Camisard1 a écrit :
C'est un point de vue intéressant, mais globalement je ne suis pas d'accord sur bcp de points. Dalio est évidemment intelligent, mais il présente une vision très américaine du monde, c'est un énorme biais. (Nous autres Français sommes de vrais universalistes.)
Les points sur lesquels je suis en désaccord avec Dalio :
1) Dalio pose la "déglobalisation" comme prémisse à tout son raisonnement, confondant ainsi un backlash temporaire contre la mondialisation avec une tendance de long-terme. C'est un pb majeur pour tout son raisonnement (bon là c'est juste un long tweet, j'imagine que dans son bouquin c'est bcp plus argumenté). Il parle d'"era of deglobalization", de "deglobalizing world", comme si c'était une évidence. Perso je ne suis pas du tout d'accord.
La mondialisation ne cesse de progresser sur tous les plans, notamment économique et technologique : le meilleur exemple c'est l'IA et les semiconducteurs : dans cet article super (malheureusement sous paywall), Bloomberg explique comment se sont développés dans ce secteur 4 quasi-monopoles interdépendants : ASML (Pays-Bas / machines de lithographie / 100% part de marché), TSMC (Taïwan / puces avancées produites par ses fonderies / 95% part de marché), SK Hynix (Corée du Sud / puces à large mémoire passante / 80% part de marché), NVIDIA (USA / accélérateurs IA / 92% part de marché). Ils sont interdépendants et fournissent tous les GAFAM etc. Si soudainement l'une de ses entreprises s'effondre pour une raison X ou Y, c'est toute la chaîne d'approvisionnement mondiale pour plein de secteurs technologiques qui s'arrête. Perso, je vois ça comme l'exact inverse d'une supposée "déglobalisation".
Et ce modèle de spécialisation et d'interdépendance technologique s'étend chaque année de plus en plus, dans tous les secteurs. Le secteur technologique américain a besoin des terres rares chinoises : la solution c'est pas de se mettre sur la gueule (tout le monde y perd), mais de coopérer et de laisser le mécanisme de prix opérer (comme l'expliquait bien Friedman) pour que tout le monde soit gagnant.
2) La mondialisation ne fait que des gagnants - il y a très peu de perdants, et en général ils le méritent. Je suis d'accord avec ce que disait Homonculus hier sur le fait que Trump avait été élu par les "perdants" de la mondialisation. Je suis aussi d'accord avec Dalio sur le fait que la mondialisation bénéficie bcp à quelques-uns et peut exacerber les inégalités. Mais tout cela ne doit pas gommer la réalité économique : le fait qu'une part majeure de l'humanité est sortie de l'extrême pauvreté ces dernières décennies grâce à la mondialisation. La pauvreté dans le monde ne cesse de reculer, et c'est en large partie grâce à la mondialisation.
Ceux qui aux USA ou en France se vivent comme des "perdants" de la mondialisation confondent leurs perceptions avec la réalité : quand tu achètes des téléphones portables et des écrans plats pour ta famille à un prix bas, tu ne peux pas dire que tu es un perdant de la mondialisation : tu es aussi un gagnant. Moins que Lookoom, mais un gagnant quand même. Et les ménages américains qui vont payer leur caddy 20 ou 30% plus cher ces prochaines semaines si les tariffs Trump sont mis en oeuvre vont eux aussi finir par le comprendre.
Si tu arrives à perdre au grand jeu de la mondialisation, la dure vérité c'est que tu es une tanche, tu n'as pas fait les efforts qu'il faut. Je ne vais pas donner de noms, mais il y a ici certains qui ont démarré avec une situation perso et pro pas du tout facile et qui ont fait les efforts pour s'en sortir. Ils ont gagné petit dans des jobs pas top, ils ont mis de côté chaque mois et ont investi chaque mois dans un ETF Monde. 5 ans après leur portefeuille n'est plus du tout ridicule en taille, et ils font des voyages autour du monde. Eux aussi pouvaient pleurnicher et se dire qu'ils étaient des perdants de la mondialisation, jalouser Lookoom au lieu d'en prendre des conseils utiles. A la place ils ont réfléchi et agi et sont devenus rapidement eux aussi des gagnants de la mondialisation.
Les vrais perdants qui aiment perdre et veulent se venger pour ça peuvent influencer des élections (nazisme, Brexit, Trump - ce sont des backlashs temporaires, parfois violents et tragiques), mais ils ne peuvent pas changer la direction du monde, sur le long-terme. Parce qu'au bout du compte ils n'ont rien à proposer et ne savent bien faire qu'une chose : perdre.
3) Dalio fait toujours référence à l'Histoire longue mais ignore que l'arme nucléaire rend un conflit ouvert difficilement réalisable. Moi aussi j'adore l'Histoire et je trouve qu'il y a des résonances intéressantes entre la situation actuelle (un backlash temporaire contre la mondialisation) et les tariffs McKinley de 1890 et les tariffs Smoot-Hawley de 1930 - ces 2 réactions protectionnistes étant suivies chacune quelques années après par des guerres mondiales. Oui, le pattern habituel de l'humanité c'est de commencer par se mettre sur la gueule sur le plan diplomatique, économique et commercial, avant de passer aux choses sérieuses et d'envoyer la jeunesse à l'abattoir. La raison pour laquelle je n'y crois pas trop cette fois-ci, même s'il y a des analogies nombreuses avec les années 1930 - crise de la démocratie, populisme, xénophobie, protectionnisme, perturbations économiques - c'est que le endgame potentiel est connu : l'annihilation mutuelle par l'arme nucléaire. Donc a priori (je l'espère) personne n'a vraiment envie d'en arriver là.
4) L'ordre géopolitique mondial ne s'effondre pas - il s'ajuste. Sur ce point je trouve la vision de Dalio très américaine : il voit la confrontation entre USA et Chine comme inévitable. C'est une inquiétude naturelle, mais il faut qu'il se détende. Oui, la Chine devient une puissance majeure, un concurrent pour l'hegemon américain. Mais non, le conflit n'est pas inéluctable. Pour diverses raisons notamment politiques (peur du PCC de perdre le contrôle), démographiques (chute de la natalité, vieillissement) et philosophiques (préférence pour des moyens non-violents pour régler les conflits), les Chinois ne veulent pas d'une guerre. Nous avons tendance nous autres Occidentaux à plaquer sur tout le monde, en l'occurrence les Chinois, notre tendance naturelle à la conquête et à la colonisation. La Chine s'affirme comme grande puissance, les Chinois veulent avant tout réussir sur le plan économique - ils en ont le droit. ça perturbe forcément l'ordre géopolitique mondial, mais ce n'est pas forcément une mauvaise chose. La menace (réelle ou perçue) chinoise devrait pousser Américains et Européens à s'unir davantage, pas à se diviser. L'hegemon américain n'allait jamais perdurer éternellement. On a le droit d'imaginer un monde plus équilibré et interdépendant, avec le doux commerce de Montesquieu comme meilleure garantie de la paix et le mécanisme de prix de Friedman comme moyen de régler les conflits.
5) La réalité (qu'on peut regretter ou pas, ce n'est pas la question), c'est que la vision nationale (y compris américaine) du monde est de moins en moins pertinente. L'interdépendance toujours plus grande sur les plans technologiques et économique (cf mon exemple plus haut sur l'IA), des challenges majeurs pour l'Humanité comme le changement climatique ou les pandémies, des projets majeurs comme la conquête de l'espace, devraient rendre évidentes pour tout le monde les limites de la vision nationale. La France toute seule ne peut rien faire sur ces défis majeurs - IA, changement climatique, espace. En revanche, l'Europe si, éventuellement. Et l'Europe travaillant étroitement avec les USA, évidemment que si. Et tout le monde, Chine comprise, travaillant étroitement sur ces projets, encore plus. C'est ça notre horizon de long-terme : c'est pas pleurnicher parce que je serais un perdant de la mondialisation parce que je suis jaloux de Lookom et je n'ai pas acheté un CW8 comme il me le conseillait, et du coup de sors ma casquette rouge, je crache sur les Latinos ou les Arabes. Les gens qui raisonnent comme ça sont condamnés à rejoindre les poubelles de l'Histoire, le monde continuera à avancer sans eux.
La réalité c'est que les élites économiques, politiques et intellectuelles sont de plus en plus mondialisées et ont de moins en moins une vision nationale. Quand je me balladais en Virginie pas loin de DC (Loughdun County), ça m'a frappé que plein de belles villas appartiennent à des cadres du PCC, qui y ont placé leur refuge au cas où ça chauffe pour eux à Beijing. Et qui envoient évidemment leur progéniture étudier dans les meilleures universités américaines. Dans le quartier de ma copine à Boston (Fenway), 40% des habitants sont des étudiants d'origine asiatique. La croissance technologique et américaine d'aujourd'hui est portée par des geeks sino- ou indo-américains, comme elle l'était portée hier par des jeunes ashkénazes malins, et encore avant par des protestants entreprenants. Et c'est très bien. Et tous ces gens ne se demandent pas si demain ils devront choisir entre USA et Chine, USA et Inde - parce que pour eux c'est un seul monde.
Cette rupture dans la vision des élites gonfle profondément Jimmy du Kentucky avec sa casquette rouge et Michel au bar PMU qui n'aime pas son voisin arabe. C'est compréhensible, mais on va tous collectivement surpasser ces petits obstacles, on va s'adapter comme tous les petits portefeuilles DCA CW8 le font ici, et on va comprendre tout ce qu'on a à y gagner. Si on ne le fait pas, au bout du chemin on aura un nouvel holocauste, probablement pire que le précédent, mais bon ce ne sera qu'un gravier sur la route, le monde continuera à avancer.
6) Les inégalités, ça se traite, en France on sait faire. Dalio présente les inégalités comme menant inévitablement au conflit. C'est une vision très américaine. Pour le coup, la mienne est très française : il y a des solutions aux inégalités quand elles deviennent excessives, socialement inacceptables, politiquement déstabilisatrices. Nous en sommes en France des experts : fiscalité (revenus, patrimoine, héritages), redistribution, intéressement / participation (la solution gaullienne que je préfère, évidemment). La solution aux inégalités, ce n'est en tout cas certainement pas de tuer la poule aux oeufs d'or (la mondialisation), parce que là tout le monde serait évidemment perdant. En premier lieu les plus faibles.
Un point d'accord que j'ai en revanche avec Dalio, c'est l'importance des interdépendances entre tous ces sujets, et le risque de voir réapparaître à moyen-terme des "solutions" mauvaises, comme les contrôles de capitaux et la répression financière (par exemple sur les Treasuries détenus par la Chine et autres étrangers non "coopératifs" ) : mais je vois ça comme des tentatives vaines dans le cadre d'un backlash temporaire contre la mondialisation, et non pas comme une nouvelle ère de déglobalisation.
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