Crise de la vocation, pouvoir d’achat, offres plus attractives ailleurs… Chaque année, à bas bruit, des agrégés quittent l’enseignement. Un phénomène ancien et mal quantifié, mais qui concerne 8 % de ce « corps d’élite » des professeurs.
« Je ne me voyais pas faire ça toute ma vie », reconnaît d’emblée un agrégé d’allemand aujourd’hui détaché dans une administration centrale, qui, comme plusieurs autres personnes interrogées par Le Monde, préfère rester anonyme.
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Depuis toujours, des agrégés « quittent » l’enseignement, parfois définitivement, pour aller faire carrière ailleurs. La classe politique en compte un certain nombre. Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, et l’ancien premier ministre Laurent Fabius sont agrégés de lettres modernes, l’ancien président Georges Pompidou de lettres classiques. Parmi les anciens ministres de l’éducation nationale, Vincent Peillon est agrégé de philosophie et a rejoint le CNRS, Xavier Darcos et François Bayrou sont agrégés de lettres classiques.
Des perspectives qui varient
Ceux qui quittent le navire restent « minoritaires », assure l’éducation nationale : 8 %, c’est un peu plus de 4 500 personnes sur un total de 57 318 agrégés – qui ne sont ni dans l’enseignement secondaire ni dans le supérieur. Ces agrégés qui ne sont pas devant des élèves prennent des voies différentes : 3,9 % sont restés dans l’administration, à l’éducation nationale ou ailleurs, grâce au « détachement » – qui est aussi le régime des enseignants à l’étranger. Les quelque 4 % restants sont le plus souvent en « disponibilité » – un statut qui permet de faire carrière ailleurs, parfois pendant plus d’une décennie, avant de démissionner. Certains, enfin, passent un concours supplémentaire, comme celui de l’ENA ou le concours des personnels de direction – et ne sont plus membres du corps des agrégés.
Parmi les raisons qui poussent à changer de voie, la plupart de ceux interrogés par Le Monde citent « l’évolution de carrière » et la « reconnaissance ». La rémunération est moins souvent abordée, même si la perte du pouvoir d’achat des enseignants concerne aussi les agrégés. Selon le bilan social du ministère de l’éducation nationale, en 2018, un agrégé de moins de 30 ans gagnait, en moyenne, 2 367 euros net par mois – primes et indemnités comprises –, contre 1 939 euros net pour un professeur certifié. Cet écart s’accroît au cours de la carrière, pour atteindre près de 1 000 euros à 50 ans.
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Sur ce point, les perspectives varient également en fonction des disciplines, les scientifiques pouvant plus facilement valoriser leurs compétences dans des filières rémunératrices. L’ENS-PSL, qui fournit chaque année une partie du contingent d’agrégés, se félicitait, le 17 septembre, sur Twitter, de se retrouver en tête d’un classement du Figaro Etudiant intitulé « Dans quelles grandes écoles faut-il étudier pour devenir riche ? ». Avec quatre anciens élèves fondateurs de « licornes », ces start-up valorisées à plus de 1 milliard de dollars (environ 854 millions d’euros), l’ENS sciences est ex aequo avec HEC.
La vie scolaire et ses rituels
Pour les agrégés de lettres, de langues et de sciences humaines, la perspective de faire fortune étant inexistante, l’évolution et le déroulement de la carrière priment. « Tout ce que l’on propose aux professeurs agrégés, c’est de devenir inspecteur ou chef d’établissement. Il est difficile de se projeter comme celui qui va contrôler le travail de ses collègues », regrette une jeune énarque agrégée de lettres qui a exercé plusieurs années dans un lycée « difficile » de la région parisienne. Elle cite, comme d’autres, l’aspect rituel de la vie scolaire, qui « recommence » tous les ans. « Evidemment, on est de plus en plus à l’aise », nuance-t-elle. « Mais, au bout d’un moment, j’avais l’impression d’avoir fait le tour et de ne pas avoir d’évolution possible. »
Parmi les agrégés interrogés, plusieurs sont normaliens. L’agrégation, dans leur cas, est parfois perçue comme la « suite logique » de leurs études. « Chaque année, les ENS fournissent environ un quart des admis au concours de l’agrégation », indique Rémi Boyer, fondateur de l’association Aide aux profs, qui accompagne des enseignants en quête de reconversion. « Ce qui est paradoxal, puisqu’une partie d’entre eux n’enseigneront pas, ou pas longtemps, ensuite. »
Parmi les normaliens, certains admettent ainsi ne pas avoir « vraiment eu le choix ». D’autres ont passé le concours en partie pour « se rassurer » ou « par atavisme », même si peu d’entre eux affirment n’avoir jamais souhaité donner cours. « J’ai enseigné pendant six ans, et j’ai adoré ça », assure par exemple Nicolas Demorand, présentateur de la matinale de France Inter, ancien élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud (devenue ENS de Lyon) et agrégé de lettres modernes. « Mais j’avais plus envie encore de faire du journalisme, et c’est cela qui a primé. » A sa suite, une génération d’anciens élèves des ENS, dont certains sont agrégés, rejoindront la presse – en particulier Radio France.
Le premier contact avec l’enseignement, à l’issue du concours, est souvent déterminant. « Au bout de cinq minutes, j’ai compris que ça n’allait pas marcher », se souvient ainsi Xavier de La Porte, agrégé de lettres aujourd’hui journaliste à L’Obs. « Je n’ai pas accroché avec ce folklore, la salle des profs, négocier les emplois du temps, gérer les élèves. Je faisais tout ce qu’il ne fallait pas, j’avais un rapport trop affectif avec eux… » Peu après sa titularisation, il démissionnera pour devenir journaliste.
Des compétences transposables
Dans ce premier contact avec le terrain, certains mettent en avant le décalage entre leur formation, fondée sur l’excellence dans une discipline, et les problématiques de l’enseignement secondaire. « Etre capable de faire une leçon un peu brillante sur Gérard de Nerval ne signifie pas que l’on va savoir gérer une classe », insiste Xavier de La Porte. « L’enseignement est un sport de haut niveau », complète Nicolas Demorand. « Après l’agrégation, on ne s’attend pas à apprendre le b.a.-ba de la langue à des collégiens, assure pour sa part une agrégée d’anglais. On exige énormément de compétences qui ne vont pas forcément servir. »
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Le fait d’avoir eu un rapport « encyclopédique » à une discipline est cependant jugé utile, voire irremplaçable, par ceux qui ont choisi de partir.
Nicolas Demorand, devenu de son propre aveu un journaliste « généraliste », assure que cette expérience nourrit son travail, lui qui ne s’est jamais départi « d’un certain goût pour les livres et la lecture ». « Quand on m’a proposé la matinale de France Culture, en 2002, j’ai dit que la culture devait avoir sa place, au même titre que la politique ou l’économie », indique-t-il.
La culture générale, la méthode, la capacité à « écrire vite et bien » sont avancées par tous comme des compétences transposables dans le journalisme, dans l’entreprise privée ou dans l’administration – y compris lorsque l’on est agrégé d’une discipline jugée « exotique » hors du monde académique. « Mon agreg’ne me sert à rien aujourd’hui », tranche ainsi l’agrégé d’allemand. « Ce qui est utile, ce sont les compétences indirectes de l’enseignant : parler en public, être pédagogue, un peu séducteur, et capable de déminer des conflits. » Dans certains contextes, l’expérience de terrain est valorisée. « On m’a clairement dit que j’étais quelqu’un de solide parce que j’avais enseigné en banlieue », s’amuse la jeune énarque.
Un « facteur d’attractivité du concours »
A-t-on, lorsque l’on n’est plus devant ses élèves, le sentiment d’avoir déserté ? Ceux que nous avons interrogés considèrent qu’ils gardent un lien avec « l’intérêt général » et « la chose publique ». A l’heure des questions, après quelques années d’enseignement, l’évidence des choix s’est bien souvent imposée. Peu après son arrivée à France Culture, Nicolas Demorand a ainsi croisé son professeur de littérature du XVIe siècle, qui enseigne toujours à l’ENS de Lyon. « Il m’a dit : “Ce que vous faites aujourd’hui, c’est ce à quoi vous avez été formé.” Cette phrase m’a marqué et j’y pense souvent. En substance, il me disait d’y aller, et de le faire à fond. »
De son côté, l’éducation nationale ne semble pas trouver à redire au fait que ses ouailles choisissent des chemins de traverse. En insistant sur le caractère minoritaire du sujet, la direction générale des ressources humaines du ministère assure qu’« il n’est pas anormal que le corps des agrégés, dont le recrutement est très sélectif, ouvre des possibilités fonctionnelles diversifiées ». Il s’agirait même d’un « facteur d’attractivité du concours », ajoute-t-on.
Dans ce contexte, la survivance de l’agrégation pose néanmoins question. D’un côté, elle sert de sésame vers d’autres fonctions et ne nourrit pas uniquement l’éducation nationale et l’enseignement supérieur. D’un autre, ceux qui restent dans l’enseignement disposent d’une rémunération supérieure et d’un service obligatoire inférieur de trois heures à celui des certifiés… Une aberration organisationnelle, pointée en 2013 par la Cour des comptes, qui jugeait qu’« il n’est pas stratégique de faire faire la même chose aux agrégés qu’aux certifiés ». Ce constat qui, pour certains des agrégés interrogés, a en partie motivé leur départ.
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Violaine Morin