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Les patrons sont payés aujourd'hui comme des rock stars ou des sportifs de haut niveau. Aux Etats-Unis, les dirigeants des cinq cents premières entreprises ont gagné l'an passé, selon le magazine Forbes, une moyenne de 10 millions de dollars. Pour moitié il s'agit de salaires, pour moitié de stock-options encaissées au cours de l'année, lesquelles expliquent quelques pointes au-dessus de 200 millions de dollars, comme pour le patron de Yahoo !.
Les PDG français sont à moitié, environ, du niveau américain (2,3 millions hors stock-options en moyenne pour les dirigeants du CAC 40, ce qui les place devant leurs collègues britanniques) avec des pointes également dues aux stock-options. La dernière en date est celle d'Antoine Zacharias, le désormais célèbre ex-président de Vinci, dont les plus-values sont évaluées à 170 millions d'euros. Par comparaison, le revenu annuel de Zinédine Zidane est estimé à 15 millions d'euros.
Le parallèle avec le revenu des sportifs pose une question : si l'on trouve "naturel" que Zidane gagne beaucoup, pourquoi devrait-on être choqué que les PDG, dont les décisions commandent le destin de plusieurs centaines de milliers de personnes, gagnent autant ? En d'autres termes, sur quelle échelle morale faut-il inscrire, si besoin était, le jugement porté sur leurs rémunérations ?
Au Moyen Age, les penseurs scolastiques, interpellés par la renaissance du commerce et de la monnaie, se sont posé la même question : qu'est-ce qu'un prix "juste" ? Saint Thomas notait que "le prix des choses qui se vendent ne s'estime pas d'après la hiérarchie des natures, puisqu'il arrive parfois qu'un cheval se vende plus cher qu'un esclave". Duns Scot, autre grand penseur scolastique, estimait qu'un prix était juste à deux conditions : "La première est que l'échange soit utile à la communauté et la seconde que la personne reçoive dans l'échange une récompense fonction de sa diligence, de sa peine et du risque encouru" (cité par André Lapidus dans Nouvelle Histoire de la pensée économique, Economica).
Est-ce que le salaire des patrons récompense leur diligence, leur peine et le risque encouru ? Il y a plusieurs manières de comprendre cette question. S'il s'agit de savoir si leur diligence serait atténuée s'ils gagnaient, disons, dix fois moins, la réponse est clairement négative. Le patron d'une petite entreprise ne travaille pas moins que celui d'une grande et le risque qu'il encourt n'est pas moindre.
A défaut de rémunérer leur peine, s'agit-il de créer des incitations adéquates ? Avant la révolution des stock-options, les patrons étaient des salariés comme les autres, gagnant certes davantage que leurs subordonnés, mais partageant leurs préoccupations. Les stock-options leur font épouser le point de vue des actionnaires. Sont-elles, du strict point de vue de la création de valeur boursière, la meilleure façon d'y parvenir ?
Force est de répondre négativement aussi à cette question. La Bourse a été multipliée par dix au cours des vingt dernières années pour une masse de raisons, dont la baisse des taux d'intérêt, l'émergence de nouvelles technologies ou la mondialisation, qui échappent pour l'essentiel aux décisions de tel ou tel chef d'entreprise. Du strict point de vue des incitations à la bonne gestion, la hausse générale de la Bourse n'a aucune raison de profiter à un PDG en particulier.
D'autres contrats eussent mieux convenu, plus économes des deniers de l'entreprise. On aurait pu ainsi parfaitement envisager d'accorder des bonus à concurrence de l'écart entre la performance boursière de la firme et de celles des autres firmes appartenant au même secteur (voir Marianne Bertrand et Sendil Mullainathan "Are CEOs Rewarded for Luck ?", Quarterly Journal of Economics, 2001).
Quelles autres explications reste-t-il ? Revenons à saint Thomas : pourquoi le cheval est-il plus cher que l'esclave ? Parce qu'il est rare. Il n'y a qu'un Zidane et on ne s'étonne pas de sa rémunération pour cette raison même. Est-ce que la rareté des chefs d'entreprise pourrait expliquer leur rémunération ?
DÉBAUCHER LE MEILLEUR MANAGER
Dans une étude brillante, qui circule beaucoup à Wall Street, Xavier Gabaix et Augustin Landier ont proposé une quantification de cette rareté ("Why Has CEO Pay Increased So Much ?", MIT, janvier 2006). Par des méthodes statistiques ingénieuses, ils mesurent la part qui revient au talent propre, rare, des PDG des grandes entreprises américaines dans la valeur des firmes qu'ils dirigent. Ils montrent que celle-ci est réelle, mais très faible. Selon les auteurs, si le PDG de la 250e entreprise (par sa capitalisation) devait remplacer celui de la première, il en résulterait pour celle-ci une perte de valeur de 0,014 % !
Cet écart mince suffit pourtant à comprendre pourquoi la rivalité des firmes pour débaucher le meilleur manager représente un enjeu, et pourquoi les chefs d'entreprise en tirent un profit proportionné à la valeur boursière des firmes qu'ils dirigent et de celles qui se disputent leurs services.
Le salaire des dirigeants d'entreprise ne vise donc pas à récompenser leurs efforts, qui ne justifieraient pas de telles sommes. Il ne s'agit pas non plus de les inciter à bien faire : on utiliserait en ce cas d'autres types de contrat. Il est le résultat d'une mise en concurrence des firmes, savamment entretenue par les dirigeants eux-mêmes (ce qui serait en tant que telle une autre histoire à raconter...), pour que les meilleurs managers dirigent les meilleures firmes.
Si telle est l'explication de leurs rémunérations, une conclusion s'impose : rien n'interdit, du strict point de vue de l'efficacité économique, de taxer, disons, 90 % des gains des chefs d'entreprise ! Les meilleurs dirigeants continueraient d'aller aux meilleures firmes et aucune perte d'efficience ne serait à craindre. Comme le cheval qui ne courrait pas moins vite s'il valait moins cher, les chefs d'entreprise ne seraient pas moins diligents s'ils étaient (tous) moins payés.
La difficulté pratique de mise en oeuvre de cette mesure tient au fait que les managers sont mobiles, à l'image du capital dont ils font désormais partie. C'est une difficulté réelle, mais qui n'est pas nécessairement l'argument auquel les patrons tiennent le plus.
Les dirigeants qui réclament des indemnités de départ à la retraite stratosphériques voudraient convaincre qu'ils sont "utiles à la communauté", que les firmes qu'ils dirigent leur doivent tout, bref : que leur rémunération est "juste". Il ne semble pas que l'analyse économique les aidera beaucoup dans ce plaidoyer.
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