Retour de soirée, et chapitre 1 incoming !
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On n'a pas souvent le temps d'apprécier la vue lorsqu'on tombe d'une fenêtre. Pourtant, cette expérience ne se répétant généralement que peu, il pourrait être intéressant d'ouvrir les yeux plutôt que de hurler, et de regarder avec calme le paysage autour de soi.
Si Shareen l'avait fait, elle aurait pu bénéficier d'une vue imprenable sur les maisons les plus proches du palais, celles du quartier des notables. De véritables manoirs en pierre de taille dont les terrasses donnaient directement sur les quais ou les jardins impériaux, entourés de lierre et magnifiques au printemps. Elle aurait également pu remarquer que la rivière qui serpentait en contrebas se rapprochait, se rapprochait encore, avec ses couleurs irisées et la lumière trouble du soleil sur la vase.
Au lieu de cela, les pensées de Shareen étaient empruntes d'ironie morbide. Elle trouvait que tout ceci était une magnifique occasion d'apprendre à nager
Le Verdoyant portait un nom heureux et bénéfique. C'était lui qui, plus loin vers le sud, fertilisait les terres et apportait le limon nécessaire pour des plantations saines et en bonne santé. Ses crues annuelles apportaient l'eau et la richesse aux plantations qu'il arrosait, et de nombreux villages avaient fleuri autour de son cours. Pour certains, le Verdoyant était un Dieu. Mais il se montrait cruel, insatisfait, et exigeait parfois des sacrifices humains.
Tout les citoyens de l'empire se souvenaient encore avec inquiétude et angoisse de la dernière crue non contrôlée, voici neuf ans, lorsque l'eau avait envahi les champs, noyant paysans et bêtes avant de se retirer, une semaine après, en laissant une terre vidée, détrempée, et trop saline pour que les récoltes puissent être sauvées. Parfois, au contraire, la crue avait du retard, ou bien ne touchait que les bords directs du fleuve, et les cultures en pâtissaient également.
Le Verdoyant avait d'autres tours dans sa manche, également. Ses courants violents, lorsque les berges se rapprochaient, faisaient de sa navigation un tour de force. La plupart des marchandises arrivant à Musheim par voie fluviale étaient généralement débarquées à Gloasgas, à une demi-journée de cheval, et terminaient leur voyage dans de lourds chariots de transports, empruntant la Voie Impériale par le sud. Bien peu de bateaux osaient venir plus près. Les abords de la ville subissaient en effet un courant contraire d'une violence certaine, et le paroxysme en était atteint au pied du Palais. On prétendait d'ailleurs que la ville de Musheim avait originellement été construite ici lorsque les envahisseurs du Nord, avec leurs grands bateaux plats, ne cessaient de piller et de massacrer sur les berges du Verdoyant. Musheim n'avait alors été qu'un avant-poste, duquel on pouvait envoyer des soldats sans craindre une attaque directe. Mais tout cela remontait à près de mille ans, et ce n'était plus que conte et légende murmurée au détour d'une veillée.
Lorsque Shareen heurta la surface de l'eau, le choc fut terrifiant. Elle sentit ses membres se disloquer et son estomac se retourner, alors que le fleuve lui giflait méchamment le bassin. La douleur jaillit en elle, et elle ouvrit la bouche pour hurler, mais l'eau s'engouffra alors dans sa bouche, sentant les ordures, et l'urine, et la mort. L'eau était glaciale. Elle cracha, et cracha, mais toujours les vagues revenaient, alors qu'elle se faisait entraîner vers le sud, ballotée dans tous les sens. Le fleuve jouait avec elle, lui permettant parfois de prendre une grande respiration avant de lui replonger la tête sous l'eau et de la noyer de nouveau. Elle se sentait comme une branche morte, comme un roseau dans le vent, comme un fétu de paille, alors qu'elle tourbillonnait. Lentement, elle se sentit sombrer.
"Shareen !"
Dans la mort aussi, il semblait bien que l'on puisse toujours entendre les voix des gens. Dérivant dans son univers de vert et de bleu, la jeune fille entendait maintenant une voix frêle, luttant contre le grondement des vagues.
"Shareen !"
Malek avait toujours été un bon nageur. Le château du Duc de Camerlan était situé au sud-ouest de Musheim, en suivant la Voie Impériale sur sa quasi-totalité. Il donnait directement sur la Mer des Brumes, et sur une petite crique de sable fin réservée à la noblesse, bien loin des effluves du port de pêche tout près. Le jeune homme avait passé son enfance à plonger dans les vagues, et nager avec plaisir jusqu'aux petites îles qui constellaient la crique, luttant contre le ressac, poursuivant son précepteur ou son frère pour tenter de leur mettre la tête sous l'eau. Il ressortait généralement couvert de sel, la peau incrustée de grains de sable, et il pouvait alors s'abandonner aux plaisirs du bain et du massage par les mains agréables de la servante. En y réfléchissant bien, venu un certain âge, il plongeait dans la mer uniquement pour retrouver ces mains.
Mais maintenant, il avait besoin de toute l'habileté qu'il avait acquise, de tous ses réflexes, et de toute son endurance, pour parvenir à garder la tête hors de l'eau et nager vers Shareen, d'un crawl puissant qui accompagnait le courant au lieu de résister. C'était dans des moments comme ça qu'il était heureux d'avoir laissé sa cotte de mailles pour venir au palais. Ses lourdes bottes de cuir épais suffisaient déjà à handicaper ses mouvements, et il n'avait pas le loisir de les enlever maintenant. Toutes ses pensées étaient concentrées vers la touffe de cheveux bruns qu'il pouvait voir s'agiter devant lui, alors que l'écart se rétrécissait.
"Shareen !" hurla-t-il de nouveau lorsqu'il parvint à reprendre sa respiration.
Il lança sa main en avant. Il y avait de l'eau, de l'eau, rien que de l'eau. Paniqué, il se retourna, cherchant à percer l'obscurité trouble par la seule force de sa volonté. Elle n'était pas là ! Il ne la trouvait nulle part ! Puis ses doigts accrochèrent enfin un bras flasque et sans force. Avec effort, il tira. Le courant les entraînait avec violence, et par deux fois il glissa, luttant pour reprendre sa respiration et conserver sa prise. Il connut un moment de panique alors que Shareen cessait de lutter et s'enfonçait lentement dans l'eau, l'entraînant avec elle. La lourde fabrique de ses vêtements était maintenant imbibée d'eau, et le poids devenait conséquent. Il toussa, battant des jambes avec force pour essayer de la sortir de là.
Le Verdoyant devait se sentir d'humeur miséricordieuse. Dans de grandes gerbes d'eau, Shareen apparut enfin au-dessus de la surface, et Malek put assurer sa prise, posant la tête de la jeune fille sur son épaule.
Le reste fut un océan de douleur et de fatigue. Le jeune homme sentait dans tous ses muscles le combat qu'il venait de mener et le manque de sommeil dont il souffrait depuis quelques temps. Shareen n'était pas bien lourde, pourtant elle pesait son poids, ainsi inerte. Lorsqu'il atteignit enfin la berge, Malek ne sentait plus ses bras ni ses jambes. Ce fut en rampant à moitié qu'il parvint à s'extraire de l'eau. Dans un brouillard sourd, il hala la jeune fille sur la berge.
"Shareen" balbutia-t-il.
Elle était bleue de froid. Ses yeux étaient fermés, et elle ne respirait plus.
"Tu ne vas pas me faire ça" grogna Malek, ôtant avec précipitation les vêtements trempés de la jeune fille. Le bliaut résistait, et il s'énerva, jusqu'à ce qu'enfin le tissu se déchire par le milieu et qu'il se retrouve avec deux morceaux en main. Il les regarda stupidement, avant de les jeter de côté. Ils étaient trempés comme des éponges. En quelques secondes, Shareen était nue comme au premier jour. Sa peau était couverte de chair de poule, et d'une pâleur mortelle.
Malek coula un regard nerveux autour de lui. Personne ne semblait les avoir vus, mais si ce maudit glas continuait à sonner, toute la ville allait profiter du spectacle. Déterminé, il s'empara des jambes de la jeune fille et entreprit de la tirer vers le porche le plus proche. La tête de Shareen traînait sur le sol, ses longs cheveux récoltant la poussière. Il ne s'en souciait pas. A peine avaient-ils tourné au coin de la rue qu'il se laissait tomber à côté d'elle, dissimulé derrière le muret.
Ce n'était pas vraiment une cachette brillante, mais ça allait devoir suffire le temps qu'il s'occupe de la jeune fille. Il ne parviendrait jamais à la traîner dans un endroit sûr. Il sentait ses propres forces s'échapper lentement alors qu'il grelottait.
"Respire, par le Sang ! Respire !" Il appuya doucement sur son ventre, comme il avait vu son père le faire, des années auparavant, lorsque l'embarcation d'un pêcheur s'était retournée et que l'homme avait dérivé jusque dans leur crique. Il mettait ses mains comme ça, et
"Respire !"
Le froid paralysait lentement ses muscles. Lui aussi était trempé. Avec fureur, il se pencha de nouveau vers la jeune fille. C'était stupide. C'était trop injuste. Avoir tant souffert, pour finalement la voir mourir ainsi ? Et les gardes qui risquaient d'arriver d'une seconde à l'autre ! Leur cachette ne résisterait certainement pas à une fouille approfondie.Déterminé, il lui pinça le nez et commença à souffler de l'air dans sa bouche. Souffler, respirer. Souffler, respirer. Il s'arrêta, et pressa de nouveau son abdomen, puis revint souffler de l'air. Etait-ce comme ça que son père avait fait ? Il ne se souvenait pas, ça remontait à tellement longtemps ! Mais qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Déesse de la Chance, ne m'abandonne pas maintenant !
Il se pencha de nouveau pour souffler de l'air dans ces poumons si importants pour lui. Un gargouillis caractéristique le fit sursauter. Une seconde plus tard, un flot d'eau de mer envahissait sa gorge, alors que Shareen se cambrait brusquement, vomissant l'eau qu'elle venait d'ingurgiter. Ses yeux s'ouvrirent soudain, et elle se tourna sur le côté, glissant entre les mains de Malek pour venir rendre le contenu de son estomac sur le sol. Un spasme la secoua, et elle cracha de nouveau, avant de retomber sur le dos, anéantie.
"Shareen
"
Il fallut un instant à la jeune fille pour lever les yeux vers lui, et ce fut uniquement pour les détourner aussitôt et vomir encore une fois.
"Shareen
" répéta Malek. "Ca va ?"
Elle le regarda, puis porta lentement sa main à la joue du jeune homme, incrédule.
"Je
suis vivante ?" finit-elle par balbutier.
"On dirait bien. Bienvenue parmi les vivants, ma grande" sourit Malek, avant d'éternuer. "Tu m'as fait une sacrée peur"
"C'était vert
et bleu.. et c'était froid, si froid
"
Elle grelottait encore, nue sur l'herbe de la berge. Le temps s'était considérablement adouci ces derniers temps, mais le printemps n'était pas encore totalement là, et le froid de la nuit leur déchirait les os. Malek la prit doucement dans ses bras. Sa peau était glacée.
"C'est fini, maintenant" murmura-t-il. "Mais il faut qu'on parte d'ici rapidement."
Ses yeux s'étrécirent. Il n'avait pas fini de parler que des cris et des bruits de course retentissaient dans le lointain. Il était prêt à parier son titre de noblesse qu'il s'agissait de gardes lancés à leur recherche. Ils remonteraient la berge et fouilleraient tout autour. Malek grimaça en imaginant la grosse flaque d'eau qui devait signifier l'endroit où ils étaient sortis du fleuve. Shareen cracha de nouveau un peu d'eau, puis passa une main dans ses cheveux. Elle la ressortit pleine de vase.
"Les gardes ?" Ses yeux s'arrondirent. "Je me souviens
Ils vont nous chercher ! Et Rekk ? Qu'est devenu Rekk ?"
"Je ne sais pas, j'ai sauté avant lui. Il ne faut pas qu'on reste ici, Shareen. On doit rejoindre la caverne, d'une manière ou d'une autre. Il nous faut un feu et des vêtements, sinon on va geler sur place"
"Des vêtem
oh !"
Pour la première fois, sans doute, Shareen venait de réaliser qu'elle était complètement nue. Instinctivement, ses mains vinrent protéger ses seins et son bas-ventre. Malek se contenta de rire, alors qu'elle s'empourprait.
"Ce n'est vraiment pas le moment de te préoccuper de ça. Il fallait que je t'enlève tes habits trempés, sinon tu serais probablement morte maintenant. Je n'attends pas de remerciements, mais cesse de me regarder avec ces yeux furieux et viens !"
Shareen jeta un regard rageur au jeune garçon. Elle n'avait pas des yeux furieux ! Puis sa lèvre inférieure commença à trembler.
"Tu as raison. Je
je suppose que je te dois des excuses. Merci beaucoup pour
"
"Pour ça non plus, on n'a pas le temps ! Tu arrives à tenir debout ?"
La jeune fille se haussa péniblement sur ses jambes. Le sol tanguait désagréablement. Elle retomba presque aussitôt.
"Je ne crois pas. Pas tout de suite. Il faudrait que je me repose un peu
"
"Te reposer, nue, la nuit ? Tu as besoin de chaleur ! Viens, je vais t'aider !"
"Ce n'est pas la peine" murmura mollement Shareen.
Mais, sans attendre son consentement, Malek s'accroupit et passa son bras derrière la nuque de la jeune fille. Lentement, il la fit se lever, la laissant s'appuyer contre son torse.
"Tu peux marcher, comme ça ?"
"Je vais essayer" Elle claquait des dents, et la chair de poule envahissait son corps. Malek détourna les yeux, embarassé. Certaines réactions physiologiques jouaient en lui qu'il n'avait pas prévu et ce n'était absolument pas le moment.
"Il faut que tu te couvres un peu" murmura-t-il, les joues brûlantes.
Il n'avait jamais été aussi heureux de voir la lune cachée derrière les nuages. Recherché par les gardes, mort de froid après une chute de plus de trente coudées, il se rendait compte qu'il pouvait encore éprouver de la gêne.
"Me couvrir avec quoi ? Tes habits sont aussi trempés que les miens devaient l'être
" Elle secoua la tête. Sa pudeur semblait s'être évanouie devant le danger, et Malek ne protesta plus en la voyant prendre appui sur lui.
Elle avait bien changé, la petite Shareen, ces derniers temps. Elle avait pris de l'assurance et semblait plus déterminée. Par de nombreux côtés, elle était plus désirable maintenant que
non, il chassa fermement ces idées de sa tête.
Ils formaient un beau spectacle, clopinant de concert en s'écartant du fleuve. La jeune fille était une larme de blancheur dans la nuit, pâle sous la pâle lueur, pâle et pâlissante, la peau claire au clair de lune. Plusieurs fois, ils durent rester tapis dans les ombres alors que les gens sortaient sur le perron pour comprendre pourquoi le glas sonnait. Les conversations allaient bon train, et les voisins ne semblaient pas disposés à rentrer chez eux tout de suite. L'inquiétude les minait. L'idée de la succession était sur toutes les lèvres, ça et ses répercussions pour Musheim.
"De toute façon, ça fera rien de bon pour nous" grommelait un gros marchand, caressant ses favoris d'un air important. "Je suis sûr que les Maisons vont de nouveau parler d'augmenter les taxes pour remplir leurs caisses."
"Si c'est le cas, on ne se laissera pas faire. Nous enverrons une délégation dès demain pour faire valoir notre droit" avança un autre, le menton conquérant.
Le premier secoua la tête.
"Pas demain, pas avant la période de deuil. Ca ne serait pas très politique de bouger maintenant. Non, ne nous précipitons pas."
Malek grimaça dans l'obscurité. Shareen grelottait contre lui, et c'était un miracle qu'ils ne se soient pas encore fait repérer avec le bruit qu'elle faisait en entrechoquant ses dents. Machinalement, il posa sa main sur sa bouche pour filtrer le son. Elle lui lança un regard plein de reproche, mais ne réagit pas.
Les marchands semblaient éterniser leur conversation à plaisir. Pourtant, leur présence avait un avantage perceptible. Les patrouilles qui quadrillaient les quais furent prises à partie pour obtenir des explications sur le glas, et leur fouille de la rue se réduisit à un vague regard circulaire.
Shareen n'était plus qu'un poids glacé dans les bras du jeune homme lorsqu'enfin la rue se vida. Il grimaça et, sans un mot, la hissa sur son dos. La maison de Dani ne devait pas être loin. Si jamais ils tombaient sur le moindre coupe-jarret, la situation deviendrait cocasse.
Mais ils ne croisèrent personne. Enfin, tout le monde était allé se coucher. Par cette nuit étrange, les détrousseurs avaient dû prudemment battre en retraite devant les patrouilles de garde.
"Enfin" croassa Malek, titubant sur les dernières coudées.
Sa respiration était saccadée. Il avait beaucoup trop forcé aujourd'hui, entre le combat et le sauvetage dans le fleuve. Le chemin à parcourir pour atteindre la petite maison avait achevé ses dernières réserves. Il ne se souciait plus de savoir s'il pouvait y avoir du danger, si l'endroit était sûr, si Dani s'y trouvait toujours, si Laath était là ou non. Avec un râle, il s'effondra à l'entrée, couvrant à moitié Shareen de son corps. Elle avait la peau douce, et elle était nue.
Trois couvertures reposaient sur lui. Un bon feu brûlait dans la cheminée, à deux coudées à peine de son visage. Les vagues de chaleur étaient agréables, drainant le froid de ses muscles et de ses tendons, mais au fur et à mesure que les sensations revenaient, revenait également la douleur et la souffrance. Il avait l'impression d'avoir passé sa journée à se battre. Il avait l'impression d'avoir passé sa journée à se battre et d'avoir perdu. Il avait mal.
"Où suis-je ?" murmura-t-il.
"En sécurité" sourit Dani. "Repose-toi, maintenant"
Il se rendormit.
Deux couvertures reposaient sur lui. Le feu brûlait encore, moins fort cette fois-ci. Il avait des courbatures partout, et la douleur était omniprésente. Pourtant, il se sentait mieux qu'avant. Une main large, aux doigts épais, descendait vers lui, une cuillère de soupe dans la main. Le liquide était brûlant, et il toussa.
"C'est bien, comme ça. Bon garçon" murmura Dani, lorsqu'il eut tout avalé.
Il se rendormit.
Une couverture reposait sur lui. Le feu était presque éteint, mais une vive chaleur irradiait encore des braises. Il avait mal, mais la douleur était ténue, distante. Il se sentait mieux. Lentement, il remua sa main. Il leva son pied, et agita ses orteils. Il sourit rêveusement en les voyant bouger. C'était amusant, des orteils. C'était loin, distant, on avait l'impression que ça ne nous appartenait même pas.
"Tu vas mieux ?" fit une voix bourrue, à côté de lui.
Il se retourna avec peine. Dani revenait, une brassée de bois dans les mains. Laath suivait sur ses talons, l'air anxieux.
"Je crois" murmura-t-il. "Je
j'ai beaucoup dormi ?"
Dani plaça quelques bûches stratégiquement dans la cheminée, puis souffla sur les braises. Quelques brindilles firent repartir la flambée. Ce ne fut qu'alors qu'elle se tourna pour répondre, essuyant ses mains poussiéreuses sur son tablier.
"Une dizaine d'heures, je dirais. Tu es résistant, gamin, tu as récupéré très vite. Tu as déjà meilleure mine."
Malek haussa les épaules, et grogna alors que ses courbatures se réveillaient.
"Le sang des Camerlan, courage, honneur, tout ça" marmonna-t-il. "On récupère vite, dans la famille." Puis les souvenirs lui revinrent brutalement. "Et Shareen ? Et Rekk ?"
Dani agita la main vers un des coins de la caverne, de l'autre côté du feu.
Shareen dormait paisiblement, elle aussi recouverte de plusieurs épaisseurs de laine. Elle avait de belles couleurs, maintenant. A la regarder, on ne pouvait imaginer qu'elle soit passé par autant d'épreuves.
"Elle va
bien ?"
"Maintenant, oui. Je dois dire que j'étais inquiet, au début. Elle était complètement frigorifiée. Il va falloir que tu me racontes ce qui s'est passé, mon garçon. Si vous n'étiez pas en si mauvais état, j'aurais trouvé plutôt amusant de voir deux gamins sur mon perron, avec la gamine toute nue, et le garçon qui l'enlace. Ca m'a rappelé des souvenirs sympathiques. Quand j'étais jeune, je faisais toujours semblant d'avoir trop bu, alors que je tenais l'alcool comme n'importe quel gars. Mais
" Elle s'interrompit et toussa ostensiblement. "Mais j'ai bien l'impression que ça n'a rien à voir, je me trompe ?
"C'est une longue histoire" grommela Malek, rougissant furieusement. Puis son visage se crispa. "Rekk
Il n'est pas venu, n'est-ce pas ?"
Elle secoua la tête.
"Non seulement il n'est pas venu, mais la nouvelle a fait le tour de la ville. Rekk, le démon cornu, l'épée de feu, est retenu prisonnier par l'empereur, qui l'a vaincu en combat singulier. Il sera pendu sur la place publique, comme un vulgaire voleur de chevaux, demain dans la soirée."
"Quoi ?" s'exclama Malek, interloqué.
"Pas si fort, tu vas réveiller Shareen. Elle a besoin de repos"
"Quoi ?" répéta Malek, moins fort. "Comment est-ce que vous savez tout ça ? Qui vous l'a dit ?"
"C'est moi" intervint Laath, le visage fermé. Malek ne l'avait pas entendu arriver. "Lorsque je me suis finalement enfui du palais pour revenir ici, les crieurs publics étaient déjà en train d'annoncer l'exécution à la cantonade."
Malek s'assit, malgré les protestations de son dos.
"Mais c'est absurde. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'empereur ? L'empereur est mort."
"Non, je ne parle pas de Marcus. Son fils a pris ce titre pendant que tu dormais. Il a le soutien de la plupart des maisons. C'est lui, l'empereur, désormais, même si le couronnement n'a pas encore eu lieu."
"Ce n'est pas possible" balbutia le jeune homme. "Ce petit monstre ? Empereur ?" Il cilla. "Et qu'est-ce que c'est que ces absurdités sur avoir vaincu Rekk en combat singulier ? Il n'a pas osé ne serait-ce que tirer son épée, ce sale serpent !"
"J'en suis convaincue" fit Dari d'une voix dure. "Personne n'a jamais tiré l'épée contre mon Rekk et survécu. Mais maintenant, j'aimerais que tu commences par le début, et que tu me racontes tout ce qu'il s'est passé là-bas. Je veux savoir comment vous avez réussi à vous échapper, alors que lui s'est fait capturer"
"Ca
"
A voix basse, Malek entreprit de narrer la totalité de leur aventure, essayant de rassembler tous les détails pour brosser le portrait le plus réaliste possible. Laath écoutait, ouvrant de grands yeux, poussant parfois des exclamations d'incrédulité. Dani restait silencieuse, se contentant de hocher la tête de temps en temps. Lorsque Malek en vint à sa chute dans l'eau, elle serra les dents à les faire crisser.
"Le sombre crétin. L'abruti fini ! C'est bien lui, ça, de réfléchir avec ses pieds !"
"Comment ça ?" fit Laath, intrigué.
"Quoi, comment ça ? Tu parles d'un démon cornu ! Tu parles d'une légende du mal ! Il s'est sacrifié pour sauver les gamins, voilà ce qu'il a fait !" Elle hocha la tête en direction de Malek. "Je ne dis pas que c'est une mauvaise chose, et je suis très content que vous soyez en vie. Mais si vous n'aviez pas été là, il aurait pu sauter par la fenêtre et s'enfuir, lui aussi. S'il n'avait pas eu à retenir les gardes et à vous donner de précieuses minutes d'avance
" Elle gémit doucement.
Malek resta un instant interloqué devant le soudain accès de colère de la grosse femme. Ce qu'elle disait était vrai, cependant
"Je ne suis pas sûr qu'il ait sauté, que nous soyions là ou non. Ce n'est tout simplement pas son genre" murmura-t-il.
"Tu as raison" renifla Dani. "Tu as tout à fait raison. Je suis sûr que c'est ce qu'il aurait fait. Il ne se soucie pas du tout de ce que les autres pensent. Tout ce qu'il veut, c'est une sortie digne de lui. Pah ! Je crache sur sa fierté et son orgueil !" Elle avait l'air misérable, se balançant ainsi d'avant en arrière, fixant le feu avec des yeux embués de larmes. "Et maintenant, il va finir pendu, sans même avoir vengé sa fille. C'est ridicule
"
Malek resta silencieux. La vieille femme n'avait pas tort. Il n'avait été qu'un poids mort. Et maintenant, il était probablement recherché. Il avait failli à sa famille, et à son père. Et il se sentait faible comme un nouveau-né.
"Je ne peux pas croire qu'un homme comme lui finisse comme ça" fit-il. "Il va forcément se passer quelque chose
"
"Pour ça, oui, je peux te dire qu'il va se passer quelque chose. Demain soir, je viendrai avec mon arbalète, et ce foutu nouvel empereur n'a pas intérêt à mettre le nez dehors. La vieille Dani a encore un bon coup d'il, et je lui enlèverai l'idée de faire du mal à Rekk. Je veux le voir souffrir, ce fils de sagouin"
"Dani
. Ca ne servirait à rien, tu le sais bien. Le prince est trop bien protégé, et de toutes façons tu te ferais tailler en pièces. Tu peux me dire à quoi cela servirait ?"
"Rekk n'aurait pas hésité" murmura-t-elle. "Il n'a pas hésité, quand j'étais en danger. Il est venu me chercher, au milieu de plus de vingt brigands qui avaient déjoué mon réseau de contrebande et cherchaient à s'en emparer. Il est venu, et il n'a pas réfléchi au danger."
"Rekk, c'est Rekk. Tu n'es pas lui, et moi non plus. Nous n'avons pas sa force ni sa volonté. C'est un fait."
Dani le regarda avec mépris.
"Rekk me disait un jour ce qui motivait ses gestes. Il disait qu'il voulait se voir dans un miroir, et être fier de ce qu'il voyait. Fier de voir l'homme qu'il était devenu. Lorsqu'il a quitté Musheim, voici vingt ans, il m'a laissé un miroir. Il m'a dit qu'il ne supportait plus de se regarder dedans. Et toi, Malek ? Que vois-tu dans un miroir ? Que vois-tu quand tu te rases ?"
Le jeune homme resta un instant silencieux.
"Je n'arrive pas à y croire. Tu veux que nous l'aidions, n'est-ce pas ? C'est ça, que tu veux. Que nous nous lancions à son aide, et que nous le sortions du donjon avant qu'il soit pendu ! Tu sais qu'on n'a aucune chance."
Dani soutint tranquillement son regard.
"Je ne te demande rien" fit-elle doucement. "Je sais juste que, moi, je vais essayer de l'aider. Parce que c'est ce qu'il aurait fait."
"C'est de la folie ! C'est de la folie pure ! Mais que veux-tu que je fasse ? Que je me présente aux portes du palais en disant Oh, Bonjour, je chercherais à savoir si vous voudriez bien nous rendre notre ami Rekk, pas trop abîmé si possible, sinon je vous tranche la gorge ? Ou bien tu veux que j'escalade les murs du palais comme notre ami Laath, ici, et que je me taille un chemin jusqu'aux prisons pour l'en sortir tranquillement ?"
Dani secoua la tête.
"Quand on a assez de volonté, on y arrive. Je peux te dire que je ne resterai pas tranquillement assise pendant qu'on le condamne à mort." Elle claqua des doigts. "Et puis nous ne sommes pas tous seuls. Je connais bien les rebelles, c'est chez moi qu'ils s'équipent. Toi aussi, Laath, tu les as rencontrés. Je suis convaincu que quelque chose est possible avec eux. Ce sont des bons gars, un peu limités, mais sympathiques. Ils m'aiment bien, je pense."
Malek secoua doucement la tête. Tout cela semblait tellement irréel
Il avait regardé dans les yeux de son père, vu la terreur qui s'y larvait, et la douleur lors du déchirement, comme s'il tranchait un lien de chair. Il n'avait plus de famille désormais, plus rien. Il était un vagabond sans avenir et sans famille.
Dans son coin, Shareen remua. Elle s'étira, bailla, puis se leva sur un coude sous le regard humide du jeune homme.
"Contacter la rébellion ? Ca a l'air amusant. Mais d'abord, j'aimerais manger un peu. J'ai faim
"
Message édité par Grenouille Bleue le 31-05-2004 à 02:28:29