Article intéressant sur http://www.europeus.org/:
EUROPE : CHRONIQUE DUN DECLIN ANNONCE
Démographie, immigration, intégration. Cest toujours un spectacle édifiant de voir les dirigeants européens - maîtres dans lart du démenti, du camouflage et de la mise sous tapis des dossiers délicats - lorsquils se retrouvent le dos au mur. Tel était le cas lors des émeutes en France, notamment face aux avertissements plutôt vigoureux traduisant les tensions internes des sociétés européennes. Or cet avertissement nétait ni le dernier ni le plus vigoureux. Pour linstant. Car bien évidemment, ce nest pas en automne dernier quest apparu le casse-tête relatif aux indicateurs démographiques dégringolants et aux effets bienfaisants ou néfastes que leur apportera limmigration en masse. Et lon ne sen débarrassera pas non plus aussi facilement que des carcasses de voitures. La question est posée et elle restera avec nous sous forme dune pression interne et externe de plus en plus puissante, et avec des conséquences internes et externes de plus en plus marquantes.
Limpasse du politiquement correct
Le nud gordien, qui se trouve au cur du problème, est constitué de lenchevêtrement de trois fils : les points dinterrogation et dexclamations liés à la baisse du nombre des Européens ; à la méthode de son rehaussement par lextérieur ; et à la gestion dune population ainsi constituée. Par conséquent, toute réponse digne de ce nom doit se penser en trois directions majeures. Politique démographique, politique dimmigration et politique dintégration. Au lieu de quoi nous navons droit, la plupart du temps, quà une politique de lautruche dissimulée derrière le mot dordre du «politiquement correct». Où même le fait de poser les questions est souvent taxé de xénophobie. Pourtant, en raison de son impact sur la souveraineté étatique, le triple processus évoqué ci-dessus représente, au-delà les tensions socio-économiques et la poussée des extrémismes, un défi géopolitique. En plus, il manque les informations de base nécessaires à une quelconque action intelligente. Avec de longs siècles de guerres de religions et de déportations massives dans son placard, lEurope préfère ne pas trop faire un inventaire suivi de ses habitants. Le bureau européen des statistiques ne possède pratiquement pas de données sur lorigine des immigrés, et en ce qui concerne le pourcentage des minorités musulmanes, les chiffres les plus divers sont en circulation au sujet de lUE dans son ensemble et de ses Etats-membres en particulier. Il est vrai, évidemment, que dresser de tels catalogues peut avoir des connotations extrêmement délicates. Mais il est tout aussi vrai que la connaissance en soi ne détermine nullement telle ou telle option politique. Par contre, sans elle, les décideurs ne peuvent que tâtonner à laveuglette.
Par exemple, en sattachant à des stéréotypes comme quoi limmigration serait le remède aux problèmes démographiques dune Europe à population déclinante et vieillissante. Ce qui est, sous cette forme, un travestissement assez grossier. Comme Christopher Patten, ancien commissaire aux relations extérieures de lUE avait expliqué dans son dernier livre : «Nous devons encourager limmigration pour satisfaire certains besoins ciblés du marché du travail, mais nous ne devrions pas nous raconter des histoires, en disant que limmigration résoudra nos problèmes démographiques. Le nombre dimmigrés susceptible daméliorer de façon sensible le taux de dépendance des personnes âgées est si élevé quil serait simplement ingérable du point de vue politique, environnemental, social et économique». Le démographe Jean-Claude Chesnais auditionné devant lAcadémie française a même renchéri en observant : seule limportation en masse de bébés serait à même dapporter un réel changement. Daprès lui : «Le déficit se manifeste par le creusement de la base de la pyramide des âges ; cest par le comblement de ce creux quil se répare. Il nexiste donc pas dautres solutions que le relèvement de la natalité, sauf à supposer le recours massif à une importation de nouveau-nés et jeunes adoptés, qui ne tardera pas à être dénoncée, à juste titre, comme une nouvelle traite.»
Tendances
Les risques liés à la baisse de notre population européenne sont on ne peut plus clairs. Les habitants de lUnion à Vingt-cinq représentaient 1/8e du monde en 1960, mais ne représenteront que 1/20e en 2025. Avec son taux de natalité de 1,4 (cest-à-dire une moyenne de 1,4 enfants pour chaque Européenne au lieu des 2,1 nécessaire au renouvellement des générations), lUE se retrouve en queue de peloton. Demblée, ce recul drastique des naissances donne une image plutôt négative en ce qui concerne notre ouverture vers lavenir et notre dynamisme. Le «vieillissement» qui en résulte y ajoute une série de problèmes éminemment concrets. Et ceci, sous très peu. Selon les estimations de la Commission bruxelloise, dici le milieu des années 2010, le nombre des personnes de plus de 65 ans augmentera de 22%, celui des plus de 80 ans de presque 50%. En 2050, un tiers des habitants de lEurope seront âgés de plus de 60 ans. Bien que ce soit une formidable occasion pour remettre enfin à sa place le culte de la jeunesse qui envahit nos sociétés de consommation, et redécouvrir les atouts de lâge, un vieillissement aussi soudain constitue néanmoins un défi énorme. Car il met sous une pression presque ingérable à la fois nos systèmes sociaux (avant tout ceux de la santé et des retraites) et nos capacités économiques.
Au surcroît, le véritable poids de ce déclin-vieillissement européen ne se révèle quen le comparant aux phénomènes qui ont lieu dans notre voisinage. En 1950, la population du territoire actuel de lUE était de 350 millions, tandis que son arc musulman proche (Afrique du Nord et Asie de lOuest) comptait 163 millions. Soit 2,2 fois moins. Pendant le demi-siècle qui suivit, la population de lEurope avait augmenté de 100 millions, tandis que celle de ses voisins de 220 millions. Daprès les prévisions, de 2000 à 2050 lUnion daujourdhui perdra 50 millions de personnes, cependant que son pourtour arabo-musulman enregistrera un gain de 700 millions. La population de celui-ci deviendra ainsi trois fois supérieure de celle de lUE. La Ligue Arabe prévoit, en plus, que le nombre de ses quelques 15 millions de jeunes chômeurs daujourdhui atteindra 50 millions déjà à lhorizon de 2015. Sur cette toile de fond, il nest pas particulièrement difficile de deviner quil sagit de mouvements structurels puissants, face auxquels tout projet de forteresse européenne nest que chimère. Mais les tendances ne signifient pas forcément une fatalité. Car une action politique intelligente pourrait, dans une certaine mesure, les maîtriser. Pourvu que nous nessayons pas, derrière nos slogans « multiculturalistes», de coller le label «solution» à la capitulation.
Modèles
Le plus frappant au sujet des émeutes en France, cétait leur caractère paradoxal ; et au sujet des commentaires leur aveuglement, que ce soit par intention ou par ignorance. Primo, en raison des spectaculaires incendies de voiture, le grand public a commencé à lamenter sur un phénomène par ailleurs général en lassociant justement au pays lequel poursuit avec encore le plus de détermination le seul chemin viable. Secundo, ce nest surtout pas le modèle français dintégration qui fut remis en cause par les événements de lautomne dernier, mais les tentatives pour le diluer. Au centre du modèle gaulois, connu sous létiquette «républicaine», on trouve le concept de la nation politique, et lindividu considéré et traité avant tout comme citoyen. Lappartenance ethnique, religieuse etc. est laffaire privée de chacun, et en cette qualité, mérite le respect. Mais la responsabilité de lEtat, cest de protéger le citoyen face aux pressions venues de groupes divers, en dautres mots garantir légalité des chances. Comme lavait formulé Henri Lacordaire, le penseur catholique libéral du 19e siècle : «Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.»
Néanmoins, cette approche assimilatrice, avec son accent sur la mixité au lieu de la fragmentation, fut loin dêtre mise en uvre de façon cohérente et systématique. Que ce soit dans le domaine de laménagement urbain, de léducation ou de lemploi, depuis les années 1970 lélite française a progressivement laissé affaiblir la logique républicaine. Séduits par le chant de sirène du «multiculturalisme» et/ou dirigés vers la moindre résistance par opportunisme politique, ils ont laissé les immigrés se concentrer dans des enclaves urbaines. Or le saut quantitatif et le changement dans la provenance de limmigration, loin de remettre en question la pertinence du modèle républicain, ont rendu sa mise en uvre plus urgente que jamais. Dorénavant vitale. Comme en témoignent les enquêtes, la majorité des Français dorigine étrangère pensent (pour le moment encore) que le modèle dintégration classique pêche non pas par excès, mais par insuffisance. Le grand Mufti de Marseille a lui-même remarqué : on a besoin de «cohabitation active, non pas seulement la juxtaposition de communautés fermées».
Cerise sur le gâteau : la confirmation de la pertinence du modèle dintégration à la française nous vient de cette Amérique tant idolâtrée comme «contre-modèle». Qui plus est, de la plume de ce même Samuel P. Huntington dont la théorie sur le choc des civilisations est considérée comme lantithèse de la vision française du monde. Or dans son dernier livre, il met en garde : à la différence des immigrés précédents, les Mexicains et dautres latino-américains ne se sont pas assimilés dans ce qui constitue le courant principal de la culture américaine, mais avaient plutôt établi des enclaves politiques et linguistiques. A la suite de ce «défi hispanique» le pays pourrait très bien finir par se scinder en deux peuples, deux cultures, deux langues. Le pendant doutre-atlantique des scénarios dEurabie est donc, dans une certaine mesure, Amexica. Aussi ne devrait-on pas oublier lopinion publique. Déjà en 2002, un rapport de lOffice International de la Migration avait noté que sur notre continent «le sentiment général est que la pression de limmigration est devenu insupportable». Pour éviter que nos sociétés nimplosent sous ce poids, il faut une seule chose, mais ceci de toute urgence : faire la politique. Dabord pour freiner le déclin démographique. Force est de constater que les Français constituent dans ce domaine (aussi) une exception rafraîchissante. Grâce à leur politique traditionnelle de soutien à la famille, ils affichent un taux de natalité de 1,94%, ce qui les place en compagnie de lIrlande catholique à la tête de lUE. Les Gauloises peuvent, en même temps, se prévaloir du taux demploi féminin le plus élevé, en nous offrant la preuve éclatante que les deux ne sont pas exclusifs lun de lautre. Si lEtat le permettait, les familles auraient plus denfants. Car le désir davoir des rejetons, lui, na rien changé au cours des décennies : daprès les sondages, la moyenne européenne du nombre souhaité denfants reste constant au niveau des 2,1. Deuxièmement, on aurait également besoin de plus de politique sur le plan de limmigration. En partie sous forme de programmes ciblés de développement et de coopération avec les pays dorigine. Et en partie sur nos propres frontières, en maintenant le processus dimmigration à un niveau socialement, politiquement, économiquement»digérable». La halte à limmigration illégale et la régulation plus stricte et plus harmonisée de limmigration légale ne sont quun côté de la médaille. En même temps, il serait indispensable que, dans le tourbillon dune européanisation amorphe et du rouleau compresseur de la globalisation, les nations daccueil préservent leurs propres identités. En dautres termes : que nous ayons à quoi intégrer ceux qui viennent nous rejoindre.
Finalement, cest justement sur le plan de cette intégration que nous avons absolument besoin dune politique responsable. Certes, sur le court terme il est plus confortable et plus rentable du point de vue électoral de dire : que chacun reste avec ses semblables. Quils construisent, derrière les sornettes «multiculturalistes», leurs communautés isolées les unes des autres. Mais pour autant, ce chemin mène à la fragmentation de la société, à lapparition de communautés qui nobéissent quà leurs propres lois. Avec le phénomène de lEtat dans lEtat, cest lindivisibilité de notre ordre constitutionnel qui est remise en cause, et avec la concurrence des loyautés, cest la cohésion de notre société qui risque déclater. Comme on a pu le constater au match de football à Los Angeles en 1998 entre le Mexique et les Etats-Unis, où les citoyens américains hispanophones ont sifflé massivement lhymne national américain et insulté les joueurs. Ou encore au match France-Algérie en 2001 au Stade de France, où La Marseillaise et les Bleus ont été sifflés par le public avec une telle véhémence, quaprès la rencontre le joueur français (de couleur) Thierry Henri a observé non sans sarcasme que cela faisait du bien de gagner un match à lextérieur. Depuis lors, la France essaie de renouer avec sa propre logique. Elle a prohibé tout signe religieux ostentatoire dans les écoles avec la loi dite «sur le voile», et lapprentissage de lhymne national fut rendu obligatoire. Bien entendu, ce ne sont que des gestes, mais des gestes censés faciliter lintégration sur base de citoyenneté, donc traduisant une approche dune importance cruciale. Ce qui, pourvu quelle soit accompagnée des politiques correspondantes et dune détermination sans faille, pourrait avoir une chance de maîtriser à long terme les défis qui attendent l'Europe. Dans le cas contraire, ce sont les propos de lexcellent historien britannique, Arnold J. Toynbee, qui se confirmeront : «Les civilisations se suicident, elles ne sont pas assassinées.»
Hajnalka Vincze est analyste en politique de sécurité, spécialisée dans les affaires européennes et transatlantiques
03:26 Publié dans HAJNALKA VINCZE , SOCIETE