Désolé, j'ai passé une Saint-Valentin assez épouvantable, avec rupture et réconciliation dans la même journée. Je vous avouerai que j'ai eu du mal à penser au forum
Mais bon, tout beau, tout chaud, le chapitre XVI est enfin disponible - sur un forum près de chez vous
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Il n'y avait qu'une seule chaise, et Rekk l'avait prise d'autorité. A moitié renversé sur le dossier, complètement à l'aise, le tueur observait Semos avec un demi-sourire qui ne touchait pas ses yeux.
"Installe-toi donc, cher ami. Mets-toi à l'aise. On dirait que tu as peur de quelque chose?".
La petite pièce était habituellement un havre de paix, avec sa large fenêtre qui offrait une vue plongeante sur la ville, mais les rideaux tirés la plongeaient dans l'obscurité. Semos s'empressa de jusqu'aux tentures et de les ouvrir, laissant la lumière pénétrer à flots. La soudaine clarté fit reculer les ombres jusqu'aux coins de son bureau, jouant contre les plumes d'oies qu'il gardait soigneusement taillées et les rouleaux de parchemin enroulés dans tous les coins.
Avec précaution, Semos s'adossa au mur. Sa pomme d'adam montait et descendait alors qu'il regardait l'homme devant lui. Il ne savait pas s'il devait éprouver de la crainte ou de la fascination. Peut-être les deux.
Le maître de l?académie se considérait comme un fin bretteur, mais il y avait quelque chose d?autre dans la personne qui lui faisait face. A le regarder, on pouvait presque sentir des effluves de sang, celui qu?il avait sur les mains et celui qui tachait sa conscience. Ses yeux étaient des puits sans fond, des mares obscures menaçant de l?engloutir. C?était le regard d?un déséqulibré, d'un fou dangereux, d'un tueur ; mais pas seulement. C?était aussi le regard d?un homme qui avait apprivoisé la mort, et qui n?en avait plus peur. Semos enviait ces gens là.
Dissimulant son angoisse derrière une bonne humeur forcée, il entreprit de fouiller le coffre dans lequel il entreposait ses boissons. Il en sortit avec deux verres et une bouteille de liqueur de prune. L?alcool était vieux, et d?une bonne année. Lorsqu?il en versa dans les verres, l?odeur lui monta au nez, âcre et douce à la fois, comme un parfum de femme enveloppé dans du velours. Il poussa un des gobelets vers le Boucher, et garda le second pour lui-même.
"Je ne cherche pas à t?empoisonner" fit-il, arborant un sourire engageant. Il approcha le verre de ses lèvres, et le vida d?un trait. Il avait besoin d?un remontant. "Tu vois ?"
Rekk le regarda sans ciller. Lentement, il porta le gobelet à son nez, et huma le liquide.
"Tu as tort de boire aussi vite" fit-il. "C?est une boisson de choix, une boisson qui se déguste par petites gorgées. De plus, l?alcool va te monter à la tête. J?ai besoin que tu aies les idées claires, Semos, mon ami"
Semos se sentait petit, face à ces yeux qui ne clignaient pas. Il se rappelait soudain ses peurs d?enfant, la peur de la mort qui l?avait toujours tenaillé. Il ne se souvenait pas d?un moment, d?un seul moment dans sa vie, où il s?était senti en sécurité. Toujours cette angoisse le tourmentait. Que devenaient les hommes lorsqu?ils mouraient ? Pourquoi était-ce inéluctable ? Pourquoi lui cesserait-il un jour d?exister ? Et qu?y avait-il après ? Ne pas connaître la réponse à ces questions l?avaient rendu fou de terreur, à l?époque.
Il avait gravi tous les échelons, monté jusqu?au faîte du pouvoir pour laisser enfin une trace dans l?histoire. Les légendes ne mouraient pas, elles. Elles ne mouraient jamais. Semos non plus. Un jour, on louerait ses talents à l?épée. Le meilleur épéiste que l?Empire ait jamais connu. Les enfants murmureraient son nom avec respect et crainte, comme il avait autrefois prononcé le nom de Rekk, lorsque celui-ci s?illustrait dans les guerres Koushiennes.
"Je dois t?avouer que c?est vraiment le dernier de mes soucis, Boucher." Il s?assit lourdement sur le fauteuil de cuir en face de son interlocuteur, et se resservit à boire d?une main qui tremblait légèrement. "Je crois qu?il faut que nous parlions comme des adultes"
Et qu'il essaie de sauver sa peau.
"Baron"
Semos cilla.
"Pardon ?"
"Appelle-moi Baron, pas Boucher. Si tu veux discuter, alors mets-y les formes et la politesse d?usage"
Oui, Semos avait commis des atrocités pour arriver ici. Il en était conscient. Son talent pour l?épée était grand, mais il n?était pas absolu. Ce qu?il recherchait, c?était quelque chose d?absolu, justement. Une réponse à ses interrogations. Un baume sur son âme déchirée. Les leçons qu?on lui donnait ne suffisaient pas, ne suffiraient jamais. Pour être honnête avec lui-même, il aurait pu progresser encore, s?il l?avait vraiment décidé. Il aurait pu faire comme Landon le vagabond, partir voyager au travers le monde, sortir même des limites de l?Empire, combattre en tant que mercenaire, ou dans l?Arène, combattre pour apprendre, et toujours repousser ses limites. Comme Rekk l?a fait. Ce regard? dans l?arène, déjà, il avait ces mêmes yeux. Parce qu?il avait apprivoisé la mort, déjà ? Semos frissonna, se rappelant l?admiration et la terreur qu?il avait ressenti, à sept ans, en voyant le gladiateur impitoyable trancher la gorge de son adversaire, sur le sol. Et le sable blanc, si blanc, qui devenait rouge, si rouge.
"Une boisson intéressante, la liqueur de prune" fit Rekk sur le ton de la conversation. "Je ne te demanderai pas comment tu as appris que c?était mon alcool préféré. Mais cela n?a pas d?importance" Visiblement satisfait après avoir respiré le gobelet, il but délicatement une gorgée, et fit claquer sa langue. "Démons des Abysses, ça faisait longtemps !"
Le maître de l?académie hocha la tête misérablement.
Il avait essayé, pourtant. Il s?était présenté à l?entraînement pour être gladiateur, contre la volonté de son père, contre la volonté de sa famille. Oh, les pleurs et les hurlements que cela avait engendré ! Personne ne le comprenait, personne ne pouvait voir, personne ne pouvait savoir cette terreur qu?il avait en lui, cette sourde inquiétude, cette peur de la mort permanente. S?il la rencontrait, face à face, sur le sable de l?arène, s?il mettait sa vie en jeu, peut-être les choses changeraient-elles ? On appréciait tellement plus la vie, lorsque celle-ci était menacée. Mais il s?était dérobé à la dernière minute, comme il avait su qu?il le ferait. Après s?être opposé à sa famille, avoir menacé sa mère, avoir insulté son père et quitté la maison, il avait finalement fui le premier combat qui lui aurait permis de se battre avec du vrai acier dans les mains.
"Ecoute" fit-il, se resservant à boire d?une main tremblante, "tout cela est ridicule, complètement ridicule."
"Je suis d?accord avec toi, Semos. Tout ceci n?est qu?une farce, mais je ne suis pas le coupable. Pas cette fois-ci. Je suis le bourreau, et je viens exécuter la sentence" Rekk fit passer une gorgée d?alcool d?une joue à l?autre. "Semos, je t?accuse du meurtre de ma fille. Je t?accuse d?avoir envoyé des tueurs à ma poursuite, des tueurs qui ont par ailleurs menacé des personnes auxquelles je tiens ? auxquelles je tenais. Qu?as-tu à répondre à cela ?"
Ces yeux accusateurs, noirs, si noirs. Etouffant un glapissement, Semos entreprit de vider son second verre.
Il avait abandonné toute tentative de dompter la mort, sur le sable de l?arène, alors. Toucher une véritable épée le rendait malade. Seules les armes d?entraînement trouvaient grâce à ses yeux. Les faisceaux de bambou ne constituaient pas une menace. Jamais elles ne pourraient causer la mort, sauf manque de chance flagrant. Cette possibilité le dévorait de l?intérieur, mais il parvint à faire taire cette voix. A defaut de maîtriser l?acier, il maîtrisait le bambou. Et il avait commencé à gagner des duels.
"Je ne vois pas ce dont tu veux parler" fit Semos froidement, stupéfait de pouvoir garder sa voix si calme alors que ses intestins se changeaient en eau. "Je t?offre toutes mes condoléances pour ta fille, mais je t?assure que je ne suis pour rien dans sa?"
Rekk posa la lettre de l?Empereur sur la table, furieux. Son regard brûlait de haine.
"Ne joue pas avec moi, Semos. Pas maintenant, et pas sur ce sujet. J?ai ici un mot signé de la main même de l?Empereur qui m?absous d?avance de tout ce que je pourrais faire, y compris te trancher la tête, ici et maintenant, si jamais une seule de tes réponses ne me plaît pas ! Je te conseille d?être beaucoup plus coopératif, et de répondre clairement à ma question. Oui, ou non, as-tu une part dans l?assassinat de ma fille ? Et pose ce verre !"
Semos sursauta, renversant la moitié de l'alcool sur le sol. D?un suprême effort, il se reprit et posa le gobelet sur la table. Quelques perles de transpiration se formaient sur son front alors que le regard du Boucher s?enfonçait en lui, deux lances acérées fouaillant sa chair. Il hésita un instant.
"Non" finit-il par dire. "Non, ce n?est pas moi qui l?ai tuée, et je ne sais pas qui l?a fait. Je te le jure? c?est la vérité, Rekk !"
Le Boucher hocha doucement la tête, acceptant sans discuter les dénégations de son interlocuteur. Un sourire apparut puis disparut sur ses lèvres.
"Deuxième question. Est-ce toi qui a envoyé des hommes me tuer à Bertholdton ? Est-ce toi qui a proposé une récompense pour ma tête ?"
Le duel, tel avait été la voie qu?il avait choisi vers la gloire. Dans un duel, on ne versait pas de sang. On utilisait des armes d?entraînement, ou des épées au bout rond. Des armes qui ne pouvaient donner la mort, mais qui pouvaient apporter la gloire. Semos n?avait jamais eu peur, avec ces armes de bambou. Il se sentait en paix avec lui-même, en paix avec son âme. Ses talents d?escimeurs pouvaient enfin se révéler au grand jour. Petit à petit, son nom avait commencé à circuler dans les bals et les discussions mondaines. A la cour, il était devenu la coqueluche de ces dames. Et, toujours, il s?entraînait.
Le bruit de doigts irrités tambourinant sur la table le ramena brutalement à la réalité.
"Oui" fit-il, baissant les yeux. "C?est moi"
Rekk se pencha en avant.
"Tu admets donc que tu as essayé de me tuer ?"
"Oui"
"Pourtant, tu dis que tu n?as rien à voir avec la mort de ma fille"
"Non"
"Alors? pourquoi ?"
Rekk semblait sincèrement surpris. Ses mains avaient cessé de pianoter sur la table, et reposaient maintenant sur la garde de son épée. Ce n'était qu'une position comme une autre, mais Semos ne put s'empêcher de sentir la tension monter en lui.
Ses excuses semblaient tout d'un coup bien pathétiques. Pourquoi avait-il fait ça, exactement ? Comment avait-il pu se laisser embarquer dans cet engrenage ?
Il baissa les yeux, alors que les souvenirs affluaient de nouveau.
Petit à petit, il avait enfin conquis la place qu?il désirait. Mais pas totalement. Tout le monde le félicitait, tout le monde s?inclinait? mais tout le monde s?accordait à dire que Gundron était plus fort que lui, bien plus fort, sans commune mesure. Alors il avait organisé ce duel. Et il avait triché.
L'Empire avait besoin de héros. Les jeunes gens voulaient des figures auxquelles ils pouvaient s'identifier, et le borgne ne remplissait pas ce rôle. L'Empereur Marcus avait tranché. Le combat serait truqué, et Gundron ferait semblant de perdre.
La victoire, encore maintenant, lui laissait un goût amer dans la bouche. Mais la peur de la mort avait disparu, pour un temps. Cette fichue peur s?était diluée dans le plaisir d?être enfin acclamé, et de pouvoir briguer les plus hautes fonctions. Son plan avait réussi. Tout le monde l'adulait, dans les rues. Il était Semos l'invincible, Semos l'indomptable. Le duelliste invaincu. Cette fois-ci, il en était certain, sa légende allait pouvoir être bâtie.
Mais Deria avait été assassinée, et avec elle la menace était reparue, bien réelle cette fois, d?une puissance obscure qui réclamait sa vie.
Il avait paniqué. Il avait tout simplement paniqué.
"Je? ne sais pas vraiment" murmura Semos après un instant. Il s?appuyait contre le dossier de la chaise pour rester debout, tous les muscles tendus. Son visage était secoué de tics nerveux. "Je pensais que vous vouliez vous venger"
"Ne dis pas n?importe quoi" gronda Rekk. Il frappa du poing sur la table. "Me venger de quoi ? Si tu n?as rien à voir avec la mort de ma fille, alors pourquoi voudrais-je me venger ?"
"Parce que? je n?ai pas su? la protéger ?" hasarda Semos.
Rekk eut un sourire mauvais.
"Personne n?aurait pu protéger Deria contre son gré, Semos. Personne. Shareen et Malek m?ont expliqué ce qui s?est passé. Tu n?avais pas grand chose à te reprocher. Alors, je le répète, pourquoi ?"
"Gundron?" balbutia le Maître de l?Académie, livide.
Depuis que Semos avait pris la place du borgne à la tête de l?Académie, Gundron avait toujours été là pour prodiguer ses conseils, fortement incité par l?Empereur à faciliter la route du nouveau Maître. C?est lui qui avait conseillé d?accepter Deria dans l?Académie, tout en sachant parfaitement ses liens de parenté avec le Banni. Ces conseils étaient bons, toujours bons. Il n?ordonnait jamais rien, se contentait de suggérer. Pourtant?
Lentement, la colère remplaça la peur, sur le visage de Semos.
"Quoi, Gundron ?" s?enquit Rekk calmement. "Gundron un-?il ?"
"Le maudit fils d?oursin ! L?immonde canaille !" Semos tempêtait, maintenant. "Comment est-ce que j?ai pu me faire manipuler aussi facilement ? Comment est-ce que j?ai pu?"
"Gundron a un talent particulier pour faire passer ses idées" fit le Banni, haussant les épaules. "Nous avions eu une? petite altercation à ce sujet la dernière fois que nous nous sommes vus. Il y avait perdu un ?il."
"Si je pouvais, je lui ferai perdre l?autre ! C?est lui !" clama Semos, fou de rage. "C?est lui qui a tout manigancé ! C?est lui qui m?a dit que vous voudriez vous venger, c?est lui qui a affirmé que vous me tueriez sans hésiter. Il a dit qu?il ne fallait pas que vous soyiez prévenu de la mort de votre fille, et ensuite il voulait que vous ne veniez pas ici. C?est lui qui m?a incité à mettre une prime sur votre tête ! Qu?est-ce que j?ai pu être stupide !"
"Il a dit ça comme cela ?" fit Rekk, incrédule.
Semos s'empara du verre sur la table et le vida d'un trait. La chaleur du liquide lui emplit l'estomac comme de l'or en fusion.
"Non, bien sûr que non ! Des mots par ci, des mots par là. Vous savez comme il est, à avancer voilé. Je ne sais pas comment il a fait, mais j?étais convaincu que vous alliez vouloir me tuer"
Rekk hocha la tête.
"Mmh? Tu crois qu?il serait derrière la mort de ma fille, alors ?"
"C?est possible ! Il avait des raisons, en tout cas !"
"Ca se tient" fit le Banni en haussant les épaules. "Il se vengeait de moi, et mettait le tout sur tes épaules. Peut-être avait-il aussi des raisons de t?en vouloir. J?ai entendu parler d?un duel, voici un an"
Semos déglutit.
"Quoi qu?il en soit, je suis innocent dans cette affaire. Si vous voulez, je peux vous aider à retrouver ce fils de chienne et à comprendre pourquoi il nous en veut autant ?" Son sang se glaça alors que Rekk secouait l?index en signe de dénégation.
"Non non, mon petit Semos. Je n?en ai pas fini avec toi. Gundron n?était pas censé savoir que Deria était ma fille, tu sais ? Je n?en avais parlé qu?à deux personnes. L?Empereur? et toi, car l?Empereur te faisait confiance et voulait te mettre dans la confidence. C?est donc toi qui en as parlé à Gundron, alors que tu savais pertinemment qu?il avait des raisons de m?en vouloir" Il haussa le ton. "Tu es le pire abruti que l?Empire ait jamais vu, Semos, et si Gundron a tué ma fille, alors tu n?en es pas moins coupable !"
Semos recula jusqu?à avoir le mur dans le dos. Il suait à grosses gouttes.
"Ce n?est pas vrai? Ce n?est pas possible. Ce n?est pas comme ça? je ne savais pas? et ce n?est peut-être pas lui?"
Rekk se leva et ramassa la lettre de l?Empereur, sur la table.
"Tu m?as appris tout ce que je voulais savoir. C?est intéressant, ce que tu m?as dit sur Gundron. Mais il est temps d?en finir."
"En finir ?" glapit Semos, reculant d?un pas.
Rekk garda son épée au fourreau. Il avait un drôle de sourire aux lèvres.
"Rassure-toi, Semos. Je ne suis pas aussi méchant qu'on le dit. Je veux agir selon les règles, pour ne pas mécontenter l'Empereur." Il haussa les épaules. "Il paraît que tu es un bon duelliste. Prouve-le." Il avança sur le maître et le gifla soudainement. "Par mon titre et par mon honneur, je te défie en combat singulier. Un combat au premier sang. Choisis ton arme."
Semos tituba sous la violence du coup. Rekk n'y était pas allé de main morte, et il lui fallut quelques temps pour réaliser ce qu'il venait de passer. Lorsqu'il y parvint, sa vision se brouilla alors que le soulagement l'envahissait. Un duel au premier sang ? Voilà qui lui convenait totalement ! Une épée de bambou en main, il était imbattable.
Pour la première fois, son sourire était confiant.
"Je comprends?" murmura-t-il. "Je comprends. Mais, si tu gagnes ce duel ? Ou si tu le perds ?"
"Dans les deux cas, je considérerai mon honneur comme satisfait. Sommes nous d'accord ?"
"Tout à fait d?accord !" balbutia Semos, tout à son soulagement.
"Alors sortons dans la cour. Tu devrais pouvoir me trouver une arme d?entraînement dans ton académie"
"Quoi? maintenant ?"
"Pourquoi attendre ? J?ai beaucoup de choses à faire avant ce soir, autant s?en débarasser tout de suite" Rekk haussa les épaules. "De plus, je n?ai pas beaucoup dormi et je sors d?un combat éprouvant ? avec un des chasseurs de primes que tu avais envoyé à mes trousses. Un certain Comeral. Tu auras beaucoup plus de chance de gagner maintenant. Ou préfères-tu que je me repose ?"
"Non non, ça ira" fit Semos, se mordant la lèvre inférieure.
L'homme en face de lui était une véritable légende. Ses informateurs lui avaient rapporté qu'il était parvenu à tuer huit adversaires à Carnogel. Et Comeral était connu pour ses prouesses avec son énorme espadon.
Semos aurait-il été capable d'en faire autant ? Avait-il ses chances dans ce duel ?
Il sourit froidement. Avec une arme d'entraînement, nul ne l'avait jamais vaincu.
Reprenant confiance, il suivit Rekk au bas des marches.
Cela faisait plus d?une demi-heure que Shareen attendait patiemment, sous le regard attentif des gardes. Rekk ne semblait pas vouloir revenir avant longtemps, et elle s?ennuyait. Malek s?était allongé contre un mur, et il somnolait doucement, rattrapant sa nuit. La jeune fille aurait bien aimé l?imiter. Elle se sentait fatiguée, moulue. Elle avait l?impression qu?elle ne parvenait plus à contrôler ses émotions. Lorsqu'elle avait vu Rekk frapper le maître, elle n'avait rien senti d'autre qu'une intense exaltation. Elle avait approuvé son geste brutal.
Rekk? si seulement elle pouvait vivre comme lui, avec cette nonchalante grâce des grands félins. L?homme était cruel, certes, et souvent impitoyable, mais il ne semblait pas connaître la peur, le doute, l?angoisse, l?inquiétude qui minaient systématiquement la jeune fille. Avec lui, tout semblait plus simple. La vie était faite de n?uds à dénouer, et le Banni les tranchait sans se soucier de ce que les autres pouvaient dire. Elle voulait être ainsi, elle aussi. Si seulement il voulait bien lui apprendre? Elle pourrait enfin se défendre. Ce n?est pas en comptant sur les hommes ? elle jeta un coup d??il écoeuré à Malek, tranquillement allongé ? qu?elle pouvait assurer sa protection.
Prenant finalement sa décision, elle s?empara d?une épée de bois, dans le râtelier contre le mur, et s'approcha du jeune noble. De la pointe de la lame, elle lui chatouilla les côtes. Malek se retourna sur le côté.
"Malek ! Hé, Malek !"
"Hmm ?"
Elle le poussa plus fort.
"Malek !"
Le jeune homme ouvrit les yeux, et bondit en position de défense, la main sur son épée. Ses yeux étaient écarquillés.
"Hein, quoi ?"
"Je suis content de voir que tu es réveillé" observa Shareen avec sérieux. "Dis-moi, puisque nous n?avons rien d?autre à faire qu?attendre, est-ce tu accepterais de t?entraîner contre moi ? Je veux essayer d'apprendre"
Le regard qu'il lui lança était incrédule.
"Quoi ? Là ? Maintenant ? Dieu Honorable, j'ai sommeil. Je veux me reposer. Tu peux m'accorder ça, quand même ? On voit bien que ce n'est pas sur toi que Rekk a le plus insisté, hier."
La jeune fille pinça les lèvres. L'ancienne Shareen se serait déjà découragée, mais la nouvelle se contenta de lui lancer un regard incendiaire.
""C?est un service que je te demande" fit-elle, gardant sa voix sous contrôle. "Pour passer le temps ?" Il hésita. "S'il te plaît ?"
"Je ne?"
"S'il te plaît ?"
Malek poussa un juron. Les filles, de tout temps, avaient inventé des manières de faire plier les hommes, et c'était de bonne guerre. Mais l'?illade que Shareen venait de lui lancer était une tout bonnement déloyale.
"Nous n'avons pas d'armes d'entraînem?" commença-t-il faiblement, avant de s'interrompre. Ils étaient dans la cour principale de l'Académie, et des dizaines de mannequins trônaient autour d'eux, avec une épée de bois rangée dans leur fourreau en attendant leur prochaine utilisation. "Bon? très bien. De toute façon, je m'ennuyais un peu aussi. Mais je te préviens, même avec une arme en bois, ça peut faire mal. Je ne suis pas responsable si jamais tu as des bleus partout, d'accord ?"
"J'ai déjà des bleus partout" fit doucement Shareen., se mettant en position pour attaquer.
Les deux lames s'entrechoquèrent dans un silence de mort. Les gardes s'étaient adossés au mur et se penchaient en avant pour mieux voir. On les avait chargés de surveiller les jeunes gens, mais toute distraction était la bienvenue.
Malek était sans aucun doute moins habile que le Boucher, mais la différence n'était pas visible alors qu'il faisait face à la jeune fille. Elle n'avait pas un niveau suffisant pour pouvoir vérifier ce fossé. Le noble se battait sans erreur, mais sans imagination, et il montrait une douceur surprenante dans ses mouvements, comme s'il ne voulait pas la blesser. Lorsqu'il lui attirait son attention sur une faille dans sa garde, il la touchait légèrement de la lame, au lieu de la cingler violemment comme le Boucher l'avait fait. C'était une méthode plus douce, mais Shareen se prit à regretter qu'il ne se montre pas plus violent. Elle n'était pas en sucre, et elle n'apprendrait absolument rien comme ça. Machinalement, elle repoussa ses cheveux en arrière et essuya la sueur qui menaçait de lui couler dans les yeux. Elle n'apprendrait sans doute jamais à vraiment savoir se battre, mais elle avait bien l'intention de savoir au moins comment se défendre un minimum. Disons, assez de temps pour que quelqu'un vienne à son aide. Pour que Rekk vienne à son aide.
"Tu ne te débrouilles pas si mal que ça" sourit Malek, quelques minutes plus tard. Il baissa son épée et la laissa pantelante, des lumières dansant devant ses yeux. "Tu as des poignets un peu faibles, mais il suffit de les travailler. Je suis sûr qu'on pourrait faire quelque chose de toi."
"C'est vrai ?" balbutia-t-elle, la voix hachée.
"Vrai de vrai. J'avoue que je ne m'attendais pas à ça. Les filles sont généralement plutôt?" Il fit la grimace, enlevant son casque, et elle éclata de rire. "Tu vois ce que je veux dire ?"
"Je vois parfaitement, oui."
Shareen haussa un sourcil. Il n?était vraiment pas mal, maintenant qu?il n?avait plus ce bassinet ridicule sur sa tête. Et son sourire était vraiment chaleureux. Etait-ce comme ça que Deria le voyait tous les jours ? Comment avait-elle pu résister ?
Malek reposa doucement l'épée de bois contre le mannequin d'entraînement. Lorsqu'il se releva, le sourire avait disparu. Son expression était soucieuse.
"Je me demande ce que fait Rekk. J'espère qu'il n'a pas encore provoqué une catastrophe."
"Le Baron FroidVal sait ce qu'il fait" se précipita Shareen. "Ne t'inquiète donc pas comme ça. Je suis sûr qu'il ne va pas tarder à descendre. Après tout, ils ont beaucoup de choses à voir ensemble, tu ne crois pas ? Ah, les hommes, ça parle, ça parle?" Les mots se bousculaient pour tenter de couvrir l'erreur de Malek. "Cet entraînement m'a épuisée, je pense que je vais bien dormir, cette nuit. Pas toi ? J'ai trouvé la chambre très confortable. Si seulement j'avais pu en profiter plus longtemps?"
Malek ouvrit et ferma sa bouche lentement, comme un poisson alors qu'il réalisait ce qu'il venait de dire.
"Je? bien sûr. Bien sûr, Shareen."
Les soldats n'avaient visiblement rien remarqué. Ils baillaient ostensiblement, toujours adossé au mur comme s'ils craignaient que celui-ci s'effondre. Shareen se permit un soupir de soulagement.
"Attention, Malek?"
"Je suis désolé. Je n'ai pas?"
La porte de la tour s?ouvrit enfin, laissant passer Rekk et Semos.
Shareen lança un regard surpris au Banni. Ce n?était pas dans ses habitudes de laisser ses ennemis vivants. Que s?était-il passé ? Quand il vit qu?elle le regardait, il lui fit un clin d??il amusé. Ca non plus, ce n?était pas dans ses habitudes.
"Baron FroidVal !" s'exclama-t-elle, insistant sur le nom avec un regard en biais pour Malek. "Tout va bien ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"
Rekk marcha jusqu'à elle, et ses lèvres s'incurvèrent en un demi-sourire.
"Pas grand chose, Shareen. Rien de bien passionnant. Ce gentilhomme et moi-même allons faire un duel à la première touche, pour laver l?affront qu?il m?a fait. Rien de plus." Il haussa la voix, pour se faire entendre des gens massés dans la cour. "Qu?on nous apporte des épées d?entraînement ! Et faites place ! Libérez la cour ! Enlevez ces mannequins ridicules !"
La folie et la frénésie s?emparaient de l?Académie alors que la nouvelle se répandait dans les couloirs. Maître Semos allait se battre ! L?événement était de taille, le dernier duel remontait à un an, à ce combat bref contre Gundron, qu?il avait remporté avec tant de panache. Maître Semos allait se battre ! Les cadets, les novices, les maîtres se précipitaient dans la cour dans un joyeux brouhaha pour observer leur idole en action. Contre qui se battait-il ? Nul ne le savait précisément. Un obscur baron, disaient certains. Un guerrier aux yeux mauvais, prétendaient d?autres. Un voyageur arrogant, affirmait encore un groupe. Mais tous s?accordaient sur le même point : il n?aurait aucune chance. Pas contre le terrible Semos, la meilleure lame de l?Empire, peut-être la meilleure du monde.
Ce fut un concert de bousculades, de coups de coudes et de grognements outrés alors que tous prenaient position autour de la cour intérieure, créant effectivement une arène de plusieurs coudées de longueur. Plusieurs maîtres s?étaient rués sur lui à sa sortie de la tour, discutant et protestant avec énergie, mais il les avait rabroués vertement et, désormais, ils en étaient réduits à observer le combat, eux aussi. Shareen marcha sur un grand nombre de pieds avant de pouvoir enfin se glisser au premier rang, étouffant les protestations de "pardon" péremptoires.
C'était facile, finalement, de prendre l'assurance. Une fois qu'on avait décidé de ne pas marcher sur les pieds, on prenait l'habitude d'écraser ceux des autres. La jeune fille grimaça.
Les deux hommes se faisaient face dans l?arène, épée de duel au poing. Ils souriaient. Semos semblait beaucoup plus calme qu?il l?avait été quelques temps auparavant, et il tenait son épée dans une main ferme. Il testa l?équilibre de son arme en effectuant quelques moulinets, puis s?avéra satisfait.
"Commençons" proposa-t-il.
Maître Heilban s?avança de mauvaise grâce.
"Je continue à penser que c?est une folie, Maître" fit-il. "Je peux m?occuper moi-même de?"
"Non, tu ne peux pas" trancha Semos. "Et de toute façon, il est à moi"
Heilban s?inclina.
"Si tel est votre souhait?" Il haussa la voix. "Le duel se fait à l?arme d?entraînement, et se terminera à la première touche. Cela satisfera-t-il votre honneur ?"
Les deux hommes hochèrent la tête. Shareen regarda Rekk avec stupéfaction. Elle n?imaginait pas le Démon Cornu se contenter d?une sanction si symbolique.
D?un autre côté? il était vrai qu?avec tout le public qu?ils avaient en ce moment, si jamais Semos perdait, il serait discrédité. Peut-être ce châtiment était-il pire que la mort, pour un homme aussi ambitieux ? Mais, tout de même, Shareen restait dubitative. Se pouvait-il qu'il change d'avis au dernier moment ? Son regard s'attarda un instant sur l'épée, la vraie, qui se balançait à la ceinture du Boucher. Il ne lui faudrait qu'une fraction de seconde pour la tirer. Contre un adversaire surpris, cela ne ferait pas un pli.
Mais, obscurément, elle savait que Rekk ne renierait pas sa parole.
"Combattez !" cria Maître Heilban, baissant la main.
Semos avança d?un pas, le sourire aux lèvres. Tout s?arrange, finalement. Il avait hésité à se laisser toucher, simplement pour que l?homme se déclare satisfait et que tout s?arrête ici, mais la centaine de spectateurs rendait la chose plus difficile. Il allait vraiment combattre, et il allait vaincre. Personne ne pouvait se comparer à lui, lorsqu?il s?agissait d?un duel à la première touche. Personne.
Avec un cri, il se jeta en avant, exécutant avec dextérité la botte qu?il avait mise au point au fil de ses combats. Nul ne pouvait la parer, nul ne pouvait l?esquiver. Le duel serait terminé en une fraction de seconde. L'épée siffla alors qu'il se fendait en un mouvement long et bas.
Rekk bloqua la lame avec le pommeau de son arme, sans même paraître bouger son poignet.
"Un problème, Maître ?" fit le Boucher alors que Semos se remettait en garde, hébété. "A moi, maintenant. Je veux que cette première touche soit mémorable."
Le bambou parut prendre vie dans ses mains alors qu?il attaquait, frappant à mille endroits à la fois pour perturber la garde de l?adversaire, se retirant au dernier moment sans jamais qu?il y ait contact, trompant la défense de son ennemi sans jamais pousser son avantage. Et Semos comprit qu?on se jouait de lui.
Il y avait des "ooh" et des "aah" dans la foule, alors que tous réalisaient ce qu?il se passait. Non seulement Semos ne gagnait pas, mais il semblait ne pas pouvoir lancer une seule attaque, ne pas pouvoir se défendre contre l?habileté démoniaque de l?homme qui lui faisait face. Il y eut un brouhaha dans l?assistance alors que tous s?interrogeaient sur l?identité du mystérieux bretteur. Le nom de "Baron FroidVal" fut bientôt sur toutes les lèvres.
"Pourquoi est-ce que tu ne me touches pas ?" gronda Semos, parant brutalement une attaque qui lui frôlait la poitrine. «Pourquoi est-ce que tu ne mets pas fin à cette farce ?"
Il croisa les yeux de son adversaire, et son c?ur fit un bond. Dans ce regard, il n?y avait aucune compassion, aucune mansuétude, aucun pardon. Tout d'un coup, il n'avait plus envie que ça se finisse.
"Tu as raison. Tout cela n?a que trop duré" fit doucement Rekk.
Et il allongea de toute ses forces un coup d?estoc à la gorge de Semos, écrasant la glotte, pulvérisant le larynx, et étouffant les derniers mots en une explosion de bambou. Le maître de l?Académie s?effondra sur le sol, lâchant son épée. Ses mains se posèrent désespérement à son cou, alors qu?il ne pouvait déjà plus respirer, et que le sang coulait abondamment. Ses yeux bougeaient désespérément.
"Je?" coassa-t-il au milieu des bulles de sang.
Lentement, une immense paix descendait sur lui, une douceur et un calme divin qui étanchèrent sa peur. Il se sentait partir, et il n?y avait plus de douleur. Rien que les battements de son c?ur, et cette paix intérieure qu?il n?avait jamais connu. Il avait été stupide, de croire que Rekk lui pardonnerait aussi facilement d?avoir mis sa tête à prix. Il avait été stupide, de penser qu?une épée d?entraînement ne pouvait pas être dangereuse. Mais même ses regrets se fondaient lentement dans le néant qui l?aspirait, et le bonheur qu?il ressentait enfin. Ce n?était que ça, finalement ?
Rekk jeta un regard froid au cadavre devant lui, ignorant les hurlements et les cris des spectateurs.
"Première touche, et premier sang. J?ai gagné le duel."