valeurs actuelles brise toutes les critiques sur la passion par mal gibson,enfin un avis positif:
Valeurs actuelles n°1353 du 26 mars 2004
Enfin ! Enfin on va pouvoir oublier, les procès d'intention pour se
concentrer sur l'unique chose à laquelle Mel Gibson ait voulu donner
naissance : un film. Après des mois où tout le monde s'est cru obligé de le
condamner sans l'avoir vu, le cinéma et la théologie vont enfin reprendre
le dessus sur la mauvaise littérature et la mauvaise foi. Dès les premières
images de la Passion du Christ, les querelles infondées s'effacent au
profit d'une aventure cinématographique et spirituelle qui n'est pas sans
défaut, mais qui se révèle très vite passionnante.
Au fil de la projection, on voit en effet ces accusations s'effondrer une à
une pour devenir autant de preuves de la curieuse perversité mentale qui a
érigé la Passion du Christ en bouc émissaire. Commençons par la plus
redoutable d'antisémitisme supposé du film. D'après ses détracteurs,
l'ouvre de Mel Gibson stigmatisait les juifs comme uniques responsables de
la mort de Jésus. Or, que voit-on ? Des grands prêtres loin d'être unanimes
sur la condamnation de Jésus : au sein du Sanhédrin, plusieurs voix
s'élevant contre la parodie de justice que constitue son procès. Des juifs
qui prennent le parti de Jésus, en dehors même de son entourage : ainsi
Simon de Cyrène, réquisitionné par les Romains pour épauler le Christ,
est-il rudoyé par un légionnaire qui le qualifie de juif avec un évident
mépris. Des Romains dont la brutalité, la cruauté et même la sauvagerie ne
sont pas masquées. Pilate, certes, est hésitant et condamne Jésus à
contrecour : mais c'est là, on le sait, le témoignage même des Evangiles. Un
passage d'un sermon nous montre Jésus prononçant cette phrase sans
ambiguïté: « Ma vie, personne ne me la prend, c'est moi qui la donne. » En
revanche, la fameuse phrase hurlée par la foule dans les Evangiles, « Que
son sang retombe sur nous et sur nos enfants », ne figure pas dans le film.
La foule juive, censée être montrée d'une manière rappelant les stéréotypes
antisémites? On n'en voit aucune trace, et cette foule n'est d'ailleurs pas
décrite comme unanime. Reste qu'aucun film retraçant la Passion ne peut
faire l'impasse sur le rôle de la foule,clairement pointé par les Evangiles,
et dont René Girard a brillamment montré l'importance dans le mécanisme de
bouc émissaire que constitue la Passion: l'important dans cette foule n'est
pas qu'elle soit juive (comment ne l'aurait -elle pas été?), mais qu'elle
soit foule et donc obéisse au mouvement de toutes les foules: sacrifier à
une unanimité factice contre une victime innocente, soudainement chargée
de tous les maux par un processus mimétique qui permet de reporter toutes
les divisions et tous les scandales sur un accusé unique.
Autre critique majeure : la violence. On l'a accusée d'être d'une sauvagerie
gratuite, au point que le film ne serait plus qu'un déferlement de barbarie
sadique, d'où tout message d'espoir et d'amour, toute lumière seraient
absents. C'est encore faux. Certes, les souffrances de Jésus sont décrites
avec un réalisme sans fard : jamais la caméra de Gibson ne détourne le
regard, et la scène de la flagellation, notamment, est plus qu'éprouvante.
Peut-on parler de complaisance pour autant? Bien sûr que non: jamais cette
violence n'est esthétisée, mise en valeur d'une quelconque façon; jamais
elle ne cherche à susciter autre chose que de l'affliction et de la
compassion.
Il est étonnant que les critiques qui trouvent la violence si ludique quand
elle est purement gratuite, comme encore récemment dans le KillBill de
Tarantino, soient unanimes à la juger déplacée quand elle est édifiante :
car quand Tarantino nous invite à jouir de la souffrance d'autrui, et
peut-être à nous dédommager de n'être pas en situation de l'infliger pour de
vrai, la mise en scène de Gibson ne vise qu'à nous rappeler que nous sommes
tous responsables de la souffrance du Christ, à nous mettre en face des
conséquences de nos actes,ces péchés qui,dans la théologie catholique, ont
crucifié le Christ bien plus sûrement que les juifs ou les Romains. On ne
manquera pas de reprocher à Gibson d'en"faire trop", d'avoir exagéré la
longueur de la flagellation ou d'avoir montré un corps outrageusement
sanguinolent. Bien sûr, Gibson en fait trop : parce que les Romains en ont
trop fait, parce que le Christ lui-même en a trop fait, s'infligeant une
souffrance intolérable par amour pour les hommes. «Je croîs que nous nous
sommes trop habitués à voir de jolis crucifix sur les murs et que nous
oublions ce qui s'est vraiment passé», souligne Mel Gibson.
En réalité, les supplices du Christ tels que nous les montre le film
coïncident parfaitement avec les informations délivrées par le
Saint-Suaire. Celui-ci nous enseigne que le corps du Christ n'était presque
plus qu'une plaie. On a pris l'habitude, encouragé par le cinéma, de
considérer la flagellation comme une formalité guère plus formidable que
ces coups de fouet administrés autrefois dans la marine, à l'issue desquels
le matelot puni reprenait son service en grimaçant.
Or le linceul nous informe que le Christ a reçu entre cent et cent vingt
coups de fouets, alors que la loi juive ordonnait qu'on s'arrête à
trente-neuf, de crainte que le prisonnier ne meure ! En vérité, Jésus a
supporté des souffrances si inhumaines qu'il a en quelque sorte fallu pour
les endurer que sa nature divine prenne le relais de sa nature humaine, qui
n'aurait pu y suffire.
De fréquents flash-back ne manquent pas de remettre, contrairement à ce qui
a été si souvent écrit, cette souffrance dans son plan spirituel des
extraits des discours de Jésus, les aperçus de la Cène inscrivent la Passion
comme le couronnement d'une ouvre d'amour et d'espérance. Dans un des plus
beaux moments du film, et dans une inspiration vraiment géniale, Gibson a
mis dans la bouche de Jésus, à l'intention de Marie venue le relever après
l'une de ses chutes, cette phrase extraite de l'Apocalypse : « Voici que je
fais toutes choses nouvelles », invitant sa mère à considérer sa douleur à
la lumière de la formidable libération qui en résultera pour tout le genre
humain. Plus tard, voyant la Croix se lever dans le ciel de Jérusalem,
Marie a une expression extraordinaire : son regard abandonne sa gangue de
douleur pour se laisser envahir par une étrange illumination, comme si en
un instant elle avait compris le sens de cette Passion, pressenti que
l'instrument de torture de son fils serait aussi celui qui lui permettrait
de régner sur le monde. La scène de la Résurrection, enfin, d'une brièveté
fulgurante, et que Gibson a pris à bras le corps là où tous ses
prédécesseurs s'en sortaient par l'ellipse, clôt le film d'un magnifique
éclair de douceur.
On le voit, le film de Mel Gibson, catholique réputé simpliste et borné, est
d'une étonnante densité théologique, même si par sa réflexion sur le
déchaînement de la violence, la manipulation des foules et sur le
sacrifice, il s'agit d'un film universel, qui ne s'adresse pas aux seuls
chrétiens : « C'est un événement charnière de l'Histoire, dit Mel Gibson,
qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui, croyants ou
non-croyants. »
La forme du film est parfois gênante, à cause d'une facture hollywoodienne
(ralentis incessants, surlignages sonores redondants, traits trop appuyés)
qui horripilait déjà dans Braveheart, le précédent film de Gibson, et gâche
ici irrémédiablement deux ou trois scènes, dont celle de l'arrestation au
jardin des Oliviers. Mais l'ensemble est d'une indéniable puissance, d'une
force lyrique d'autant plus bienvenue qu'elle est au service d'une
signification spirituelle étonnamment subtile. Rien ici n'est gratuit, tout
y fait sens. On n'avait jamais montré ainsi la mère de Dieu accompagner son
fils dans sa Passion, méritant son titre de Co-Rédemptrice. Le cheminement
parallèle de Marie et de Satan, de part et d'autre du chemin de Croix de
Jésus, est riche de signification : Jésus ne nous libère du mal et de la
mort que parce qu'il a pris chair dans une femme, et c'est l'amour de cette
femme, en l'accueillant en son sein, mais aussi en acceptant de l'abandonner
de la plus douloureuse des manières au profit de l'humanité tout entière,
qui lui a permis de devenir le régénérateur du genre humain.
Si Maïa Morgenstern est une formidable Marie, le Bulgare Hristo Naumov
Shopov est peut-être le meilleur
Pilate de l'histoire, incarnant avec finesse les tourments d'un homme dont
le rôle est d'incarner l'ignominie passive du relativisme. Monica Bellucci
confère au rôle presque muet de Marie-Madeleine une intensité douloureuse
très parlante. Tous s'expriment en latin et en araméen (finalement
sous-titré, contre le désir initial de Gibson), et ce choix qui semblait
biscornu donne au film une indéniable puissance, en faisant disparaître
l'artificialité de l'utilisation de langues vivantes dans un récit avant
tout sacré.
Le Jésus incarné par Jim Caviezel, outre sa ressemblance avec le visage du
Saint-Suaire, a pour premier mérite de rompre avec le Christ efflanqué et
blafard, efféminé même, qu'on voit souvent à l'écran. Ce Jésus est un
homme costaud, rompu aux travaux manuels, qui n'a pas le dolorisme pour
seconde nature. Les scènes qui le montrent avant sa vie publique ou parmi
ses disciples nous font regretter qu'elles ne soient pas plus nombreuses
tant elles donnent du Christ une image antisulpicienne.
Mais c'est le Christ souffrant qui est au cour du film. Jamais on n'a vu la
Passion comme cela, jamais on n'a ainsi touché du doigt, comme Thomas
mettant sa main sur les plaies du Christ, les souffrances endurées par
Jésus. Et si c'était cela qui, sous le masque de polémiques absurdes, était
reproché en fait à Mel Gibson : nous mettre en face de ce qu'un monde athée
comme un christianisme tiède et confortable, finalement converti à un Jésus
à la Renan, aimable prêcheur humanitariste, ne veulent plus voir ? Un
Christ souffrant, agonisant et triomphant en même temps, parce qu'il aura
fallu cette agonie pour arracher à sa torpeur une humanité qui, laissée à
elle-même, ne sait écouter que des messages de mort et de haine.