En guise de petit cadeau bonux pour ceux qui ont la patience d'attendre le début du tome 2 depuis plus d'un mois, voici un inédit collector: l'introduction d'une histoire-fleuve que j'avais commencée voici six ans de ça, et qui est dans mes placards depuis trois ans au moins...
Bon, j'espère avoir progressé depuis mais ça reste lisible - hopefully
Introduction.
Brajan De'Stil était fatigué. Il n'aimait ni l'endroit, ni les circonstances, ni le temps qu'il faisait. Il n'aimait pas la violence, il n'aimait pas la guerre.
Les bottes en peau de Ferrat s'enfonçaient dans la boue à chaque pas, et en ressortaient avec un bruit de succion écoeurant. Ces bottes, il les avait payées dix-neuf sequins chez un marchand Arenidien. Le gros homme lui avait assuré leur étanchéité parfaite et leur robustesse hors du commun.
"Mieux vaut encore croire son épouse qu'un Aredinien" grommela Brajan, désabusé. Le proverbe était encore d'actualité.
Le temps n'allait pas en s'améliorant, et son humeur non plus. Cela faisait bien trois jours qu'il pleuvait des cordes. Les planifications se faisaient sous la pluie, les stratégies se décidaient sous la pluie, et les batailles se livraient sous la pluie. Les Neuf Nations pataugeaient dans la boue jusqu'à mi-mollets, quand elles ne s'y enfonçaient pas plus. Quelque chose lui disait que cela n'aurait pas dû se passer comme cela. Ils possédaient à eux huit un incroyable potentiel magique, et auraient dû être capable d'influencer le temps tout autour d'eux, sur une zone considérable. Pourtant, c'était Eux qui menaient la danse. Eux. Et surtout Lui.
" Maître De'Stil ! "
Brajan tourna vivement la tête alors qu'un jeune soldat rentrait sous sa tente sans prendre la peine de se faire annoncer. Des gants sales écartèrent les tentures plus avant pour faciliter l'entrée, et le vent de la nuit s'engouffra avec le nouveau venu. Les innombrables parchemins qui parsemaient la grande table en chêne s'agitèrent en tous sens; l'encrier que Brajan avait fort judicieusement placé dessus pour les immoboliser tomba à terre.
C'était un vent humide et mordant, qui charriait, en même temps que l'odeur fétide des morts et de la fosse commune, des promesses de neige. Le Haut Mage eut un frisson alors que l'odeur lui montait aux narines, et reserra sa cape blanche contre lui. Blanche, immaculée, comme il l'aimait tant. Même s'il ne pouvait se permettre de gaspiller une parcelle de ses Pouvoirs pour éviter la pluie et la boue, il ne laisserait jamais l'insigne de son Ordre souillé. Et la cape restait blanche, la poussière et l'eau miraculeusement arrêtés à un pouce d'elle.
"La neige est blanche pour être plus facilement salissable" murmura Brajan, en regardant ses papiers épars d'un air morne.
Il avait les yeux dans le vague. Quelque chose lui disait qu'il devrait se mettre en colère contre cette intrusion soudaine, mais il n'en avait ni le courage, ni l'envie. De la neige. Un sourire apparut et disparut sur ses lèvres minces, alors qu'il se tournait vers le soldat. Son mouvement brusque projeta des éclaboussures de boue en tout sens, mais pas sur sa cape. Jamais sur sa cape.
Après son entrée inconvenante et haletante, le soldat semblait s'être rendu compte de son comportement, et restait désormais immobile. Si aucun garde ne se trouvait à l'entrée de la tente du Grand Mage, Grand Général des Armées Alliées, c'est que personne n'osait rentrer ici sans une bonne raison. Tout le monde savait que Brajan avait tendu des pièges magiques tout autour de lui, et que le moindre geste agressif serait aussitôt sanctionné par une mort atroce. Le mage s'était déjà forgé une réputation de sévérité auparavant, mais l'état de guerre l'avait rendu impitoyable. Deux soldats gardant sa tente, c'était deux soldats en moins sur le champ de bataille, comme il se plaisait à le marteler.
Jusque là, on lui avait envoyé six tueurs, déguisés de différente manière. Les six étaient morts avec la même expression d'intense stupeur, leur arme à peine dégainée. Les Runes, tout autour, réagissaient au moindre geste agressif. Brajan se demanda, avec un cynisme fatigué, si ce garçon était un septième assassin. Il en doutait. Il était bien jeune et paraissait peu expérimenté. Un meurtrier aurait agi avec plus de discrétion, n'aurait pas éveillé sa méfiance en entrant si brutalement. Mais qui pouvait savoir ?
L'homme s'immobilisa. La pluie gouttait de ses longs cheveux, sur son visage blême. De toute évidence, il revenait d'une escarmouche particulièrement violente. Sa cuirasse, frappée aux armes de Ghondan, était cabossée en de nombreux endroits, et les mailles qui recouvraient ses bras et ses jambes n'étaient pas dans un meilleur état. Il était recouvert de boue et de sang séché, et son fourreau était vide. Il portait en remplacement un long couteau dans son ceinturon. Le soldat ploya le genou et s'inclina.
"Avec votre permission, Maître De'Stil, des nouvelles importantes."
Brajan eut un rire dur.
"Des nouvelles importantes ? Cela fait des heures que je reçois des messagers, et des heures que les informations se succèdent. Toutes importantes, toutes cruciales. Et, bien sûr, je dois revoir à chaque fois mes plans sous un nouvel éclairage !" C'était nécessaire, bien entendu. Mais il sentait ses efforts futiles. Ses pouvoirs et son rang ne l'avaient pas habitué à se sentir aussi impuissant, et il ne pouvait s'empêcher de grincer des dents. "Allons, parle !"
Il se détourna pour fouiller dans le seul coffre de la tente, celui qui contenait sa réserve d'alcool. Il savait d'expérience que les. gens ne se sentaient pas réellement à l'aise lorsqu'il les regardait. Ses yeux vairon, une particularité intéressante, plongeaient dans l'effroi ceux qu'il regardait avec méchanceté ; mais ils troublaient également ceux auxquels il voulait du bien. Il eut une pensée rapide pour Ludmilla, rapide car le soldat commença enfin à parler. Il s'exprimait lentement, d'une voix calme et pondérée, contrastant du tout au tout avec son irruption si soudaine. Les Runes de Vérité, luisant doucement dans l'obscurité, garantissaient la véracité de son propos. Mais plus il parlait, et plus le visage de Brajan se fermait. Il se versa un verre de Te'ssari.
" ?. de tous les côtés. Leur moral est complètement sapé. Ces bêtes d'ombre sont beaucoup trop pour nous, vous comprenez? on murmure? "
On murmure beaucoup, lorsque l'on fait partie d'une armée qui se fait décimer. Décimer par des êtres sans chair et sans substance, pures ombres, cauchemars se nourrissant des peurs latentes des belligérants. Et qui peut si bien cacher ses terreurs enfantines qu'elles ne ressortent pas sur un champ de bataille ? Brajan avait prévu cette intervention des Ombres, mais l'avoir prévu ne rendait pas la parade plus évidente. Si seulement ils avaient la maîtrise du ciel?
" Comment t'appelles-tu ? " demanda Brajan, doucement.
Le soldat s'arrêta en plein milieu de son exposé, alors qu'il narrait d'une voix monocorde la déroute de son propre bataillon. Il baissa les yeux un instant, visiblement mal à l'aise sous le regard scrutateur du Grand Mage, et ses mains se posèrent involontairement sur la poignée de son couteau, avant de s'en éloigner comme s'il s'était agi d'une vipère. Il déglutit.
" Bareon d'Az, maître. Mais? "
" Bareon, tu m'as l'air d'un messager fort capable. Alors stoppe ici ton compte-rendu, et va me chercher Teklan. Quoi qu'il fasse, dis-lui de venir immédiatement. J'ai besoin de ses lumières. "
Le soldat, les yeux dans le vague, sursauta nerveusement quand le mage se tut, puis exécuta un salut maladroit et se rua au dehors de la tente, pataugeant dans la boue en un trot rapide. Brajan soupira.
Attendant dans la semi-pénombre l'arrivée de Teklan, il réfléchit à ce qu'il allait devoir lui demander. Le Mage Jaune, était habituellement capable de faire rayonner le soleil par sa seule présence, de dissiper les nuages et l'obscurité. Si quelqu'un était capable de détruire cette menace, c'était bien lui. Seulement, cela faisait bien longtemps que Brajan s'était rendu compte de l'impuissance de ses mages. Il leva son verre au ciel en un salut amer, et but. Il allait avoir besoin de toute sa lucidité dans les heures qui viendraient, mais un simple verre ne lui ferait pas de mal. Ou deux verres.
Hermon avait tout prévu. Son offensive s'était abattue sur les Royaumes avec une force et une coordination sans précédent. C'était d'abord Shelag qui était tombée, celle qu'on nommait le Grenier du Monde, Shelag et ses champs de blé et d'orge. Puis Ghondan, et Naersh. Tant de temps perdu, tant de palabres, tant de discussions et de compromis auprès de tous les monarques? pour en arriver là. Dans la boue, le froid, et l'amertume d'une défaite prochaine.
Le bruit de la neige écrasée sous de lourdes bottes lui fit relever la tête, juste à temps pour voir Teklan entrer. Le colosse se courba pour passer sous les draperies, et prolongea son mouvement en un salut parfait. Teklan avait toujours été respectueux des convenances, et ni la boue ni l'urgence n'y changeraient quelque chose. D'autant plus que la saleté ne semblait entacher en rien la lourde armure d'or dans laquelle il était engoncé, brillant de mille feux sous la lueur pourtant faible des bougies, sur la table.
" Vous m'avez fait demander, Maître ? "
" Oui. Des nouvelles graves viennent d'arriver, et j'aimerais que tu me donnes ton avis. "
" Mon avis ? A mon avis, nous sommes dans une situation désespérée, et je suppose que ces? nouvelles graves n'éclaircissent pas la situation. " Le mage jaune leva les yeux pour croiser le regard furieux de son supérieur, mais cela ne parut pas le troubler outre-mesure. Soupirant, il ôta son heaume et le fit tournoyer dans ses mains. A chaque tour, les lumières dans la pièce paraissaient aspirées puis soudain brillaient plus fort, comme si elles mouraient et renaissaient chaque seconde. " Oh, je ne dis pas que nous devons abandonner la lutte. Vous devriez savoir, après tout ce temps, que je m'opposerai à notre frère jusqu'à la mort. Mais justement, je sens cette mort approcher, et c'est une perspective à donner le frisson à n'importe qui, même moi. " Il cessa enfin de tourner le casque dans ses mains et répéta : " même moi. "
Brajan, dont l'expression était devenue impénétrable, se leva soudain. D'un geste de la main, il embrassa toute la petite tente, les parchemins sur la table, et ceux épars sur le sol.
" Je ne vous ai pas fait venir ici pour subir vos discours fatalistes, Teklan. Le temps vous pèse, comme il me pèse, mais il faut faire avec. Tout n'est pas encore perdu__ " Teklan haussa les épaules. " __Tout n'est pas encore perdu, je vous dis. Nous avons encore certaines cartes à jouer, et je pense que notre ami commun risque d'avoir quelques surprises? Ceci dit, il nous faut sérier les problèmes. Pour l'instant, notre problème, ce sont les Ombres. Et c'est vous et vos mages qui allez le résoudre. "
" Nous ? " murmura Teklan.
" Oui, vous, qui d'autre ? Nul mieux que l'ordre de la Lumière ne peut lutter contre ces spectres, vous le savez très bien. Vous avez été depuis le début de la guerre notre fer de lance, et c'est grace à vous que les Ténèbres ont reculé? trois fois, déjà " Teklan esquissa un geste de protestation, mais Brajan ne se laissa pas interrompre. " Trois fois, je n'en démordrai pas. La bataille des champs d'Armont a été une victoire pour notre camp, quelles qu'aient été les pertes humaines. Céder du terrain à ce moment aurait été bien pire. "
Brajan se tut et il y eut un silence. Le mage jaune ouvrit finalement la bouche, mais il se fit devancer.
" Même s'il est en-deça de vos pouvoirs de libérer le ciel de ces maudits nuages - même avec l'aide de cet incapable de Rhodaz, maudit soit son nom - j'ose espérer que des Ombres ne vous poseront pas un problème insurmontable. " Il y eut un silence. " Je me trompe ? " Un autre silence.
" Vous étudiez de nombreux rapports, maître " fit enfin Teklan en désignant les parchemins épars. " Vous devriez donc savoir qu'en tant que fer de lance de l'armée des Royaumes, nous avons subi plus de pertes que les autres Ordres. " Brajan commença à protester, mais Teklan l'arrêta d'une main levée. " Oh, je sais qu'il n'y avait pas le choix, mais le fait est là. Nos pouvoirs ne sont pas illimités, vous êtes bien placé pour le savoir, vous qui dépassez chaque jour vos limites. Sur les quatre-vingt dix-neuf mages qui ont commencé la guerre autour de moi, trente-quatre sont morts. Et les autres ne valent guère mieux, je vous le dis. Ils ont tous faim, froid, peur? ce sont des hommes, par les Pouvoirs ! Des mages, mais aussi des hommes ! Et ce que vous leur faites subir est inhumain. Ils n'ont plus une étincelle de pouvoir en eux pour l'instant, et je peux vous assurer qu'il leur faura beaucoup de temps pour récupérer. Je dirais trois jours au mieux. Avant cela, nous ne serons jamais totalement opérationnel. Et aujourd'hui, encore moins. "
Brajan s'assit lourdement, et ne se rendit compte qu'à cet instant qu'il s'était levé durant l'exposé de son interlocuteur, arpentant nerveusement la pièce. Il se fustigea mentalement d'un tel manque de contrôle. Il avait besoin de donner une apparence de calme et de sûreté. Il était le roc sur lequel reposait une bonne partie de la confiance de l'host hétéroclite que les Royaumes avaient levés. Bel endroit où placer leur confiance, un homme qui n'avait pas même pris la peine de lire les rapports d'état de l'Ordre devant l'avalanche de messages futiles qui l'environnaient.
" Alors c'est vraiment la fin? " fit-il après un silence.
Teklan hocha la tête lentement.
" Je le crains, Maître. Les autres Ordres comptent eux aussi de nombreuses pertes, même si elles sont moins importantes que les nôtres. Et, bien sûr, ils manquent des pouvoirs appropriés face aux créatures des Ténèbres. Je ne sais pas exactement ce qu'Il manigance, mais je doute qu'il soit aussi affaibli par les conflits que nous le sommes, nous. Les pouvoirs nécromantiques de son Ordre lui permettent, au contraire, de se renforcer et? "
" Je sais tout cela ! "
Teklan se tut aussitôt, l'air offensé, et ce fut alors que Brajan réalisé qu'il avait crié. Il se passa la main sur le visage. Fatigué, je suis fatigué? il faut que je me reprenne.
" Je suis désolé? "
" Nous sommes tous à bout, ici. Vous feriez bien de reprendre des forces. Cela ne sert plus à rien de planifier, désormais. Le combat final est proche. "
Brajan le regarda se lever et se courber de nouveau pour passer la tenture. Le tonnerre gronda dehors, et il resta seul avec ce bruit sourd dans les oreilles, les yeux rivés sur le mur de toile. Le combat final est proche. Par les Couleurs, c'est vrai !
Abruptement, il rit, mais ses yeux étaient sombres. Hermon, Hermon, ton réveil sera difficile.
" Le combat final est proche " murmura-t-il, doucement. Ses yeux s'éclairaient enfin.
Le tonnerre gronda de nouveau, alors que la foudre tombait, quelque part dans les collines, non loin d'ici. Peut-être dix lieues, peut-être moins.
A dix lieues de la tente de Brajan, Hermon resserra sa prise sur ses rênes. L'étalon noir qu'il montait dansa pendant un moment au son du tonnerre, puis se calma, les naseaux fumants, les yeux fous. C'était une bonne bête, solide, mais elle en avait trop vu.
L'air vibrait toujours de l'éclair précédent, et le vent charriait une odeur de cendres. Le mage noir rabaissa lentement la main qu'il avait levée vers le ciel. Un sourire sans joie dansait sur ses lèvres alors qu'il regardait le village brûler, en contrebas, là où la foudre avait frappé. Les maisons étaient en flammes, de longues flammes filiformes, des flammes sombres que la pluie ne parvenait pas à éteindre.
" Le combat final est proche, Brajan " fit le cavalier, et son long manteau ressemblait à s'y méprendre à un linceul. " Je viens pour toi. "
La foudre tomba de nouveau.
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