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Analyse
"La Passion du Christ" inquiète chrétiens et juifs aux Etats-Unis
LE MONDE | 10.02.04 | 13h50 • MIS A JOUR LE 10.02.04 | 15h24
La thèse du "peuple déicide" n'est plus soutenue que par quelques traditionalistes La sortie du film de Mel Gibson est prévue le 25 février en Amérique du Nord. Mais la polémique fait déjà rage autour de cette œuvre du cinéaste catholique ultraconservateur.
"C'est le pire exemple d'antisémitisme religieux depuis vingt-cinq ans": le Père John Pawlikowski, universitaire, président américain du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ), n'a pas de mots assez durs pour critiquer La Passion du Christ selon Mel Gibson. Le 2 février, trois semaines avant la sortie du film, programmée le 25 (mercredi des Cendres), il a prononcé cet avertissement en France, à Ecully (Rhône) et à Paris, devant des publics de l'Amitié judéo-chrétienne (AJCF), présidée par Paul Thibaud. Il a vu les premiers éléments du film et fait partie des "experts" qui attendent cette sortie pour savoir si Gibson a réalisé les "aménagements" réclamés.
Deux scènes en particulier heurtent ceux qui, aux Etats-Unis et au Vatican, ont visionné ce film. Dans l'une, Gibson montre de grands prêtres juifs en train de fabriquer la croix - alors que la crucifixion était un supplice typiquement romain selon tous les historiens - à l'intérieur même de l'enceinte sacrée du Temple de Jérusalem. Dans l'autre, on voit Jésus jeté du haut d'un pont par une centaine de juifs en colère, prolongement fictif d'un passage de l'Evangile de Luc (4, 16 à 30) qui raconte la première prédication du jeune Jésus à Nazareth. Jésus déplore l'infidélité de son peuple à l'enseignement des Prophètes. Alors, écrit l'évangéliste, les fidèles de la synagogue "le chassèrent de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la montagne, afin de le précipiter en bas". Mais, conclut-il, "lui passa au milieu d'eux et s'en alla".
Ces scènes sont donc loin du récit évangélique. La thèse du film de Gibson, selon ses premiers spectateurs, consiste à affirmer qu'un groupe de juifs "sanguinaires", conduits par le grand-prêtre Caïphe, a mené le Christ à la mort, manipulant le procurateur romain de Judée, Ponce Pilate, dépeint comme un homme très faible, "alors que tous les historiens savent aujourd'hui que Pilate était un tyran", rappelle M. Pawlikowski.
Gibson se serait inspiré des visions d'une mystique allemande, Anne-Catherine Emmerich (1774- 1824), qui, dès l'âge de 18 ans, affirmait que la couronne d'épines du Christ au moment de sa crucifixion s'était imprimée sur son front. Ses stigmates aux pieds, aux mains, au côté droit ont fait l'objet d'enquêtes canoniques. Emmerich a écrit une sanguinolente Douloureuse Passion du Christ, dont les autorités de l'Eglise de l'époque avaient conclu déjà qu'elle contenait "des contradictions, des puérilités, des erreurs" (Catholicisme, éd. Letouzey et Ané).
Tout le film est construit autour du "serment du sang", expression qui désigne la réaction de la foule au moment crucial du procès de Jésus, selon l'Evangile de Matthieu (27) : "Pilate dit : "Je suis innocent du sang de cet homme. C'est votre affaire." Tout le peuple répondit : "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !""
Cette phrase, rédigée, comme tous les Evangiles, quelques dizaines d'années après les faits, quand la rupture entre juifs et chrétiens est déjà consommée en Palestine, a servi à faire porter au peuple juif la culpabilité collective de la mort du "fils de Dieu". Elle est à la base du discours antijuif de l'Eglise qui a pu alimenter, pendant des siècles, l'antisémitisme. Ce retour, dans le film de Gibson, à une conception du peuple juif "déicide", abandonnée depuis le concile Vatican II (1962-1965), est une absolue régression.
STÉRÉOTYPES
Cette vision du peuple juif et de sa responsabilité collective dans la mort du Christ, les historiens et exégètes, catholiques et protestants, la rejettent depuis au moins quarante ans. Elle reste limitée à quelques cercles traditionalistes, héritiers de Mgr Lefebvre, évêque dissident du concile et excommunié en 1988 par Jean Paul II, aujourd'hui regroupés dans la Fraternité Saint-Pie X, ou proches de lui, sans être allés jusqu'à rompre avec Rome.
Ces derniers restent en cour dans certains cercles du Vatican, notamment à la congrégation du clergé, présidée par le cardinal colombien Dario Castrillon-Hoyos. Les premiers échos favorables au film de Gibson sont venus de ces secteurs de la Curie.
Le tir a été pour partie rectifié le 21 janvier. Porte-parole du Vatican, Joaquin Navarro-Valls a confirmé ce jour-là que le pape avait vu le film, mais démenti avec fermeté les propos que la presse américaine lui avaient prêtés ("Cela s'est passé comme c'est raconté" ). Joaquin Navarro-Valls a précisé que le Vatican ne se prononcerait pas sur le fond du film, comme il convient pour "toute œuvre artistique". Il s'est contenté de dire qu'il s'agit d'"une transposition cinématographique du fait historique de la Passion de Jésus-Christ, selon le récit évangélique".
En France, le distributeur pressenti (Luc Besson) a approché Roger Cukierman, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), et le secrétariat général de la conférence des évêques, mais le visionnage du fim auquel ils ont été invités n'a pas encore pu avoir lieu.
La reprise des stéréotypes antijuifs ne surprend pas vraiment venant de Mel Gibson, catholique ultraconservateur dont le père, Hutton Gibson, a créé en Californie une petite secte anticonciliaire (100 000 adeptes, contre 63 millions de catholiques américains). Mais la rapidité de la réaction des autorités juives (American Jewish Commitee, Ligue antidiffamation, Centre Simon-Wiesenthal), de la hiérarchie catholique - qui va bientôt publier une déclaration critique - et des Eglises protestantes historiques (à distinguer des milieux évangéliques du Sud, très influents jusque dans l'entourage de George Bush) manifeste une réelle inquiétude.
Celle-ci est liée à la fragilité du travail de réconciliation entre juifs et chrétiens entrepris depuis la conférence de Seelisberg, en Allemagne, en 1948, amplifié par le concile Vatican II et les multiples initiatives prises depuis quarante ans par Jean XXIII, Paul VI et Jean Paul II.
La thèse fondamentaliste de Gibson ne serait donc soutenue que par les chrétiens néo-évangéliques américains, héritiers des "convertisseurs" de juifs, qui se présentent souvent comme le nouveau "peuple élu", et par les catholiques d'extrême droite, crispés sur la représentation d'un peuple juif "déicide", dispersé par Dieu pour n'avoir pas reconnu la messianité de Jésus.
Cette alliance contre nature s'est déjà manifestée en faveur de la guerre en Irak, contre l'avortement, contre les homosexuels et pour la peine de mort. C'est l'une des fractures les plus perverses de la société américaine, que le film de Gibson ne peut qu'encourager.
Henri Tincq
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.02.04