hephaestos a écrit :
Et tu penses qu'il en ressortirait forcément que, chez le nématode, il n'y a pas de douleur ?
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Le premier terme de comparaison est bien évidemment absent (la connaissance et la compréhension parfaite du fonctionnement physique de notre cerveau). L'autre terme n'est pas parfaitement compris non plus. Bien que le système nerveux d'un nématode comme C. Elegans n'ait qu'environ 300 neurones et que leur topologie ait été parfaitement décrite, on ne comprend que très imparfaitement son fonctionnement. Les modèles disponibles sont de nature statistique et sont artificiellement limités à des sous-réseaux de neurones impliqués dans une fonction particulière (ex. mouvement en réaction au toucher, à la température ou à un gradient chimique). En cela on arrive tout de même à simuler assez bien certains comportements réels par un modèle formel, et c'est déjà une grande avancée par rapport à la connaissance zéro d'il y a seulement peu d'années.
Toutefois, la complexité réduite du système nerveux du nématode en rapport à celle du cerveau humain amène à supposer qu'elle soit insuffisante pour déterminer une conscience comparable à la nôtre et qui seule justifierait l'utilisation du mot "douleur" dans un sens propre. Sans conscience, il n'y a pas de douleur. La douleur est définie comme la sensation dont nous, humains conscients, avons l'expérience : c'est une entité définie dans le domaine de l'expérience (donc non, une bactérie qui manque de nourriture n'a pas nécessairement l'expérience de la douleur, car elle n'a pas nécessairement une expérience consciente). Et, de plus qu'en rapport à une conscience, on est en rapport à une conscience humaine. On pourrait en effet imaginer une conscience de type totalement différent, où la douleur pourrait être qualitativement différente, et que cela n'aurait plus de sens que d'utiliser le même mot. Dans ce cas, on pourrait probablement répréciser la définition de ce mot, en délimitant l'ensemble de caractéristiques formelles abstraites qui pourraient permettre de l'appliquer à des consciences non humaines (cela pourrait consister à découvrir, par exemple, que toute douleur est une forme de perturbation de la conscience elle-même, etc.).
En synthèse, ma réponse à ta question est qu'on ne peut pas exclure à priori (c'est à dire, en l'absence d'une compréhension parfaite de son système nerveux et du système nerveux humain), que chez le nématode il n'y ait pas de douleur, mais que d'après ce qu'on en sait de son système nerveux, on peut supposer qu'il n'y a pas de douleur, car probablement il n'y a pas de conscience. Ce que l'on pourrait en revanche exclure à priori ce serait par ex., que chez le thérmostat de mon four il y ait une douleur, car j'en ai la preuve formelle dans les plans de construction du thérmostat (bien que, le matériel utilisé pour construire le thérmostat pourrait contenir à mon insu un être conscient, mais ceci n'est pas décrit dans les plans).
Ce qui precède me permet de commenter un peu la manière dont, à mon sens, aussi bien clementdousset que toi et Cardelitre négligez symétriquement l'un des deux aspects du problème corps/esprit et qui, au fond, est le vrai sujet de ce topic.
clementdousset, en te lisant depuis le début de ce fil je crois avoir désormais bien compris que selon toi, un réseau de neurones, aussi complexe soit-il, ne pourrait donner lieu à une conscience, mais qu'il genére juste un signal plus ou moins riche, et qu'il ne pourrait prétendre de faire plus, et qu'en bout de chaîne, pour expliquer la conscience et la sensation, il devrait y avoir une "porte de la conscience" en forme cristalline, qui par une stimulation ondulatoire en entrée, réifierait la conscience et la sensation. Donc, pour toi, qu'il y ait 100 milliards de neurones ou un seul neurone à frapper à la porte, cela importe peu, du moment que l'on présente la bonne onde. L'explication de la conscience est donc derrière cette porte. Mais cette explication équivaut à celle de l'homunculus, cet argument fréquemment utilisé comme un test pour falsifier une théorie de la conscience, et qui consiste à expliquer, par exemple, le sens de la vision humaine par un système de récepteurs, signaux et processeurs, avec en bout de chaîne un bel écran, devant lequel est assis un petit homme miniaturisé qui regarde ce qui apparaît sur l'écran. Tu es tout de même plus sophistiqué que cela car tu décomposes la sensation elle-même en entité élémentaires, comme les touches d'un piano, mais l'argument continue de s'appliquer sur ces entités élémentaires.
Hephaestos et Cardelitre, paradoxalement j'ai l'impression, à lire l'exemple photographique sur l'autre fil, et vos posts sur la douleur dans ce fil, que vous avez presque la même position que clementdousset! A un seul détail près, qui change radicalement vos conclusions respectives : vous supprimez son "cristal", mais sans le remplacer par une explication scientifique. Vous opposez donc à la vision métaphysique du problème corps/esprit (où l'expérience subjective est expliquée par une entité nouvelle et encore inobservée), une vision de type behavioriste où l'esprit est inexplicable, inexistant, ou illusoire. Or ceci me paraît parfaitement insatisfaisant, et je me situe sur un plan purement scientifique. Par exemple, la "douleur" ce n'est pas un signal. Un signal, c'est la séquence d'états assumée par un canal de communication physique et qui codifie un transfert d'information. Dans un système biologique, il s'agit en général d'une quantité électrique qui codifie les interactions entre cellules. Les photons entrants dans l'oeil sont un signal, la retine porte un signal, le nerf optique porte un signal, qui est la représentation du signal précédent etc etc., mais au bout de cette chaîne, il y a une étape distincte : la sensation de douleur, qui réifie notre expérience consciente. Et cette sensation n'est pas un signal particulier localisé dans un neurone particulier, que l'on pourrait mesurer, télécharger et sauvegarder dans son iPod, de telle manière que celui-ci devienne conscient (bien que l'on puisse théoriser un signal qui codifierait une expérience).
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