gURuBoOleZZ | J'avais signalé il y a quelques semaines l'existence de deux recueils de nouvelles par un traducteur peu connu et qui se nomme Luc Deborde. Disponibles auprès des éditions Humanis en papier mais aussi vendus à prix très bas en numérique, j'ai acheté les traductions de ces 14 nouvelles. On peut en apprendre un peu plus sur le traducteur sur le lien ci-dessous :
http://www.editions-humanis.com/auteur-luc-deborde.php
Je ne me prononcerai pas sur la qualité de ses traductions, mais à première vue, elles semblent tout à fait plaisantes. Mais je n'ai pas résisté à refaire un comparatif qui, à l'inverse des précédents, n'est pas un test en aveugle. J'ai pour cela opté pour une nouvelle traduite par l'habituel quatuor (François Bon, David Camus, la traduction Bragelonne et la traduction historique parfois révisée publiée dans l'édition « Bouquins »), ce qui a orienté mon choix vers Dagon (1917). De ce court écrit, j'ai cherché un passage qui m'a semblé particulièrement mettre en avant la prose de Lovecraft, tant par son drame que par la beauté propre de sa plume. À l'issue de mon travail, j'ai repéré les points problématiques, les grandes différences, les erreurs parfois, et je les ai synthétisées dans un tableau qui facilitera la comparaison. Place aux textes :
• Extrait de Dagon, 1917, par H. P. Lovecraft (144 mots) :
Citation :
Then suddenly I saw it. With only a slight churning to mark its rise to the surface, the thing slid into view above the dark waters. Vast, Polyphemus-like, and loathsome, it darted like a stupendous monster of nightmares to the monolith, about which it flung its gigantic scaly arms, the while it bowed its hideous head and gave vent to certain measured sounds. I think I went mad then.
Of my frantic ascent of the slope and cliff, and of my delirious journey back to the stranded boat, I remember little. I believe I sang a great deal, and laughed oddly when I was unable to sing. I have indistinct recollections of a great storm some time after I reached the boat; at any rate, I know that I heard peals of thunder and other tones which Nature utters only in her wildest moods.
|
• Traduit par Paule Pérez (144 mots) :
Citation :
Soudain je vis la chose. Dans un léger remous au-dessus des eaux troubles, elle émergea.
D’un aspect répugnant, d’une taille aussi imposante que celle de Polyphème, ce gigantesque monstre de cauchemar s’élança rapidement sur le monolithe, l’étreignit de ses grands bras couverts d’écailles, tandis qu’il inclinait sa tête hideuse en proférant une sorte d’incantation. Je pense que c’est à cet instant précis que je suis devenu fou. De mon escalade frénétique sur la falaise, de ma journée de délire sur le bateau échoué, je me souviens à peine. Je crois que j’ai beaucoup chanté, et ri bizarrement lorsque je ne pouvais plus chanter. J’ai le vague souvenir d’un violent orage qui a dû éclater lorsque j’eus atteint le sommet de la falaise. Je suis sûr, en tout cas, d’avoir entendu le tonnerre et d’autres bruits comparables que la nature n’émet que lorsqu’elle est déchaînée.
|
• Traduit par David Camus (150 mots):
Citation :
C’est alors que je la vis. Un léger remous agita la surface du fleuve, et la chose émergea des eaux noires. Aussi répugnante et immense que Polyphème, elle s’élança vers le monolithe tel un monstre surgi d’un cauchemar stupéfiant, l’enveloppa de ses gigantesques bras écailleux, inclina sa tête hideuse et laissa s’échapper certains sons cadencés. C’est à ce moment-là, je crois que je devins fou.
De ma course frénétique sur la pente et de mon escalade de la falaise, puis de mon délirant voyage de retour vers le bateau échoué, j’ai presque tout oublié. Je crois avoir beaucoup chanté, puis ri bizarrement quand je fus incapable de chanter. J’ai quelques souvenirs épars d’une violente tempête ayant éclaté peu après que j’eu regardé le bateau ; en tous cas, je sais que j’entendis j’ai entendu¹ ces coups de tonnerre et autres bruits assourdissants que la Nature émet seulement lorsqu’elle est déchaînée. __
¹ « j’entendis j’ai entendu » : texte qui figure littéralement dans l’édition papier grand format…
|
• Traduit par François Bon (157 mots) :
Citation :
Puis soudain je la vis. Avec juste un léger bouillonnement pour marquer sa venue à la surface, la chose surgit à ma vue dans les eaux sombres. Immense, des airs de Polyphème, et insoutenable, elle s’élança comme un formidable monstre de cauchemars vers le monolithe, qu’elle entoura de ses gigantesques bras d’écailles, le temps de redresser sa tête hideuse et de souffler des sons incompréhensibles. Je crois que c’est alors que je devins fou.
De ma remontée frénétique à travers les falaises et à-pics, de mon voyage de retour délirant vers le canot échoué je me souviens à peine. Je crois que j’ai chanté beaucoup, avec des soubresauts de rires étranges quand je ne savais plus chanter. J’ai le souvenir indistinct d’une énorme tempête un peu après que j’eus atteint le canot ; pour le moins, je sais avoir entendu des coups de tonnerre et d’autres sons que la nature réserve à ses moments les plus sauvages.
|
• Traduit par Luc Deborde (146 mots) :
Citation :
C’est alors que je l’ai vu. Il émergea en glissant d’un léger remous qui agitait les eaux sombres. Répugnant, d’une taille considérable, digne de Polyphème, le monstre prodigieux s’élança vers le monolithe autour duquel il jeta ses bras gigantesques et squameux. Tandis qu’il inclinait sa tête hideuse en articulant des plaintes incantatoires, ma raison bascula dans la folie. De mon ascension frénétique vers le sommet de la falaise, et de mon retour délirant vers le bateau échoué, je me souviens bien peu. Je crois que je chantais beaucoup, et que je me mettais à rire sauvagement quand je ne pouvais pas chanter. Je garde le souvenir indistinct d’une monstrueuse tempête, alors que je venais d’atteindre le bateau. Quoi qu’il en soit, je suis certain d’avoir entendu des coups de tonnerre et d’autres manifestations terribles, que la nature ne profère que dans ses humeurs les plus folles.
|
• Traduit par Arnaud Demaegd (146 mots) :
Citation :
C’est alors que je le vis. Il y eut à peine un léger remous, puis il émergea des flots sombres. Ce gigantesque Polyphème répugnant se jeta sur le monolithe et, tel le prodigieux monstre cauchemardesque qu’il était, l’entoura de ses longs bras couverts d’écailles, tout en baissant sa tête hideuse pour cracher des sons articulés. C’est, je crois, à cet instant précis que je perdis la raison.
Je me souviens à peine de l’escalade frénétique de la pente et de la falaise, et du trajet délirant pour retourner au bateau. Je crois avoir beaucoup chanté, et avoir ri bizarrement quand je ne pouvais plus le faire. J’ai le vague souvenir d’un violent orage survenu quelque temps après que j’avais retrouvé mon embarcation ; en tout cas, je suis sûr d’avoir entendu des coups de tonnerre et autres bruits que la Nature n’émet que lorsqu’elle est déchaînée.
|
_______
Voici le tableau dont j'ai parlé plus haut. Le code couleur est très subjectif et pas forcément solide, et va des couleurs pastels pour des gênes mineures au criard et sombre pour les erreurs manifestes.
_______
Ma synthèse texte : • Paule Pérez : c'est la plus économe en moyen. 144 mots. Lisez la deuxième phrase : Lovecraft utilise 21 mots (With only a slight churning to mark its rise to the surface, the thing slid into view above the dark waters) quand la traductrice réduit à 10 ses besoins (Dans un léger remous au-dessus des eaux troubles, elle émergea). Ce qu'on perd en détails, on le gagne peut-être en efficacité. Une autre petite réduction est à l'œuvre (escalade sur la falaise : il manque la pente : ascent of the slope and cliff). On trouve aussi une interprétation (measured sounds devient une sorte d'incantation). Erreur flagrante : after I reached the boat devient lorsque j'eus atteint le sommet de la falaise. Faux ami : confusion entre journey et journée, qui transforme un chemin de retour à une journée à délirer dans un bateau…
Au final, on a une belle traduction, bien rythmée, dotée d'une prose efficace. Mais en 144 mots on compte plusieurs déviations ce qui laisse présager en proportion un nombre alarmant de problèmes de traduction sur l'ensemble du texte.
• David Camus : traduction fidèle dans l'ensemble. Parmi les points de détails, il semble interpréter quelque peu car il est le seul à parler de fleuve. Lovecraft défini plus haut dans le texte le cours d'eau comme « far-flung body of water ». On a du mal à imaginer un fleuve dans une île qui s'est soulevé quelques jours plus tôt. Mais un tel choix peut participer au gigantisme de la créature. Other tones devient bruits assourdissants. Erreur de traduction ou coquille : after I reached the boat devient après que j'eu regardé le bateau. On peut imaginer qu'il voulait écrire regagné au lieu de regardé. Vraie coquille : je sais que j'entendis j'ai entendu.
À mes yeux, une traduction plutôt fidèle qui reprend les détails de l'écriture de Lovecraft. Mais là encore, avec deux coquilles sur 150 mots, on peut s'interroger sur la qualité typographique d'un volume entier. En fin d'analyse, j'ajouterai une remarque sur la traduction de measured sound, qui pour être de prime abord fidèle, est peut-être la moins exacte.
• François Bon : c'est la plus bavarde des traductions, et les 157 mots lui permettent de suivre assez fidèlement les détails descriptifs (son avec juste un léger bouillonnement pour marquer sa venue à la surface, la chose surgit à ma vue dans les eaux sombres est de toutes les traductions celle qui exprime le plus fidèlement la description d'origine). Mais elle me semble aussi être un peu plus lourde stylistiquement : des soubresauts de rires étranges (« laughed oddly ») ? Surgit à ma vue ? Surgir sous les yeux me semblait plus limpide. Approximation lorsque measured sound devient sons incompréhensibles même si à la réflexion, l'idée peut coller (le narrateur entend des choses articulées ou rythmées mais en effet ne peut les comprendre). Unable to sing devient quand je ne savais plus chanter, mais là aussi, il est des choses qu'on ne sait plus faire en cas de choc — et ce choix de traduction induit même assez judicieusement une perte grandissante des capacités cognitives du narrateur.
Au final, un texte qui me semble bien fidèle et auquel je n'ai pas de solides reproches à adresser.
• Luc Deborde : c'est la traduction la plus fauve. Le traducteur n'hésite pas à renforcer l'ambiance en déviant quelque peu du sens originel : measured sound devient plaintes incantatoires, laughed oddly devient rire sauvagement, le neutre other tones se transforme en d'autres manifestations terribles, la Nature profère, et storm, comme pour d'autres traducteurs, est retenu au sens de tempête… « monstrueuse » qui plus est. C'est un peu la version Roland Emmerich de Dagon, mais ce déferlement de sauvagerie des éléments ne dénature pas à mon sens la prose de Lovecraft et plonge efficacement le lecteur dans une ambiance de cataclysme imminent. J'ai beaucoup aimé, d'autant que je n'ai pas relevé d'erreurs ni de coquilles ni d'oublis.
• Arnaud Demaegd : une traduction fidèle et sans accroc, avec des choix intelligents (comme pour Polyphemus-like, qui est traduit par un simple mais tellement concis ce Polyphème). J'ai relevé un oubli mineur : stranded boat devient simplement le bateau (stranded = échoué). Measured sound devient sons articulés : c'est moins littéral que la version de Camus mais je pense que l'idée exprimée est plus juste. À l'instar de Paule Pérez, storm est traduit par orage et non par tempête. Le terme anglais « storm » est polysémique et peut signifie les deux. Mais une tempête est un phénomène météorologique très étendu, et le narrateur ne peut pas savoir si les éléments sont déchaînés sur des milliers de km² à la ronde. Après avoir lu en partie la biographie par Joshi, et connaissant l'attachement de Lovecraft à l'astronomie et à l'observation et même aux prévisions météo, je pense qu'orage correspond plus à sa rigueur conceptuelle et scientifique, même si c'est moins hollywoodien. Bonne décision du traducteur, qui reste plutôt sobre et modéré dans ses choix, parfois même un peu trop (comme pour les gigantic arms qui deviennent de longs bras).
Petite remarque sur l'expression : measured sound. Lovecraft dit que la créature gave vent to certain measured sounds. I think I went mad then. Comme on peut le voir dans le tableau, les traducteurs sont à la peine pour le traduire et n'hésitent pas à aller peut-être au-delà du sens original. La traduction de David Camus est celle qui colle de la manière la plus évidente au texte : measured sound = sons cadencés. Il reprend ici le sens musical du terme (ex : battre la mesure, être en cadence). Pourtant, on peut s'interroger : qu'une bête sorte des sons rythmés peut-il entraîner la folie ? Je ne pense pas, à moins qu'elle fasse de la techno. Mais qu'une créature non-humaine surgie des eaux se mette à articuler quelque chose, ou carrément à lancer une sorte d'incantation est bien plus attentatoire à la raison et peut achever de rendre fou le spectateur d'une telle scène. Au final, la traduction qui semble en apparence la plus fidèle est peut-être aussi celle qui, après analyse, fonctionne le moins bien.
CONCLUSION : c'est quand même dingue ce qu'en 144 mots on peut pêcher : des coquilles, des oublis, des faux-amis. La version Mnémos et David Camus me semble être celle des arroseurs arrosés, car s'ils présentent clairement leur produit contre les lacunes des anciennes traductions, c'est pour finalement en créer d'autres ailleurs. Il faut dire que la réputation des premières traductions historiques (reprise chez « Bouquins ») est confirmée ici : elle s'illustre par quelques omissions et des faux sens ça et là, sans gravité — mais au final il faut souligner l'essentiel, à savoir un texte très agréable à lire.
Ce constat peut légitimement convaincre le lecteur de se détourner des versions françaises. En même temps, on ne peut nier que le foisonnement de traductions lui offre un plaisir dont ne peut profiter le lecteur anglophone, et les variantes ouvrent parfois des portes au questionnement du texte et du sens. Je ne propose aucun classement de mes propres préférences, mais j'aurais au regard de ce court extrait tendance à mettre de côté les deux traductions les plus anciennes (Pérez et D. Camus) pour privilégier les trois les plus récentes (Bon, Deborde et Demaegd). Je rappelle évidemment que ce n'est qu'un mince extrait, et qu'il n'est pas forcément représentatif du reste du travail des traducteurs.
N'hésitez pas à poster ici vos impressions Message édité par gURuBoOleZZ le 10-04-2019 à 15:46:59
|