Citation :
'Express du 12/01/2006 http://www.lexpress.fr/info/multim [...] ida=436529
Qui doit payer le téléchargement?
propos recueillis par Thierry Gandillot et Louise Millon
Copie privée, échange de fichiers... depuis quelques années, les autorités cherchent la parade au piratage grandissant sur Internet, avec la volonté de défendre les intérêts des créateurs et des auteurs. Alors qu'un projet de loi est en discussion, un amendement déposé par le député PS Didier Mathus a chamboulé le texte défendu par le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres. Pour L'Express, ils expliquent leurs positions, radicalement opposées
C'est un défi formidable, un dossier brûlant à haute charge polémique. Aujourd'hui, en France, plus de 8 millions d'internautes téléchargent et échangent des milliards de données - chansons, films, séries télévisées, etc. - d'ordinateur à ordinateur. Sans limite, en toute illégalité et en toute impunité, ou presque. La notion de droit d'auteur, si chère au cur de Beaumarchais, vole en éclats. Les artistes s'alarment; les majors du disque et du cinéma s'affolent; les lobbys montent au créneau; les Etats entrent dans la danse.
Renaud Donnedieu de Vabres et Didier Mathus.
En 2001, Bruxelles votait une directive assez coercitive légitimant les technologies anticopie. De tels systèmes antipiratage, baptisés DRM (Digital Rights Management), redoutablement efficaces, permettent de juguler la reproduction numérique sauvage. Selon cette directive, surtout, les contrevenants devenaient passibles de peines d'amende et de prison lourdement dissuasives.
La plupart des pays membres ont rapidement transposé ce texte en droit national. Ainsi, en Allemagne, plus de 3 500 internautes ont déjà été «coincés» par les gendarmes du Net. La France, elle, a tardé. Et c'est seulement dans les derniers jours de 2005 que Renaud Donnedieu de Vabres a présenté, selon la procédure d'urgence, son projet de loi, qui autorise la copie privée dans le cadre du cercle familial, mais interdit, grâce aux fameux systèmes DRM, les échanges illégaux de fichiers et punit les fraudeurs de peines pouvant aller jusqu'à 300 000 euros d'amende et trois ans de prison.
Mais, dans la soirée du 21 décembre, stupeur! Par 30 voix contre 28, l'Assemblée accepte un amendement de Didier Mathus, député PS de Saône-et-Loire, qui installe le principe de la «licence globale»: contre un forfait de quelques euros, l'internaute pourra télécharger ses données et échanger ses fichiers en toute légalité. Pour le ministre de la Culture, le coup est rude, d'autant que parmi les partisans de la licence globale on trouve des députés de son propre camp. Pour L'Express, ils ont accepté de débattre de ce qui apparaît déjà comme le dossier de la session parlementaire qui s'ouvre le 17 janvier.
Monsieur le Ministre, votre projet suscite une violente polémique. Vous n'avez pas été compris
Renaud Donnedieu de Vabres: L'objectif était double. Premièrement, autoriser les internautes à télécharger, en toute légalité, dans le cadre familial. Ensuite, garantir une juste rémunération pour les créateurs, les auteurs et les artistes interprètes. En dix-huit mois, nous avons rendu possible une offre légale de musique et de cinéma, ce qui nous place à l'avant-garde des nombreux pays qui n'ont pas encore réussi à réconcilier les intérêts des internautes et des fournisseurs d'accès avec ceux du cinéma et de la musique. Cette réconciliation profite aux artistes les plus fragiles, aux producteurs indépendants, mais aussi aux groupes les plus puissants. Pour qu'existe cette offre nouvelle, il faut une sécurité juridique.
On ne peut pas légiférer contre la société ou contre toute une génération! Didier Mathus
C'est l'objet de cette transposition de la directive européenne de 2001. Mais vous avez voulu aller plus loin encore
R. D. de V.: C'est ma fierté. Contrairement aux rumeurs, mon projet grave dans la loi le principe de la légalité de la copie privée. Je n'y étais pas obligé. En outre, je souhaite informer, prévenir et responsabiliser plutôt que punir. Donc à ceux qui disent que ce projet de loi va traquer les internautes et augmenter les sanctions pénales je réponds: c'est faux, c'est de la désinformation! Le jeune internaute qui a envie d'espace de liberté ne doit pas être directement frappé. L'objectif est plutôt d'empêcher les entreprises de profiter, le cas échéant, du détournement du droit d'auteur. Le projet permet de sortir d'une situation de gratuité et d'illégalité pour passer à une situation responsable qui assure une plus grande liberté aux internautes et une rémunération juste aux artistes comme aux techniciens. Au-delà de la musique, nous sommes l'un des premiers pays à avoir obtenu un accord entre les fournisseurs d'accès à Internet, le monde de la télévision et du cinéma, en respectant les intérêts de chacun - le scénariste, le réalisateur, l'artiste, le technicien, le producteur, l'exploitant en salle, les acteurs de la télévision payante, du DVD et de l'accès à Internet.
Didier Mathus: Je ne suis d'accord que sur un point, l'importance du sujet. La transposition de la directive de 2001 qui nous a été proposée par le gouvernement, à la sauvette et avec trois ans de retard, est la plus fermée et la plus répressive de celles des 20 pays qui l'ont déjà effectuée. Moi, je ne trouve pas que cette directive européenne soit bonne. Dictée par l'industrie du divertissement américain, elle ne permet pas de réinventer le droit d'auteur au moment où un saut technologique nous y oblige.
R. D. de V.: Là commence la désinformation!
D. M.: On ne peut pas légiférer contre la société ou contre toute une génération! Face à la révolution d'Internet, il faut inventer un nouveau système, comme ce fut le cas à l'apparition du piano mécanique, du magnétophone, du magnétoscope
Chaque fois, il a fallu affronter une coalition de rentiers, ceux qui veulent profiter du système existant et surtout ne rien changer. C'est précisément l'objectif du projet de loi gouvernemental qui organise le cadenassage du Net avec ce que l'on appelle les systèmes DRM (Digital Rights Management), technologie dont seuls trois grands industriels (Microsoft, Intertrust, Real) détiennent les clefs. Ils contrôleront toute la circulation des échanges culturels sur le Net. Face à ce péril, nous proposons, à travers la licence globale optionnelle, une façon de rémunérer les artistes qui, aujourd'hui, ne le sont pas.
R. D. de V.: Mais comment? Avec 7 euros par mois?
D. M.: La licence globale, c'est d'abord l'autorisation donnée aux internautes d'échanger des fichiers à des fins non commerciales et, en contrepartie, de verser une rémunération à l'artiste grâce à un forfait ajouté aux abonnements Internet. Ce système fonctionne très bien pour la radio, pour la copie privée sur des supports vierges (cassettes, CD). Ce n'est pas une nouveauté faramineuse, et ça marche! J'observe que les artistes sont très partagés sur ce sujet. J'ai entendu certains d'entre eux, agités par la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), dire qu'avec mon amendement c'étaient les chantres de la gratuité qui l'avaient emporté. C'est parfaitement faux! Personne n'a défendu la gratuité à l'Assemblée. Même si la licence globale n'est pas la panacée, il n'existe pas d'alternative. Soit on invente un système nouveau, et celui-ci en est un; soit, comme vous le proposez, c'est une fuite en avant dans une logique d'interdiction.
R. D. de V.: Si la licence globale avait été une bonne mesure, je l'aurais proposée! Je ne suis pas un idéologue. Si elle permettait de financer la création, de rémunérer les artistes et de permettre une offre légale, attrayante, pour les internautes et les consommateurs, évidemment que je l'aurais adoptée! Mais elle n'est pas opérante. En réalité, c'est une taxe supplémentaire qui sera imposée à tous les internautes. Et, si elle n'est pas imposée à tous les internautes, alors comment la déclaration va-t-elle se faire? Va-t-on spontanément payer la taxe? Ou envisagez-vous des mesures coercitives? Pensez-vous que les gens vont dire: «je télécharge, donc je paie»?
Renaud Donnedieu de Vabres
D. M.: La redevance télévision fonctionne bien depuis cinquante ans
R. D. de V.: Dans ce cas, ce n'est pas applicable. Votre système suppose une surveillance totale. On me fait un faux procès, celui du flicage, mais c'est votre système, franchement, qui le favorise. De plus, la licence ne permet pas la rémunération des artistes. En tout cas, aucun mécanisme dans les propositions que j'ai relues très attentivement, émanant soit du Parti socialiste, soit de certains parlementaires de ma propre famille politique, ne l'évoque.
D. M.: Mais aujourd'hui, c'est zéro! Et, pour empêcher 8,5 millions d'internautes de télécharger, il faudra déployer des agents assermentés - ce que prévoit votre projet de loi - et il en faudra des milliers
R. D. de V.: Vous semblez oublier que la redevance est une obligation. Dès que vous possédez un poste de télévision, vous êtes obligé de payer. Donc vous voulez fixer une taxe obligatoire?
D. M.: Les gens ne sont pas obligés de déclarer.
R. D. de V.: S'ils ne le font pas, ils deviennent des contrevenants!
D. M.: C'est exactement pareil!
R. D. de V.: Comment organisez-vous le contrôle? Pensez-vous sérieusement que, spontanément, les gens vont dire: «Bon, oui, je télécharge, donc je paie»?
D. M.: C'est une démarche volontaire, non une contrainte.
R. D. de V.: C'est donc une taxe supplémentaire appliquée tous les mois aux Français!
D. M.: La caricature est facile. Tous les Français ne sont pas abonnés au débit Internet, et tous les Français ne téléchargent pas!
Le projet du gouvernement renforce-t-il la répression des internautes, comme l'affirme Didier Mathus?
R. D. de V.: Non! Au contraire, il installe un dispositif de réponse graduée qui, dans un premier temps, informera l'internaute pour lui dire: «Attention, ce que vous êtes en train de faire lèse les intérêts d'un artiste.» Puis, s'il récidive, il recevra une lettre recommandée. Et, seulement s'il persiste, alors il y aura sanction. D.M.: Ce texte est foncièrement répressif, puisqu'il vise à interdire les échanges d'uvres protégées à des fins non commerciales!
R. D. de V.: Et la réponse graduée, c'est quoi? Ce n'est pas une alternative?
D. M.: Non, car elle ne garantit pas la copie privée!
R. D. de V.: C'est faux!
D. M.: Elle ne la garantit pas, puisque vous donnez les clefs à Bill Gates, le patron de Microsoft.
R. D. de V.: Je vous en prie
D. M.: Quand vous ne serez plus ministre, et que je ne serai plus député, c'est lui qui décidera de fermer les vannes. C'est ça, la vérité! Votre ministère est plus perméable à l'influence de quelques multinationales qu'à celle de 8,5 millions d'internautes
R. D. de V.: Je n'accepte pas ce genre de propos.
D. M.: 100 000 personnes ont signé une pétition sur le Net!
R. D. de V.: Fondée sur des informations fausses. Ce texte garantit la copie privée, mais cela gêne de le dire!
D. M.: Mais vous maintenez une sanction allant jusqu'à trois ans de prison et 300 000 euros d'amende. C'est lourd!
R. D. de V.: Un collège de médiateurs aura la charge de la mise en place effective et concrète de ce dispositif de réponse graduée. En faisant attention aux libertés individuelles et en ayant, sur ce sujet, travaillé avec la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) pour que le système que nous proposons ne soit en rien attentatoire aux libertés individuelles. Cela veut dire qu'il y a des garanties d'anonymat dans un premier temps, de non-communication à l'extérieur du nom ou de l'identité d'éventuels contrevenants. Didier Mathus, il faudra bien contrôler les internautes, pour savoir s'ils paient la licence globale
Pouvez-vous envisager une réponse graduée même dans le cas d'une licence globale?
D. M.: Bien sûr, on peut imaginer tous les systèmes possibles
Les cas de la télévision et d'Internet sont de natures différentes. On peut aisément vérifier ce qui passe à la télévision. Sur Internet, des milliards d'infos circulent. Comment savoir qui paie quoi?
D. M.: Ce ne sont pas les contenus que l'on déclare, c'est la volonté ou pas d'utiliser de la bande passante, c'est tout. Après, on peut parfaitement imaginer tout ce que l'on veut comme système de contrôle
Ces deux amendements sont désormais votés, peut-on les remettre en question?
D. M.: Il y a une solution, c'est que le ministre revienne en séance et oblige sa majorité à manger son chapeau. Le gouvernement peut, à la fin de la lecture, faire revoter l'ensemble du texte et obliger les députés à se déjuger.
R. D. de V.: Personne ne mangera son chapeau! Il y aura une deuxième délibération de ces amendements, le texte sera voté par l'Assemblée dans une forme que je ne peux pas encore déterminer, puisque cela suppose le respect du vote des parlementaires. Chacun prendra ses responsabilités. Je n'exercerai de pression sur personne. Il y aura eu un débat, des prises de position publiques qui auront éclairé la conscience de chacun.
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