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Par René Vázquez Díaz
Ecrivain cubain, exilé, réside en Suède. Auteur dEl sabor de Cuba, Tusquets, Barcelone, 2002. Dernier ouvrage paru en France : Un amour qui sétiole, José Corti, Paris, 2003.
Après larrestation par les autorités cubaines de plusieurs dizaines de dissidents en mars 2003, lUnion européenne a adopté, le 5 juin 2003, des sanctions diplomatiques contre La Havane. A la demande de lEspagne et de lItalie, et sous la pression des Etats-Unis, lEurope a décidé de réduire ses programmes daide, de limiter les relations officielles des Etats membres avec le gouvernement cubain, et de renforcer les liens avec les opposants internes.
Larrestation à Cuba et la condamnation à de lourdes peines, le 15 mars 2003, de quelque soixante-dix opposants (1), accusés dêtre financés par des agences américaines, sont venues souligner le caractère irrationnel des relations quentretiennent La Havane et Washington.
En sen mêlant, sans être directement concernée, lUnion européenne a perdu son sang-froid et risque dêtre elle-même happée par lirrationalité et la passion qui caractérisent souvent le traitement de la question cubaine. Tout cela aux dépens de la majorité des citoyens cubains, victimes principales du durcissement interne et des sanctions adoptées par Bruxelles.
Même sil faut déplorer les peines infligées à des opposants non violents, nul ne peut contester que les personnes condamnées percevaient des Etats-Unis, de façon régulière, sous forme de « subvention » ou d« aide », des sommes en dollars. Ni que, par ses provocations et par son attitude défiante, le représentant de Washington à La Havane, M. James C. Cason, un ami de M. George W. Bush, a grillé ses « recrues ». Peut-être délibérément.
Confronté à linterdiction de subventionner des personnes ou des organisations ayant pour but de promouvoir des activités politiques visant à troubler lordre interne dun Etat, M. James Cason a entrepris secrètement, dès son arrivée à La Havane en septembre 2002, des missions de financement et dappui logistique aux opposants internes, par lintermédiaire de valises diplomatiques ou démissaires plus ou moins discrets. Les autorités cubaines ont eu connaissance de ce trafic, dès le début, grâce à leurs agents infiltrés, et le toléraient. De vieux opposants vivent depuis des années de cette « aide internationale », et certains dentre eux représentent, en raison de cette manne économique providentielle, ce que beaucoup de Cubains appellent une « opposition desbroufe ».
Dans le but dencourager la déstabilisation de Cuba, le réseau constitué par lAgence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid) et la National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie), organisations créées pour réaliser au grand jour ce que lAgence centrale de renseignements (CIA) pratique en secret, rassemble de très importantes sommes dargent.
Un contexte de guerre larvée
En 2000, par exemple, ces deux organisations disposaient de 8 239 000 dollars. Un montant qui se décomposait ainsi : 2 132 000 pour « planifier la transition » de Cuba ; 670 000 pour « la publication à létranger de luvre de journalistes cubains indépendants » ; 160 000 pour la création d« ONG indépendantes » à Cuba ; 335 000 pour assurer le « bon déroulement du programme de déstabilisation » ; 2 300 000 pour récolter et diffuser à létranger des informations sur les organisations de défense des droits humains ; 1 200 000 pour le Réseau de soutien à la dissidence, composé, entre autres, de Radio « Martí » et de Télévision « Martí », de la revue Encuentro (éditée à Madrid), de Cubanet sur la Toile, et dautres médias qui, rassemblés, constituent un véritable réseau multimédia dévoué corps et âme à la stratégie anticubaine de Washington.
Des stations émettrices américaines, relayées par des Cubains installés en Floride, transmettent en direction de lîle, chaque semaine, 2 200 heures de programmes sur 24 fréquences. Mais ce bombardement ne suffisant sans doute pas, le 20 mai 2003, un avion Hercules C-130 de la force aérienne américaine a survolé le territoire cubain pour diffuser les programmes de Télévision « Martí », violant ainsi la réglementation de lUnion internationale des télécommunications et piratant le canal 13 de la télévision insulaire.
Formidable image de courage : la liberté de linformation arrivant à Cuba à bord dun avion militaire appartenant à une armée qui, au cours de lhistoire cubaine, a surtout été une armée doccupation...
Dans de nombreux pays démocratiques, la législation interdit lapport pour le financement de campagnes électorales (et aussi sur les comptes personnels des candidats) de fonds provenant dentités ou de personnes étrangères. La question est simple : un élu peut-il appliquer son programme en toute indépendance sil se révèle que sa campagne électorale a été financée par une puissance étrangère ou par des intermédiaires de celle-ci ?
En France, par exemple, dans le livre IV du Code pénal (Des crimes et délits contre la nation, lEtat et la paix publique), le chapitre Ier, « De la trahison et de lespionnage », section 2, « Des intelligences avec une puissance étrangère » (art. 411-4), précise les sanctions encourues : « Le fait dentretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, en vue de susciter des hostilités ou des actes dagression contre la France, est puni de trente ans de détention criminelle et de 3 000 000 F damende . »
De son côté, la très démocratique Suède, mon pays dadoption et patrie de mes filles, condamne à un maximum de deux années demprisonnement (Code pénal, chapitre 19, article 13, « Sur les délits contre la sécurité de lEtat ») « celui qui perçoit de largent ou dautres dons dune puissance étrangère ou de quiconque agit dans lintérêt de celle-ci, afin de publier ou diffuser des écrits, ou dinfluencer de quelque façon que ce soit lopinion publique en ce qui concerne lorganisation interne de lEtat ». La Suède punit également (art. 8) « celui qui propage ou transmet à des puissances étrangères ou à leurs agents des informations inexactes ou tendancieuses, dans le but de créer des menaces pour la Sécurité de lEtat ». Et, comme délit de haute trahison, la pacifique Suède punit « celui qui constitue une menace contre la sécurité de lEtat pour avoir utilisé des moyens illégaux avec lappui dune puissance étrangère », à dix ans de prison ou à la réclusion criminelle à perpétuité.
Ainsi donc, lUnion européenne na pas hésité à sanctionner Cuba à cause de mesures répressives certes odieuses, excessives et condamnables mais pourtant envisagées par tous ses Etats membres dans leurs propres législations... Au prétexte que la révolution cubaine nest pas du goût de Washington, Bruxelles se refuse à admettre une évidence : que, face à ce quil faut bien appeler le harcèlement des Etats-Unis, La Havane a exercé, à sa manière, un droit de légitime défense.
LUnion européenne pense-t-elle que, en punissant les 11 millions de Cubains, les changements démocratiques pourront saccélérer dans lîle ? Pourquoi lUnion applique-t-elle avec tant de rigueur contre Cuba et ses habitants des sanctions quelle se refuse dimposer à dautres Etats qui ne respectent pas la légalité internationale comme les Etats-Unis ou le Maroc ? Une telle position est contre-productive. Car, pour la majorité des citoyens cubains, ces sanctions ont des conséquences néfastes et se traduisent par plus de pénuries et plus de difficultés dans leur déjà difficile vie quotidienne.
LEurope considère-t-elle que la Fondation nationale américano-cubaine (2), basée à Miami, nest pas impliquée dans les actes de terrorisme perpétrés sur le territoire cubain, qui ont provoqué, en quarante ans, plus de 2 000 morts et des dizaines de milliers de blessés ? Ou que contribuer à lapplication de la loi Helms-Burton (3) « de quelque manière que ce soit et quelle quen soit la raison » serait un acte licite ? En application de cette loi, des avions cubains séquestrés par des pirates de lair au printemps 2003, un DC-3 et un Antonov-24, ont été vendus aux enchères en Floride. Pourquoi lUnion européenne na-t-elle pas protesté contre de tels abus, contraires aux lois internationales ?
En adoptant des sanctions contre la population cubaine sans mentionner le contexte de guerre larvée que cette île endure depuis quarante-cinq ans, lUnion européenne commet une injustice. Car, en dépit de labomination que constitue la condamnation à de lourdes peines des opposants, La Havane, en loccurrence, a dit la vérité.
Les Etats-Unis ont inscrit Cuba sur la liste des « pays finançant le terrorisme », non parce quils peuvent présenter la moindre preuve de cette allégation, mais « simplement parce que Cuba fait partie de cette liste », selon lexplication ahurissante fournie en mai 2003 par M. Cofer J. Black, coordinateur au sein du département dEtat de la lutte contre le terrorisme (4).
Avec les récentes sanctions et lAccord de Birmingham, signé en 1998, selon lequel Bruxelles accepte tacitement le contenu de la loi Helms-Burton loi relevant de la fixation névrotique qui substitue la législation américaine à la cubaine et est donc destinée à provoquer, dans la Cuba post-castriste, de féroces luttes fratricides , lUnion européenne admet la légalité de toute agression arbitraire des Etats-Unis contre Cuba.
Le problème humanitaire concernant les opposants incarcérés, victimes crédules persuadées que limpunité dont jouissent les Etats-Unis garantirait la leur, doit être réglé durgence. Dans cette optique, il est vital den finir avec lisolement de Cuba. Ne vaut-il pas mieux ouvrir des créneaux de négociations, au lieu de les verrouiller ? Il faut enjoindre aux Etats-Unis de mettre fin à lembargo commercial imposé à lîle (que les Nations unies condamnent), et à renoncer à cette machine de guerre que représente la loi Helms- Burton.
Obsession punitive chronique
Lalignement de Madrid sur la doctrine illégale américaine est un point particulièrement douloureux. Au sein de lUnion européenne, le gouvernement espagnol de M. José Maria Aznar a agi avec imprudence contre une population cubaine déjà à terre. Il prétend détenir un certain nombre de solutions pour les problèmes de lîle. Mais elles sont toutes dénuées de référence historique. Que penser du problème posé, dès 1998, par James G. Blight et Peter Kornbluh dans leur livre Politics of illusion (5) ? Dans ce surprenant recueil de témoignages et de discussions lors dun symposium entre hauts officiers de la CIA et du gouvernement américain (Arthur Schlesinger Jr et Jacob L. Esterline, entre autres) et certains dissidents cubains des années 1960, on en vient à la conclusion que, pour les Etats-Unis, en 1959, « perdre Cuba, qui était dans la pratique une colonie ou un protectorat plus proche de Washington DC que Dallas ou Los Angeles, fut un traumatisme comparable à ce quaurait représenté la perte de Cape Cod ou de Miami Beach ».
Le choc provoqué par une telle perte sest mué en une obsession punitive chronique envers le peuple cubain. Lhistoire dira si cette hostilité a contaminé lUnion européenne. Ou si cette dernière, contre lopinion de ses citoyens, y a été contrainte par Washington.
Le contraire de la vérité, affirmait le grand scientifique danois Niels Bohr, nest pas le mensonge, mais une autre vérité. A Cuba, il est urgent de se débarrasser des entraves totalitaires qui brident tout épanouissement des forces vives de la nation. Pour cela, il est indispensable dabolir le syndrome dîle assiégée, de façon à ce quun climat de paix puisse enfin sinstaurer.
Plutôt que de sanctionner sans réfléchir, lUnion européenne ne devrait-elle pas favoriser, à lintérieur de lîle, la création dune opposition débarrassée de toute immixtion américaine ? Cest la seule manière de créer, en douceur et depuis le noyau de la Révolution, un contexte favorable pour une ouverture progressive du régime.
René Vázquez Díaz
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