Je me prête au jeu d'un jugement un peu analytique de ces 5 traductions.
- I. FORME : structure du texte
L'extrait contient deux phrases en version anglaise, chacune étant segmentée en deux parties par son auteur (l'un par un point-vigule, l'autre par une incise “—”).
Les versions qui respectent globalement cette structure sont la [1], la [4]. La [5] également, mais il manque tellement de texte que la comparaison perd son sens. La [2] s’articule autour de trois phrases ; la [3] reste plutôt fidèle mais substitue à l’incise une simple virgule.
Mon classement : [1][4] > [3] > [2] > [5]
- II. FOND : fidélité au texte
…as he reviewed… :
— [1] passait en revue
— [2][5] revoyait
— [3] repassait dans son esprit
— [4] remémorait
Tous les choix se défendent. On décrit une opération mentale. La [1] est à mon sens la plus neutre et la plus fidèle sémantiquement. La [4] est peut-être la plus éloignée (territoire du souvenir plus que l’opération mentale).
Mon classement : [1] > [2][5][3] > [4] mais la différence est très superficielle
…as he reviewed the things… :
— [1] les horreurs
— [2] les choses
— [3] [4] tout ce qu’il avait vu
— [5] ses souvenirs épouvantables
La plus neutre et la plus fidèle est la [2]. Les [3] [4] sont neutres aussi. [1] [5] interprètent. Ce n’est pas choquant pour du Lovecraft, cela participe sans doute au climax.
Mon classement : [2] > [3][4] > [1][5] mais la différence n’est pas gênante sauf pour la 5, incomplète (cf ci-dessous)
…as he reviewed the things he had seen and felt and apprehended…
— [1] qu’ils avaient vues, subodorées et appréhendées
— [2] dont il avait été témoin, qu’il avait pressenties et redoutées
— [3] tout ce qu’il avait vu, senti et compris
— [4] tout ce qu’il avait vu, ressenti et appréhendé
— [5] ses souvenirs épouvantables
Lovecraft unifie l’expérience vécue par Malone : aucune ponctuation, tout est fluide, il y a un rytme. En français, personne ne s’y risque entièrement. Les traductions [3] et [4] sont les plus simples et les plus fidèles sur la forme. La [5] est hors jeu tant elle simplifie le propos. La [2] est plus lourde que l’original. La [1] a me semble-t-il un problème de grammaire : he ≠ ils.
Mon classement : [3][4] > [2] > [1] > [5]. La 1 et la 5 ont toutes deux un problème sérieux ici (la [1] relève sans doute d’une erreur, tandis que la [5] est sans doute un choix ou une commande).
…Malone was content…
— [1] [5] se félicitait
— [2] [3] était heureux
— [4] se contentait
Le terme est polysémique, le sens se retrouve dans l’usage. J’ai une préférence pour [1,5] sur toutes les autres. [4] n’est pas incorrecte en soi, mais je trouve que « contenter » ne fait pas sens dans ce contexte. Peut-être le traducteur est-il tombé dans le piège du faux-ami.
Mon classement : [1][5] > [2][3] > [4]
…Malone was content to keep unshared the secret…
Pas de difficulté apparente, mais une lecture attentive permet de relever le pléonasme : le secret n’est pas seulement gardé => le secret est gardé unshared. L’auteur insiste sur le caractère inviolé, non partagé. Voyons si les traducteurs le font :
— [1] d’avoir gardé secret
— [2] de garder le secret
— [3] de n’avoir pas partagé le secret
— [4] de garder pour lui les secrets
— [5] de garder pour lui le secret
Les traductions [3] [4] [5] traduisent bien l’insistance de l’auteur. La [4] utilise le pluriel à secret quand Lovecraft emploie le singulier. La [3] est la seule à faire allusion en français à la notion de partage [unshared]
Préférences : [3] > [5] > [4] > [1,2]
…Malone was content to keep unshared the secret of what could reduce a dauntless fighter to a quivering neurotic …
La lecture de l’anglais ne permet pas de déterminer si Lovecraft désigne l’inspecteur Malone comme un combattant intrépide. Au début de la nouvelle, Malone est décrit comme « tall, heavily built », donc on peut défendre l’idée que l’auteur décrit ici son personnage.
— [1] de ce qui l’avait réduit, lui le combattant indomptable, à l’état de névrosé tremblant
— [2] quant à ce qui aurait fait passer un combattant intrépide pour un névrotique tremblant
— [3] des circonstances dans lesquelles un guerrier intrépide avait été réduit à l’état de malade névrosé vivant dans la peur
— [4] de ce qui l’avait réduit – lui, le courageux combattant – à l’état de froussard aux nerfs brisés
— [5] de ce qui était capable de changer un combattant sans peur en un névrosé agité
Seules les traductions [1] et [4] prennent le parti de dire très explicitement c’est Malone le combattant indomptable/courageux. La [4] va jusqu’à ajouter des incises pour dire lui, le combattant. À mon sens, les traductions [2] [3] et [5] restent plus évasives et plus fidèles au texte — et par la même occasion plus limpides.
Le terme neurotic est un terme de psychiatrie, qui signifie névrosé, au sens freudien, dont les écrits faisaient autorité à l’époque. [1] [3] [5] utilisent cette traduction, [2] utilise névrotique qui a mon sens passe très bien aussi — voire mieux : nevrotique/neurotic. Par contre, je n’adhère pas au choix de la version [4] qui parle de froussard aux nerfs brisés. Chez Lovecraft, la pathologie mentale est un sujet fondamental (dans sa vie privée — son père était « fou » — comme dans ses écrits. Lovecraft est en train de dire que le personnage vire à la folie et qu’il est brisé. Quatre traducteurs mettent clairement l’accent sur la folie, mais la traduction [4] déprécie le personnage en le qualifiant de froussard. Pour moi, ça ne va pas.
Préférences : [2][3] > [5] > [1] > [4]. J’ai du mal à départager les 2 premiers. La [2] est assez simple et fidèle à l’anglais tandis que la [3] s’étale en longueur.
…; what could make old brick slums and seas of dark, subtle faces a thing of nightmare and eldritch portent.
Je vais analyser ce dernier segment en une fois :
— [1] ; ce qui avait transformé de vieux taudis de brique et des foules de visages sombres et furtifs en visions de cauchemar et de mauvais augure.
— [2] Ce qui avait pu faire de vieux galetas de briques une mer d’ombre, affrontait subtilement sa nature de cauchemar, un horrible prodige
— [3] ; heureux aussi de n’avoir rien dit sur ce qui avait transformé des vieux taudis de brique et des mers de visages basanés et de regards de serpent en images de cauchemar, sinistres anticipations d’un autre monde.
— [4] ; et de ce qui avait changé ces vieux taudis de brique et ces mers de visages basanés et fourbes en un cauchemar d’outre-tombe
— [5] [passage non traduit !]
Le taudis de brique a beaucoup de succès, quatre traducteurs emploient l’expression. La traduction [2] parle de galetas de brique, ce qui est plus littéraire. La [2] se fourvoie quand même je trouve. J’ai du mal à saisir ce qui affronte quoi, et d’où vient d’ailleurs cette idée d’affrontement. Je rappelle que le traducteur est le seul à avoir choisi d’isoler ce bout de phrase dans une phrase à part. La traduction [5] n’a rien isolé, puisqu’aucun des vingt mots utilisé par l’auteur n’est traduit. C’est du Lovecraft traduit pour les enfants, genre Folio Junior. À oublier.
Restent les traductions [1], [3] et [4]. Sans trop creuser dans le littéral, la [1] me plait beaucoup par le jeu des images et la clarté du texte. La [3] est glaçante, reptilienne, stylé, j’adore la lire et la relire. La [4] me plait moins dans son rythme assez plat. Lovecraft introduit une virgule, une pause, une respiration — pas ce traducteur.
Préférences : [3] > [1] > [4] > [2] >>> [5]
- III. IMPRESSION LITTÉRAIRE GLOBALE
J’ai tenté de justifier mes choix en comparant la forme, puis en analysant le fond. Reste à donner un ressenti général de lecteur, qui ne compare pas avec l’original, qui ne juge donc pas la traduction comme traduction mais comme un texte autonome. Jugeons le chant, la respiration, la clarté, le foisonnement des images, ce qui nous plaît ou déplaît. Je lis à voix haute les deux phrases (même si je n’ai pas encore analysé la deuxième).
— [1] le texte me plaît par son rythme et ses évocations
— [2] le rythme est un peu heurté. J’aime bien ce texte, un peu moins fluide, un peu plus dissonant. Sa phrase intermédiaire n’est pas claire, mais rythmiquement, elle me plait (comme elle m’interroge). Un peu maladroit quand même dans la première phrase.
— [3] pareil que la première traduction, mais avec plus de qualité encore. C’est la traduction la plus longue.
— [4] un peu gêné lors de ma lecture. Le traducteur répète dans les deux phrases l’expression « tout ce qu’il avait vu, ressenti et appréhendé », ce qui donne une impression de déjà-vu, et m’arrête dans ma lecture, me laissant croire que je me suis trompé de ligne. Ce qui pourrait être un élément de style paraît quand même lourd puisque l’auteur n’y a pas recours.
— [5] c’est assez plat. C’est certes fluide, limpide, clair, mais il manque tant d’éléments que le texte en ressort aseptisé.
Préférences [3] > [1] > [2] > [4] >> [5]
Récapitulatif des classements partiels :
[1][4] > [3] > [2] > [5]
[1] > [2][5][3] > [4]
[2] > [3][4] > [1,5]
[3,4] > [2] > [1] > [5]
[1,5] > [2][3] > [4]
[3] > [5] > [4] > [1][2]
[2][3] > [5] > [1] > [4]
[3] > [1] > [4] > [2] >>> [5]
[1] > [2] > [4] >> [5]
La version [1] arrive en tête à 4 reprises, en 2ème à une reprise. Elle figure en dernier à 2 reprises. Elle contient une erreur majeure où un singulier est traduit en pluriel.
La version [2] arrive en tête à 2 reprises, 2ème à 4 reprises, et dernière sur un élément. Elle contient ce qui me semble être un raté de traduction avec une « 3ème phrase » pas très claire, encore qu’oralement plaisante par son côté alambiqué.
La version [3] arrive en tête à 4 reprises, et 2ème à 4 autres reprises. Jamais dernière.
La version [4] arrive en tête à 2 reprises, en 2ème à une reprise seulement. Dernière à trois reprises. Suspicion de faux-amis.
La version [5] dernière à cinq reprises et s’illustre négativement le plus souvent.
Au final, ma version préférée est la [3]. Suivie de la [1], puis de la [2]. La [4] est avant-dernière, et la [5] est vraiment loin derrière en raison de son côté expéditif.
en spoiler, le nom des traducteurs (déjà révélé dans les jours précédents) :
Spoiler :
- [1] = Arnaud Demaegd (Éditions Bragelonne)
- [2] = François Bon
- [3] = Philippe Jaworski (Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade »)
- [4] = David Camus (Éditions Mnémos)
- [5] = Paule Perez (Éditions Robert Laffont, collection « Bouquins »
donc Jaworski > Demagd > Bon > Camus > Perez
|
Je relativise quand même : trois traductions sont très plaisantes [1] [3] [4] et limpides. La [2] est un peu plus heurtée mais présente de réelles qualités. Reste le cas épineux de la version [5], qui se lit très bien mais qui simplifie le texte au point de le rendre aussi fade que concis. J'ajoute que ce n'est qu'une phrase sur des milliers. Mais cela donne un bon début argumenté de jugement et de préférence perso
Reste encore de mon côté à évaluer la deuxième phrase de manière un peu analytique comme je l'ai fait pour la première.
Message édité par gURuBoOleZZ le 17-10-2024 à 17:09:49