MasonAge | Je me retrouvais dans une chambre spacieuse, aux fenêtres étroites, pareilles aux meurtrières du Krak des Chevaliers et recouvertes de draps noirs. Il fallut quelques instants avant que mes yeux ne s'habituent à cet endroit plongé dans les ténèbres et où la lumière de la lune parvenait à grand peine. À travers la pièce de nombreux livres étalés un peu partout, parfois ouverts, étaient mêlés à des instruments de musique. Également, j'avisais sur un mur, un grand tableau, représentant quatre personnages, dont je ne distinguais pas les traits ; un fin rayon sélène faisait saillir le cartouche du cadre, où était gravé en guise de légende cette anaphore cryptique : "Deux vrais Deux faux". Étalé sur un canapé au fond de la chambre, dormait le maître des lieux, un petit luth renversé sur la poitrine.
Je restais un instant à l'observer, cherchant à retrouver dans le jeune homme les traits de mon camarade d'autrefois, par-delà les modifications de la virilité comme l'accentuation du nez, du menton et de l'arcade sourcilière. Provocation ou simple négligence ? Il avait laissé ses cheveux devenir longs, jusqu'à se répandre en de volumineuses boucles tentaculaires sur ses épaules, risquant le jugement de nos pairs d'avoir délibérément choisi une apparence efféminée et de transgresser les obligations de son genre. Parmi les innombrables mystères de la conscience humaine qui m'intriguent, il en est un de réaliser le fait d'être surveillé ou regardé avec attention, sans indices d'aucune sorte, et qui nous fait nous retourner dans une foule, pour repérer directement le visage à l'origine du regard scrutateur ; ainsi, de même, mon ami réagit à ma présence et émergea brutalement de son assoupissement, comme dérangé par l'intensité de mon étude pour me contre-regarder. Passé la gêne du premier instant, il me salua avec effusion et fit lumière dans la pièce, me permettant d'y constater le plus grand nombre de décorations présentes ici que dans les couloirs par lesquels j'étais arrivé.
J'avisais la peinture d'un paysage urbain en noir et blanc, une rue vide à l'exception de deux silhouettes en ombres chinoises, l'une d'elle était assise, l'autre pliait une jambe, le pied en l'air. Lui demandant s'il en était l'auteur et ce que cette représentation signifiait mon ami répondit :
- J'aurais tant aimé en être l'auteur, mais il s'agit d'un tableau que j'ai peint à partir d'un cliché de Louis Daguerre, aux débuts de la photographie, en modifiant des détails pour donner un côté architectural oriental à l'ensemble. Sur la photo originale, prise à Paris en 1838, la rue aurait dû apparaître animée, mais le long temps de pose fit que seuls les éléments immobiles ont imprimé la pellicule. Par conséquent, les deux seules personnes à apparaître dessus sont un cireur de chaussures et son client, hormis eux, aucun des passants ou des véhicules qui ont traversé cette rue pendant la prise n'ont été retenus. L'histoire de cette image me permet de lui donner plusieurs sens : l'inconsistance de la rapidité mais aussi l'impossibilité de garder traces de tout et l'invitation faite à notre imagination de prendre en compte et combler les absences.
Je remarquai, pendant qu'il me parlait, les tremblements de ses fines lèvres, à la courbe élégante, malgré un effort apparent de sa part pour contenir - en vain - une excessive agitation nerveuse. Cette nervosité se retrouvait dans sa voix changeante, tour à tour aiguë et gutturale. Après un moment de silence, il aborda l'objet de ma visite, de son ardent désir de me voir, et de la consolation qu'il attendait de notre rencontre : sa sœur, tendrement aimée, sa dernière parente sur terre et seule compagnie dans ce manoir dont il ne sortait pas depuis plusieurs années, dont il n'osait pas sortir, pour des raisons qu'il m'exposa mais me restèrent ténébreuses, mourante au moment de son message à mon adresse, morte cet après-midi précédant ma venue, suite à un long combat contre une maladie sur laquelle la médecine était restée muette, une sorte d'épuisement moral se traduisant par une apathie aspirant graduellement sa force vitale. Il m'annonça son intention de conserver le corps dans un caveau sous la bâtisse, juste quelques jours avant l'enterrement, par respect pour une tradition familiale et soustraire la défunte à la curiosité impie des hommes de science, excités par le caractère insolite du mal qui l'avait emporté et me demanda de l'aider dans son projet. J'acceptai me rappelant la physionomie sinistre de l'individu rencontré sur l'escalier. Basel appela sa domestique et après avoir reçu confirmation que le médecin avait quitté les lieux, demanda à ce que le personnel et la sécurité fasse pareil et nous laisse seuls dans le château nous recueillir pour cette première nuit de veillée funéraire.
Après quelques instants, nous allâmes cherchèrent le corps de sa sœur qu'il avait préalablement installé dans un mince cercueil en bois.
Tout d'abord, nous accrochâmes le couvercle du cercueil à l'aide de clous, puis mon ami ouvrit une porte à côté d'une statue représentant une louve nourrissant deux bébés mâles joufflus et nous descendîmes un escalier en colimaçon pour aboutir après une porte grinçante en fer massif dans le caveau, une salle voûtée, remplie de ténèbres si denses que nos torches peinaient à dissiper, avec au centre une table rustique en bois sur laquelle nous déposâmes le cercueil. Le sol était recouvert d'une couche d'eau de quelques centimètres de haut, sur laquelle flottait des tissus ou des éléments végétaux, ondulant comme de longs cheveux noirs à la surface. Comme je lui en faisais la remarque, mon ami répondit sur un ton indifférent qu'il ne devait s'agir que d'une petite infiltration dans les fondations, inconvénient nécessaire à l'habitation d'une vieille demeure attenante à un plan d'eau, et qu'il enverrait diligemment le lendemain un domestique en trouver l'origine et la colmater.
Revenus dans sa chambre, soucieux devant son état fortement ébranlé, je décidai de lui lire le Kitab al-Azif, un recueil de poèmes, écrit par un auteur obscur nommé Abdullah Hazrad. Totalement par hasard j'avais acheté cet exemplaire jauni par le temps, à Damas dans la plus vieille librairie arménienne de la ville. Je ne me rappelle pas d'une seule strophe, mais ma surprise grandit en déclamant cette poésie à la musique unique et étrange dans son horreur et sa beauté. Troublé je m'arrêtais un instant, répit pendant lequel je saisis des sons étouffés et inquiétants, accompagnés d'un grondement continu parvenant des profondeurs du manoir. Me tournant vers mon ami, je remarquai l'expression d'extrême frayeur recouvrant son visage comme un masque, il semblait au bord de la rupture. Les yeux exorbités, il se mit à parler, d'abord lentement puis de plus en plus rapidement, sur un ton crescendo.
Spoiler :
Vous n’entendez pas ? — Moi j’entends, et j’ai entendu pendant longtemps, — longtemps, bien longtemps, bien des minutes, bien des heures, bien des jours, j’ai entendu, — mais je n’osais pas, — oh ! pitié pour moi, misérable infortuné que je suis ! — Je n’osais pas, — je n’osais pas parler ! Nous l’avons enfermée vivante dans le cercueil ! J'espérais tant qu'elle soit morte. Elle aurait dû l'être déjà il y a plusieurs jours quand ils sont venus et ont demandé...
Ils ont osé ! Mes deux frères ont refusé. Ils ont menacé de tuer.
Mes frères ont encore refusé. Ils les ont décapité et m'ont obligé à creuser leurs tombes, près de l'étang, avant de me demander si je préférai vivre ou mourir.
Dieu était absent, la mort, elle, était bien présente, et j'ai fini par accepter. Avec ma propre sœur !
Maudits, nous sommes maudits, toute notre famille.
J'ai regretté ensuite et leur ait demandé de nous tuer, mais ils ont refusé pour que nous témoignons de ce dont ils sont capables. Ils ont abusé d'elle devant moi, chacun à leur tour et m'ont forcé à regarder. Où fuir ? Ne sera-telle pas ici tout à l’heure ? N’arrive-t-elle pas pour me reprocher d'avoir voulu me débarrasser d'elle ? |
Il se redressa et hurla ces derniers mots, tremblant violemment de tout son corps : Insensé ! Puisque je vous le dis : elle est ici, juste derrière cette porte !
À ces mots la porte pivota en grinçant et je vis derrière une petite silhouette enveloppée d'une sorte de halo. Elle s'avança en gémissant, entrant dans la pièce et j'observais alors ses vêtements blancs immaculés - à l'exception d'une tâche rouge sale le long de sa manche droite - qui l'enveloppaient presque entièrement et diffusaient la lumière autour d'elle de cette façon brouillée. Une vibration de plus en plus forte et violente s'empara du plancher alors que l'apparition rejoignait mon ami en tendant les bras pour le saisir. Mais je ne vis pas la suite, quand les secousses se mirent à faire tomber les chaises, je pris la fuite, parcourant à toute vitesse les interminables couloirs ! Comment ai-je retrouvé mon chemin dans ce dédale sans l'aide d'un guide ? Enfin, à mon grand soulagement, je sortais, terrorisé mais indemne. Je courus encore, mettant de la distance entre moi et le manoir, avant de retrouver le courage de me retourner pour regarder sous l'éclairage d'une lune rouge sang, ce dernier en train de sombrer dans le marais adjacent. Dans un sinistre vacarme, les eaux se refermèrent avidement sur la structure, pareilles à une gigantesque bouche affamée et plus rien ne resta de la demeure de la famille al-Ashir. Message édité par MasonAge le 05-01-2017 à 22:56:37
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