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Bernard Friot (économiste) : « La retraite ? un salaire continué » Bernard Friot est économiste, sociologue et professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre. Il est membre de l’Institut européen du salariat (IES), réseau de chercheurs travaillant sur le salaire comme outil d’émancipation. Après Puissances du salariat et Et la cotisation sociale créera l’emploi, il publie aujourd’hui L’Enjeu des retraites. AL : Vous faites un premier chapitre sur l’historique des retraites, en revenant sur la façon dont les promoteurs de la réforme affirment défendre la répartition, tout en vidant le système de son sens.
Bernard Friot : Il faut en effet se garder d’une opposition à la réforme qui serait menée « en défense de la répartition » sans préciser laquelle ! Répartir, c’est une technique : on transforme immédiatement des contributions en prestations, sans passer par l’épargne. C’est une technique qui peut d’ailleurs être anticapitaliste, mais à deux conditions. La première est qu’on en tire les conséquences en matière de financement de l’investissement. S’il est possible de financer des engagements de pensions aussi massifs (13% du PIB) et d’aussi long terme (des dizaines d’années de nos vies entre le début de nos cotisations et la fin de nos pensions) sans accumulation financière, alors il est possible de financer l’investissement, à peine plus important (18% du PIB) et de moins long terme sans accumulation financière. De même que nous finançons les pensions par un partage immédiat de la valeur ajoutée (une faction de celle-ci, à hauteur de 25% du salaire brut, va à une cotisation sociale immédiatement transformée en pensions), de même nous pourrons financer l’investissement en affectant une part de la valeur ajoutée (à hauteur de 30 à 35% du salarie brut) à une cotisation économique qui ira à des caisses d’investissement qui financeront l’investissement sans accumulation privée et donc sans taux d’intérêt. Nous nous serons débarrassés des marchés financiers et des banquiers, dont la nocivité est maintenant largement perçue : si nous ne menons pas aujourd’hui la bataille des retraites sur ce thème, quand le ferons-nous ? La seconde condition, pour que la répartition soit anticapitaliste, porte sur son contenu : que répartit-on ? Sont en conflit aujourd’hui le salaire et le revenu. Répartir du salaire, c’est financer des pensions qui sont la continuation du salaire ; répartir du revenu, c’est financer des pensions qui sont tirée d’un patrimoine constitué de la somme des cotisations passées du retraité. Le critère du salaire continué, c’est le taux de remplacement du denier salaire par la première pension. Le critère du revenu différé, c’est le taux de rendement des cotisations. Dans le premier cas, la pension est, comme tout salaire, la reconnaissance de la qualification actuelle du retraité. Dans le second cas, le retraité est un inactif qui récupère sa prévoyance passée. L’enjeu actuel des réformateurs est de passer du salaire continué, qui est la réalité de la plupart des systèmes de pensions en Europe, au revenu différé, qui caractérise les réformes italienne et suédoise des dernières années. On est toujours en répartition, mais elle a complètement changé de sens. Vous insistez donc sur l’opposition entre salaire continué et revenu différé. En quoi la promotion du salaire continué représente-t-elle un moyen de contester des fondements essentiels du capitalisme, à savoir le marché du travail et la propriété lucrative ?
Bernard Friot : Le retraité qui continue à toucher son salaire (et la justice serait que tous les retraités touchent 100% de leur meilleur salaire) le touche de façon irrévocable : il est payé à la qualification à vie ! Enfin il peut travailler sans passer par le marché du travail. C’est ce que disent la forte minorité des retraités qui ont une pension proche de leur meilleur salaire, des capacités reconnues et un réseau de pairs actif : jamais ils n’ont autant travaillé, jamais ils n’ont été aussi heureux de travailler ! Ce bonheur au travail des retraités débarrassés de l’emploi, de l’employeur et de la dictature du temps de travail contraste avec le malheur au travail de ceux qui sont encore sous le joug de l’emploi et doit nous conduire à mener la bataille des retraites sur ce thème : ce qui est bon après 60 ans est bon aussi avant. Toutes les personnes doivent être titulaires d’une qualification et du salaire irréversible qui va avec, et ainsi faire entreprise sans passer par le marché du travail et son arbitraire dévastateur de tant de vies. Faire entreprise suppose bien sûr l’organisation de collectifs de travail avec toutes les contraintes que cela comporte, mais a tout à gagner à être le fait de personnes posées comme titulaires d’une capacité de créer des biens et services utiles et non pas niées comme productrices et réduites à l’état de forces de travail demandeuses d’emploi. Quant à la propriété lucrative, celle qui permet de tirer un revenu d’un portefeuille financier, le salaire continué la conteste radicalement : le nombre de retraités étant heureusement croissant rapporté au nombre de ceux qui sont encore sous le joug de l’emploi, le financement de pensions qui continuent le salaire suppose une hausse croissante du taux de cotisation patronale et, le taux de remplacement étant maintenu élevé, la répartition suffit. Tandis que les réformateurs ont fait du gel (voire du recul avec les exonérations sur les bas salaires) du taux de cotisation au régime en répartition un dogme qui entraîne évidemment à terme un taux de remplacement de plus en plus faible et fait place nette pour les fonds de pensions et donc la relance de la propriété lucrative.
Concernant le problème démographique qui devrait nécessiter une « réforme », vous posez que ce constat est fallacieux, comment le dépasser ? Bernard Friot : En posant les retraités pour ce qu’ils sont : des salariés payés à vie, en mesure de travailler débarrassés du marché du travail et enfin reconnus pour leur qualification. Et donc plus utiles dans la création de biens et services que des forces de travail soumises aux injonctions mortifères du capital : quel bien utile produisent des « actifs » comme on dit, puisqu’ils ont un emploi, qui enseignent les mathématiques financières, produisent des semences non reproductibles, font la communication de la SNCF contre les grévistes ? Les retraités déplacent dans un sens plus humain les produits du travail parce qu’ils sont libérés du capital. Plus il y aura de retraités payés à vie par du salaire continué, plus nous libèrerons la production. Il n’y a de « problème démographique » que pour les capitalistes, qui s’inquiètent de voir des forces de travail demandeuses d’emploi leur échapper. Pour les autres, il n’y a qu’un bonheur démographique : la longue vie avec une seconde carrière de retraité. On nous parle très souvent de solidarité intergénérationnelle, qui serait mise à mal par le poids des retraites. Comment reliez-vous ce problème à la question plus générale du salaire ? Bernard Friot : Ce sont les retraités qui produisent les biens et services correspondant à la valeur attribuée à leur travail à travers leur salaire continué : leur pension n’est pas prise sur la valeur attribuée au travail des actifs et en ce sens il n’y a aucune solidarité intergénérationnelle. L’impression contraire vient de ce que la monnaie n’est créée dans nos sociétés capitalistes que sur la base des anticipations par les banques du prix des marchandises, lorsqu’elles prêtent aux entreprises. De ce fait, tout le travail non marchand, lorsqu’il est reconnu par du salaire (celui des parents avec les allocations familiales, celui des hospitaliers avec la cotisation maladie, celui des retraités avec la cotisation retraite, celui des fonctionnaires avec l’impôt), est inclus dans le prix des marchandises. Nous confondons alors le flux de monnaie (la cotisation et l’impôt transitent des entreprises vers fonctionnaires et les retraités) avec le flux de valeur, alors que les pensions correspondent à la valeur attribuée au travail non marchand des retraités, tout comme les impôts correspondent à la valeur attribuée au travail non marchand des fonctionnaires. Là encore, le spectacle scandaleux de la création monétaire inouïe pour sauver les banquiers et les actionnaires doit nous faire mener la bataille des retraites sur la nécessité d’une nouvelle création monétaire libérée de la marchandise et fondée sur l’attribution à chacun d’une qualification.
Sur la supposée inactivité des retraité-e-s, peut-on se contenter d’une vision selon laquelle seul le travail subordonné au capital serait producteur de richesses ? Qu’en est-il alors du travail des fonctionnaires, dont le traitement est payé par l’impôt ? Et des jeunes ?
Bernard Friot : Vous avez raison d’insister sur la nécessité de mettre notre représentation du travail en phase avec la réalité. Le travail dans l’emploi, c’est-à-dire le travail soumis au capital, est source de plus en plus de souffrance et de productions nuisibles. La réflexion est d’ailleurs courante chez les salariés soumis au joug de l’emploi : « ce que je fais, ça n’est plus du travail ». Et chez les rejetés de l’emploi par les fermetures et les délocalisations, on entend la réflexion : « nous sommes interdits de travail ». L’emploi n’est plus la matrice possible et désirable du travail. C’est la qualification personnelle qui est à l’ordre du jour pour fonder le travail : la qualification personnelle des fonctionnaires (payés pour leur grade et non pas pour leur poste), celle des retraités, celle qu’il s’agit d’attribuer non seulement aux étudiants (dont le travail est évidemment plus utile que celui d’un « actif » spécialiste de l’évasion fiscale) mais à toute personne de 18 ans à sa mort. La question à poser à l’occasion de la bataille des retraites est la suivante : travailler, est-ce avoir un emploi au service d’actionnaires ou est-ce avoir un salaire irréversible permettant la mise en œuvre d’une qualification personnelle ?
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