pour les organisations non gouvernementales (ONG) dont beaucoup dépendent de fonds publics et qui fournissent peu d’information sur les intérêts qu’elles représentent. Kallas admit que la Commission européenne transférait «pour la bonne cause» plus de 2 milliards d’euros aux soi-disant pays en voie de développement par le biais des ONG dont elle ne sait pas grand-chose. Comme le remarquait Kallas, l’on peut lire sur les sites web de certaines ONG bénéficiant de fonds communautaires que leur tâche principale réside dans le «travail de lobby dans les couloirs de la Commission». «Ou autrement dit, la commission finance des lobbies pour que des lobbyistes professionnels exercent des pressions sur elle.»
L'analyse de l'Observatoire européen des entreprises (CEO)
L’Observatoire européen des entreprises (CEO), un groupe de recherche et de campagne sis à Amsterdam, a rédigé un guide fascinant sur le monde du lobby industriel du Quartier Léopold, les quatre kilomètres carré représentant le quartier de l’UE à Bruxelles, appelé Le quartier européen de Bruxelles. C’est un monde qui reste littéralement inconnu du grand public.
Avec plus d’un millier de groupes de pression auxquels s’ajoutent des centaines de services des relations publiques et de services financiers, des cabinets d’avocats d’affaires offrant leurs services de lobby, des dizaines de «think tanks» (groupe de réflexion) financés par les entreprises ainsi que des centaines de bureaux «d’affaires communautaires», Bruxelles fait concurrence à Washington pour le titre de capitale mondiale du lobbying.
Selon le CEO, soixante-dix pour cent des 15 000 lobbyistes professionnels représentent la grande industrie. Chaque industrie ou secteur imaginable bénéficie d’un groupe de pression. Vingt pour cent représentent des ONG, ce qui comprend aussi les syndicaux, les groupes d’organisation de santé publique, d’environnement, etc. Dix pour cent représentent les intérêts des régions, des villes et des institutions internationales.
L’un des plus grands groupes, Hill & Knowlton, emploie peut-être à lui seul plus de personnes que tous les groupes sociaux et environnementaux réunis qui sont présents sur Bruxelles. Ils font fonction de lobbyistes pour tous ceux qui peuvent se les offrir, associations commerciales et grandes entreprises.
Leur objectif principal est la Commission européenne car elle seule est habilitée à proposer et à élaborer une nouvelle législation pour le Parlement européen.
Les lobbyistes ont aussi pour cible le Conseil des ministres qui est un autre décideur communautaire ayant le dernier mot à huis clos - sur les propositions soumises par la Commission à raison de quatre-vingt-dix pour cent des décisions prises par le Comité des représentants permanents que constituent les ambassadeurs des Etats membres de l’UE et avant même une réunion ministérielle.
Tout dernièrement, avec l’extension des pouvoirs du Parlement européen, il est lui aussi devenu la cible des lobbyistes. A tel point même, qu’en mars 2004, la Société des professionnels en affaires européennes (SEAP) a adressé une lettre au président du Parlement européen pour se plaindre qu’il n’y avait pas assez de sièges et de casques-écouteurs traducteurs pour les lobbyistes. L’on compte près de 5 000 lobbyistes accrédités possédant des laissez-passer leur donnant un accès permanent à tous les immeubles occupés par le Parlement. Alors que le siège officiel est Strasbourg, le Parlement européen compte aussi d’immenses immeubles à Bruxelles.
L’ensemble du processus parlementaire est devenu tributaire des lobbyistes pour la rédaction des résolutions et des amendements au point que Chris Davies, un libéral-démocrate britannique député au Parlement européen, a expliqué lors d’un séminaire de formation de lobbyistes, «J’ai besoin de lobbyistes. Je compte sur les lobbyistes». L’on peut se faire une idée de la perversion de l’ensemble de la culture politique en se référant au rapport rédigé par le CEO et qui reprend les paroles de Davies : «En raison de l’intensité du travail et de la complexité des sujets qui sont à l’ordre du jour au Parlement européen, Davies expliquait qu’il était avide de recevoir des entreprises des amendements spécifiques concernant les propositions de loi. Davies soumet ces amendements au vote du Parlement européen et nombre d’entre elles deviennent loi européenne ».
La « tourniquet des carrières » est un phénomène ordinaire, vu que les membres du Parlement européen ainsi que les eurocrates ne cessent de prendre des fonctions lucratives dans les affaires de lobbying à Bruxelles. L’exemple le plus notoire est certainement au Royaume-Uni celui de Sir Leon Brittan, ancien commissaire européen au commerce extérieur. Il finit par devenir conseiller aux affaires relatives à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) au sein de la firme d’avocats Herbert Smith, vice-président de la banque d’affaires internationale UBS Warburg, membre du conseil d’administration d’Unilever et président du comité LOTIS de l’International financial services London (IFSL), un groupe de pression représentant les services financiers au Royaume-Uni.
Les lobbyistes (quelques cas pratiques)
Le CEO énumère un nombre de stratégies de lobbying que la firme Kimmons & Kimmons expose dans l’un de ses stages de formation. C’est une lecture intéressante.
« The Kofi Annan », (« The Kofi Annan ») également connu sous le nom de « Cheval de Troie » ou engagement constructif, signifiant soumettre aux gouvernements un compromis mutuellement acceptable.
« Le bon flic mauvais flic » (« The good cop-bad cop ») où une entreprise ou un groupe adopte une ligne dure et un autre présente une solution de « compromis constructif ».
« Le dentiste » (« The dentist ») par lequel une entreprise ou un groupe qui n’apprécie pas une réglementation essaiera « d’extraire la plus mauvaise dent » d’abord pour revenir au reste plus tard.
« The third party » (le parti tiers) signifie travailler avec les ONG et les syndicats dans le but de trouver un compromis pour régler un conflit.
« Le baudet » (« The donkey ») est la technique des stratégies de la carotte et du bâton en vue de gagner des décideurs clé. Etant donné que la firme prétend que de telles stratégies n’entrent pas « normalement » dans le domaine de la séduction et de la corruption, l’on peut dire à coup sûr qu’elles ont souvent été appliquées.
« L’avion de combat » (« The gunship ») comporte du lobbying agressif incluant des menaces de délocalisation au cas où les projets officiels n’étaient pas abandonnés, et ne devant être employé que si les autres tactiques restaient vaines.
L’une des principales associations industrielles est l’Union des industries des pays de la communauté européenne (UNICE), la confédération patronale européenne. Il n’est donc pas étonnant qu’elle préconise un marché du travail « souple » au sein d’un marché intérieur débarrassé autant que possible de toute « distorsion » physique, technique, fiscale et sociale.
UNICE livre des analyses détaillées et des commentaires sur presque toute politique émanant de Bruxelles. Elle ne se limite pas au lobbying à Bruxelles mais, par le biais des fédérations nationales de ses adhérents, elle pratique également le lobbying des 25 gouvernements nationaux européens. Elle a exigé un moratoire sur toute nouvelle initiative sociale jusqu’à ce que l’UE soit devenue l’économie la plus « concurrentielle » du monde.
L’UNICE et la Table ronde européenne des industriels lancèrent la campagne pour faire de la «compétitivité» l’objectif premier de l’UE ; ce but fut atteint en mars 2000 avec l’Agenda de Lisbonne dont l’objectif est de faire de la compétitivité un élément central de l’UE auquel tous les autres secteurs politiques doivent être subordonnés. A cette fin, l’UNICE exigea et fini par obtenir que l’UE effectue au printemps 2004 des évaluations de l’impact commercial relatif à toute politique communautaire existante et nouvelle. Ceci signifie, suivant l’exemple du Royaume-Uni, qu’il sera impossible d’introduire une loi ou d’adopter une politique qui imposerait aux entreprises des coûts dépassant les bénéfices.Jose Manuel Barroso a annoncé faire de l’Agenda de Lisbonne sa priorité absolue durant sa présidence à la Commission européenne.
Le CEO a également examiné les activités d’une firme de lobbying, Burson-Marsteller. L’une des firmes de relations publiques les plus controversée au monde et qui comptait parmi ses clients récents le Congrès national iraquien d’Ahmed Chalabi, la dictature birmane et la famille royale saoudienne. Burson-Marsteller emploie 45 personnes dont certaines dirigent des «front groups» (groupes de façades) pour le compte d’entreprises. L’un de ces «front groups» est le Forum scientifique et environnemental du brome (BSEF), créé par Burson-Marsteller pour les quatre plus gros producteurs de brome au monde USA, Israël et les entreprises chimiques du Japon qui s’opposent à une interdiction du brome, un additif anti-feu dont les effets secondaires sur l’environnement et la santé sont sérieux. Ils recoururent aux services de Burson-Marsteller quand plusieurs pays européens se mirent à réglementer l’emploi des retardateurs de flamme au brome (BFR) et envisagèrent une interdiction frappant certains de leurs produits. La recherche financée par le «front group» BSEF indique que le brome est bon pour l’environnement car il réduit le feu et donc la pollution. En mai 2003, leurs avocats écrivirent à la presse en les avertissant que « [nos clients] n’hésiteront pas à employer tous les moyens à leur disposition au cas où il y aurait le moindre rapport incorrect ou inexact relatif aux BFRs et qui porteraient préjudice aux affaires de leurs client. » L’année dernière, l’UE annulait l’interdiction d’une espèce de brome.
Un autre puissant groupe est celui du lobby de Biotech, comprenant l’Association européenne des Semences (ESA) et l’Association européenne des Bio-Industries (EuropaBio), un groupe-parapluie de l’ensemble du secteur de la bio-industrie. Quatre des plus importantes entreprises d’agribusiness et de biotech du monde Monsanto, Syngenta, Pioneer (DuPont) et Bayer sont membres de ces deux groupes disposant également de leurs propres bureaux. ESA souhaite voir l’application d’une version atténuée de la directive européenne concernant les semences et qui détermine les seuils pour l’étiquetage des semences génétiquement modifiées (MG). A l’origine, l’industrie biotech avait remporté bien des succès en bénéficiant des politiques qu’elle préconisait, elle se voit à présent confrontée à un retour de manivelle de la part des consommateurs et les gouvernements nationaux ont bloqué tous nouveaux produits. Après des campagnes agressives et coûteuses menées contre des groupes environnementaux, l’industrie a à présent développé plusieurs propositions communautaires importantes sur la «coexistence» entre l’agriculture GM et l’agriculture traditionnelle et organique, et la Directive des Semences qui fixera le seuil au-dessus duquel l’étiquetage sera nécessaire pour les semences GM.
Think tanks d'entreprises
Il existe des think tanks d’entreprises au même titre que des associations commerciales. L’un des think tanks les plus en vue qui se soit installé à Bruxelles c’est le Centre de politique européenne. Il est financé par l’industrie et met à la disposition des médias l’«expert instantané» prêt à commenter les derniers développements de l’UE.
Le Centre for the New Europe (CNE) est un autre think tank très bien financé et qui est conçu selon les modèles américains ultra-droitiers et très agressifs, le Heritage Foundation et le Competitive Enterprise Institute. Il attaque la politique environnementale de l’UE qu’il déclare être basée sur une « science pourrie »
TechCentralStation, un think tank droitier qui dispose d’un site web (www.techcentrastation.be) financé par Microsoft, Exxon et McDonalds publie des articles écrits par des ultra-droitiers américains et européens qui dénoncent toute législation progressiste encore en dicussion.
Alors qu’autrefois de telles organisations étaient considérées comme marginales, elles font à présent partie du courant général. TechCentralStation par exemple, organise des conférences en collaboration avec le groupe parlementaire chrétien-démocrate du Parlement européen.
D’autres think tanks industriels comprennent Friends of Europe (Les Amis de l’Europe), le Forum Europe et le New Defence Agenda (NDA). Le NDA fait partie du complexe croissant de l’industrie militaire de Bruxelles. Il fut établi en 2003 et est financé par les fabricants d’armes Lockheed Martin et BAE Systems dans le but de promouvoir les dépenses militaires européennes. D’autres groupes de lobbying de l’industrie de l’armement comprennent l’Association européenne des constructeurs de matériel aérospatial (AECMA) et le Groupe européen des industries de défense (EDIG). L’industrie de l’armement met également en avant l’Agenda de Lisbonne et la compétitivité pour plaider sa cause et faire passer les dépenses actuelles de l’UE, qui sont de 3 pour cent, à celles des Etats-Unis qui sont de 6 pour cent du produit national brut (PNB).
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