Citation :
Ils atteignirent bientôt une cour dont la maison de bois et ses deux longues ailes formaient trois côtés. Au centre, était couché un grand tronc de chêne environné de nombreuses branches coupées. Debout à côté était un homme énorme, qui avait une chevelure et une barbe noires et épaisses, de grands bras nus et des jambes aux muscles noueux. Il était vêtu d'une tunique de laine qui lui descendait jusqu'aux genoux, et il s'appuyait sur une grande hache. Les chevaux se tenaient à côté de lui, le museau contre son épaule.
- Peuh ! les voici ! dit-il aux chevaux. Ils ne paraissent pas bien dangereux. Vous pouvez partir !
Il eut un grand rire sonore, posa sa hache et s'avança.
- Qui êtes-vous et que désirez-vous ? demanda-t-il d'un ton bourru, debout devant eux et dominant de haut la stature de Gandalf
Quant à Bilbo, il aurait aisément pu trotter entre ses jambes sans même rentrer la tête pour éviter la frange de la tunique brune.
- Je suis Gandalf, dit le magicien.
- Je n'ai jamais entendu parIer de lui, grogna l'homme. Et qu'est-ce que ce petit bonhomme ? ajouta-t-il, se baissant pour froncer ses sourcils noirs et broussailleux sur le hobbit.
- C'est M. Baggins, un hobbit de bonne famille et de réputation inattaquable, dit Gandalf.
Bilbo s'inclina. Il n'avait pas de chapeau à retirer et le sentiment de l'absence d'un grand nombre de ses boutons s'imposa péniblement à lui.
- Je suis un magicien, poursuivit Gandalf J'ai entendu parler de vous, si vous, vous n'avez pas entendu parler de moi ; mais peut-être connaissez-vous mon bon cousin Radagast, qui habite aux lisières sud de Mirkwood ?
- Oui ; il n'est pas mal pour un magicien, il me semble. Je le voyais autrefois de temps à autre, dit Beorn. Eh bien, maintenant que je sais qui vous êtes ou ce que vous dites être, que voulez-vous ?
- Pour être franc, nous avons perdu notre bagage et quelque peu notre chemin ; nous avons assez besoin d'aide ou tout au moins de conseils. Je dois dire que nous avons passé un mauvais quart d'heure avec les gobelins dans les montagnes.
- Les gobelins ? dit l'homme de haute stature d'un ton moins rébarbatif. Ho, ho, ainsi vous avez eu des difficultés avec ceux-là, hein ? Pourquoi les aviez-vous approchés ?
- Telle n'était pas notre intention. Ils nous ont surpris la nuit dans un col que nous devions passer ; nous venions des Terres de l'Ouest dans ces régions - c'est une longue histoire.
- Eh bien, vous feriez mieux d'entrer et de me la raconter en partie, si cela ne doit pas prendre toute la journée, dit l'homme, le précédant par une porte sombre qui menait de la cour dans la maison.
L'ayant suivi, ils se trouvèrent dans une grande salle, au centre de laquelle il y avait un foyer. Bien que ce fût l'été, il y brûlait un feu de bois, et la fumée s'élevait jusqu'aux chevrons noircis à la recherche de l'issue offerte par une ouverture dans le toit. Ils traversèrent cette salle obscure, uniquement éclairée par le feu et par le trou qui le surmontait, et ils arrivèrent par une autre porte plus petite dans une sorte de véranda soutenue par des poteaux faits de simples troncs d'arbres. Elle était exposée au midi ; il y faisait encore chaud et elle était emplie de la lumière du soleil qui, se dirigeant vers l'ouest, y tombait de biais et se répandait aussi sur le jardin plein de fleurs qui montait jusqu'aux marches.
Ils s'assirent là sur des bancs de bois, et Gandalf entama son récit, tandis que Bilbo balançait ses jambes pendillantes et contemplait les fleurs du jardin, se demandant quel pouvait en être le nom, car il n'avait jamais vu la moitié d'entre elles jusque-là.
- Je traversais les montagnes avec un ou deux amis . . ., dit le magicien.
- Ou deux ? Je n'en vois qu'un, et un petit, avec ça, dit Beorn.
- Eh bien, à vrai dire, je ne voulais pas vous encombrer d'un grand nombre de personnes avant d'avoir vu si vous n'étiez pas occupé. Je vais appeler, si vous le permettez.
- Allez-y, appelez !
Gandalf lança donc un long et strident sifflement, et bientôt Thorïn et Dori, montés par l'allée du jardin, contournèrent la maison et vinrent faire de profondes courbettes devant eux.
- Un ou trois, vous voulez dire, à ce que je vois ! dit Beorn. Mais ceux-ci ne sont pas des hobbits, mais des nains !
- Thorïn Oakenshield, pour vous servir ! Dori, pour vous servir ! dirent les deux nains, s'inclinant derechef.
- Je n'ai pas besoin de vos services, merci, dit Beorn ; mais sans doute avez-vous besoin des miens. Je n'aime pas trop les nains ; mais s'il est vrai que vous êtes Thorïn (fils de Thraïn, fils de Thor, je pense), que votre compagnon soit honorable, que vous soyez ennemis des gobelins et que vous ne vous proposiez de commettre aucun méchef sur mes terres... Quelles sont vos intentions, au fait ?
- Ils sont en chemin pour aller visiter le pays de leurs pères, là-bas dans l'Est, au delà de Mirkwood, dit Gandalf, intervenant, et c'est tout à fait par accident que nous nous trouvons actuellement sur vos terres. Nous passions par le Haut Col, lequel aurait dû nous amener à la route qui se trouve au sud de votre pays, quand nous avons été attaqués par les mauvais gobelins, comme j'allais vous le dire.
- Eh bien, continuez à raconter, alors ! dit Beorn, qui n'était jamais très poli.
- Il y a eu un orage terrible ; les géants de pierre étaient sortis et projetaient des rochers ; à l'entrée du col, le hobbit, moi et quelques-uns de nos compagnons, nous nous sommes réfugiés dans une grotte...
- Appelez-vous donc deux quelques-uns ?
- Euh, non. En fait, nous étions plus de deux.
- Où sont-ils ? Tués, mangés, rentrés chez eux ?
- Eh bien, non. Il semble qu'ils ne soient pas tous venus quand j'ai sifflé. Par timidité, sans doute. Nous craignons beaucoup de former un groupe un peu nombreux à recevoir, vous comprenez.
- Allez-y, sifflez encore ! Je suis bon pour une partie, à ce qu'il paraît ; un ou deux de plus ne feront pas grande différence, grogna Beorn.
Gandalf lança un nouveau sifflement ; mais Nori et Ori furent là presque avant qu'il ne s'arrêtât, car il leur avait prescrit de venir par paire toutes les cinq minutes, rappelez-vous.
- Salut ! dit Beorn. Vous êtes venus assez vite ; où vous cachiez-vous donc ? Allons, mes diables à ressort !
- Nori, pour vous servir ; Ori, pour..., commençaient-ils de dire.
Mais Beorn les interrompit :
- Merci ! Quand je voudrai votre assistance, je vous la demanderai. Asseyez-vous, et continuons-en avec votre récit, sans quoi l'heure du souper arrivera avant qu'il ne soit achevé.
- Aussitôt que nous fûmes endormis, reprit Gandalf, une crevasse dans le fond de la grotte s'ouvrit ; des gobelins en sortirent, qui se saisirent du hobbit, des nains et de notre troupe de poneys...
- Une troupe de poneys ? Qu'étiez-vous donc ? un cirque ambulant ? Ou transportiez-vous une quantité de marchandises ? Ou bien appelez-vous toujours six une troupe ?
- Oh, non ! En vérité, il y avait plus de six poneys, car nous étions plus de six - et, euh ! . . . en voici deux autres !
A ce moment, parurent Balïn et Dwalïn, qui s'inclinèrent si bas que leur barbe balaya le sol dallé. Le grand homme commença par froncer les sourcils, mais ils s'évertuèrent à être terriblement polis, et ils continuèrent si bien à hocher la tête, à se courber, à saluer et à agiter leurs capuchons devant leurs genoux (selon toutes les convenances en cours chez les nains) qu'il finit par abandonner son renfrognement pour laisser échapper un rire convulsif, tant ils étaient comiques.
- Troupe était le mot exact, dit-il. Et belle troupe comique. Entrez, mes joyeux drilles, et comment vous appelez-vous, vous ? Je n'ai pas besoin de vos services pour l'instant, je ne veux connaître que vos noms ; après quoi, cessez de vous balancer et asseyez-vous !
- Balïn et Dwalïn, dirent-ils, n'osant s'offusquer.
Et ils s'assirent d'un coup à terre, l'air assez surpris.
- Alors, reprenez votre récit ! dit Beorn au magicien.
- Où en étais-je ? Ah, oui - moi, je ne fus pas saisi. Je tuai un ou deux gobelins d'un éclair . . .
- Bien ! grogna Beorn. Il sert donc à quelque chose d'être magicien.
- ... et je me glissai dans la crevasse avant qu'elle ne se refermât. Je suivis jusque dans la grande salle, qui était pleine de gobelins. Le Grand Gobelin se trouvait là avec trente ou quarante gardes en armes. Je pensai : « Même s'ils n'étaient pas enchaînés tous ensemble, que pourraient-ils faire à douze contre un tel nombre ? »
- Une douzaine ! C'est la première fois que j'entends appeler huit une douzaine. Ou bien avez-vous encore quelques diables qui ne soient pas encore sortis de leur boîte ?
- Eh bien, oui, il semble qu'en voilà justement une paire - Fili et Kili, je crois, dit Gandalf, tandis que ces deux apparaissaient et se tenaient là, souriant et saluant.
- C'est assez ! dit Beorn. Asseyez-vous et taisez-vous ! Continuez, Gandalf !
Gandalf poursuivit donc son récit et il en arriva au combat dans l'obscurité, à la découverte de la porte d'en bas et à leur horreur en constatant l'absence de M. Baggins :
- Nous comptant, nous vîmes qu'il n'y avait pas de hobbit. Nous n'étions plus que quatorze !
- Quatorze ! C'est la première fois que j'entends dire que dix moins un égale quatorze. Vous voulez dire neuf, ou bien vous ne m'avez pas encore nommé tous les membres de votre groupe.
- Oh, bien sûr, vous n'avez pas encore vu Oïn et Gloïn. Ah, tiens, les voici ! J'espère que vous leur pardonnerez leur importunité.
- Oh, qu'ils viennent tous ! Venez, vous deux ; dépêchez-vous de vous asseoir ! Mais, dites-moi, Gandalf, encore maintenant nous n'avons ici que vous, dix nains et le hobbit que vous aviez perdu. Cela ne fait que onze (plus un égaré) et non quatorze, à moins que les magiciens n'aient une façon particulière de compter. Mais, je vous en prie, continuez votre narration.
Beorn ne le montrait pas plus qu'il ne pouvait l'éviter, mais en réalité il avait commencé d'être fort intéressé. Dans l'ancien temps, il avait connu la partie même des montagnes que Gandalf décrivait, vous comprenez. Il hocha la tête en grognant au récit de la réapparition du hobbit, de leur dégoulinade dans l'éboulis et du cercle de loups dans la forêt.
Quand Gandalf en arriva à leur grimpée aux arbres avec les loups assemblés en dessous, il se leva et se mit à arpenter la pièce en murmurant :
- J'aurais bien voulu être là ! Je leur aurais donné mieux que des feux d'artifice !
- Enfin j'ai fait de mon mieux, dit Gandalf, enchanté de voir que son récit produisait une bonne impression. Nous étions là avec les loups pris de folie en dessous de nous et la forêt qui commençait à s'embraser, quand les gobelins descendirent des montagnes et nous découvrirent. Ils poussèrent des hurlements de joie et chantèrent des chansons dans lesquelles ils se moquaient de nous. Quinze oiseaux dans cinq sapins...
- Seigneur ! grogna Beorn. N'allez pas prétendre que les gobelins ne savent pas compter. Ils le peuvent fort bien. Douze ne font pas quinze, et ils le savent.
- C'est juste. Il y avait aussi Bifur et Bofur. Je ne me suis pas risqué à les présenter plus tôt, mais les voici.
Entrèrent Bifur et Bofur.
- Et moi ! fit Bombur, qui, tout essoufflé, se rengorgeait par-derrière.
Il était gros, et irrité aussi d'avoir été laissé pour la fin. Refusant d'attendre cinq minutes de plus, il suivait immédiatement sur les talons des deux autres.
- Eh bien, maintenant vous êtes en effet quinze ; et puisque les gobelins savent compter, je suppose que c'est là tous ceux qui se trouvaient dans les arbres. Alors peut-être pourrons-nous achever l'histoire sans autre interruption.
M. Baggins vit alors toute l'habileté de Gandalf. Les interruptions avaient vraiment accru l'intérêt de Beorn pour l'histoire, et l'histoire l'avait empêché de renvoyer aussitôt les nains comme des mendiants suspects. Il n'invitait jamais personne à entrer chez lui quand il pouvait l'éviter. Il avait très peu d'amis et ceux-ci habitaient assez loin ; et il n'en invitait jamais plus de deux à la fois. A présent, il avait quinze étrangers assis dans son porche !
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