Les dimanches étaient monotones : on ne recevait jamais personne. Donc, le jour où un albatros anglais a tiré la chevillette qui a fait choir la bobinette sur un verre à caïpirinha renversé, le ding ! a provoqué un branle-bas mesuré dans la maisonnée. J'étais nu sur mon sofa, en train de mariner dans le jus léthargique de mon week-end, hypnotisé par un quelconque reportage télévisé sur la durée de vie des amortisseurs hydrauliques des trains d'atterrissage des navettes spatiales américaines. Elle était dans la chambre et je pouvais entendre le cliquetis nerveux du clavier.
J'enfile un kimono qui traînait heureusement sur le trajet vers la porte et j'ouvre. Je suis un temps aveuglé par le soleil (on ne sort pas beaucoup non plus) et le piaf qui se tient donc là annone difficilement :
- J'ai apporté des lilas.
En effet sa diction est fortement altérée par le bouquet de fleurs écarlates qu'il tient coincé au travers de son bec. Je me dit : c'est louche ; qui a déjà vu des lilas rouges ? En garçon poli que je suis, je l'invite à entrer d'un air touché à peine feint, vu qu'on m'apporte rarement des fleurs. Le volatile se dandine péniblement jusqu'au salon. Ses ailes de géant ne l'empêchent pas du tout de marcher, puisqu'elles sont repliées, mais elles ne lui offrent aucun balancier, puisqu'elles sont repliées. Les poètes ont généralement peu de notions de mécanique de base. Il saute sur le sofa et me scrute d'un air insistant. Comme je lui rend un regard de ruminant considérant un amortisseur hydraulique de train d'atterrissage de navette spatiale américaine, il dodeline de la tête pour agiter le bouquet. Encore six secondes de ce petit jeu et je finis par comprendre qu'il veut que je l'en débarrasse. Pendant que je me demande où placer le vase, de façon à ce qu'il ne dépare pas mon salon (et plus particulièrement qu'il n'occulte pas une paire d'appliques dont je suis très fier), il me remercie avec un fort accent espagnol que je n'avais pas remarqué. La faute aux lilas. Fugitivement, la pensée qu'il pourrait lacérer l'étoffe de mon sofa avec ses pattes ou son bec, qui a l'air acéré comme un lame, me traverse l'esprit. Je la chasse, c'est encore un coup à somatiser.
- Je me nomme Emilio de Vargas El Siniestro Anunciador Del Final Del Mundo Y De La Muerte De Toda Vida Para Mas O Menos Manana, me sort-il tout de go.
Un ange passe.
- Mais vous pouvez m'appeler Emilio.
- Ah ! moi je m'appelle...
- Je sais, c'est écrit sur votre sonnette.
- De fait. Et sinon, puis-je vous demander ce qui nous vaut l'honneur de votre visite M. Emilio ?
Il prend brèvement l'air atterré.
- Vous, vous ne parlez pas espagnol.
- Je dois vous avouer que non.
- Bon, je suis là pour vous annoncer une grande et terrible nouvelle,
Il dit cela de façon assez énigmatique et, étant donné que je suis nul en énigmes, j'appelle Val.
- S'il te plaît chérie, tu peux venir ? M. Emilio ici présent a une annonce à nous faire.
Sans cesser de pianoter comme une furie sur son clavier, elle me lance :
- Impossible, j'suis en train d'énucléer un trois-quart orque barbare de niveau 37 et demi avec une cuillère à soupe +2 et sa famille commence à débouler le terril juste de l'autre côté de la rivière, va falloir que je leur ratatine le groin, que je les découpe en particules élémentaires, façon destruction de Sodome et Gomorrhe tu vois, enfin c'est la vie, hein, la turlute est une dure lutte comme disait machin en train de pomper King Kong, enfin j'me comprends...
C'est une fille définitivement exaltée, encline au soliloque, mais vraiment géniale en fait. Compréhensif, M. Emilio daigne me délivrer la teneur de son annonce à moi seul.
- Je suis là pour vous annoncer la fin du monde et la mort de toute vie pour plus ou moins demain.
- Plus ou moins demain ?
- Oui ça n'est pas très français mais bon, ce n'est pas ma langue maternelle, voyez-vous. Mais vous comprenez ce que je veux dire, n'est-ce pas ?
- Tout à fait, continuez, je vous en prie.
- Merci. Étant donné que vous êtes en fin de compte un bon garçon, que vous faites de efforts pour maintenir votre masse corporelle dans des limites raisonnables, que vous avez fini par accepter de vous marier sous une contrainte finalement minime, que vous aurez un enfant dans un an et quelques mois...
- Jamais ! je hurle.
Il n'y a que trois types de situation qui me font hurler de la sorte dans la vie. à savoir : la situation présente ; lorsqu'adolescent on me parlait mariage et lorsqu'à la petite école on me parlait de toucher la bistouquette des filles. Seule la Bêtise consisterai à conclure que je suis un garçon inconséquent puisque je ne céderai pas sur la question de la procréation. Jamais. Et on se rappellera alors de moi comme d'un homme de parole. Mon cri n'émeut pas M. Emilio qui poursuit ses révélations. Moi je l'écoute d'une oreille distraite. Le coup du gamin en plus de celui du sofa potentiellement abîmé, ça me fait comme une petite boule sous le sternum. Il faudra que je contrôle ça avec mon stéthoscope, voir si tout va bien. En attendant je me dis que je vais prendre une aspirine soluble, on ne sais jamais. Non c'est vrai quoi, la santé c'est aussi fragile qu'important. Je le coupe :
- Vous désirez quelque chose à boire ou à manger M. Emilio ? Pour ma part je vais me servir un heu, soda.
- Et bien le voyage a été long, je mangerais bien un petit quelque chose. J'ai remarqué que vous aviez une boite de corned-beef sur votre cheminée. Si ce n'est pas abuser, je la consommerais volontiers.
- C'est à dire que c'est un souvenir des tranchées de mon grand père, je ne sais pas si son contenu est encore comestible.
- Aucune inquiétude, on a l'estomac solide nous autres. Si vous voulez bien me l'ouvrir et me la touiller avec une cuillère, je n'apprécie le vieux corned-beef que lorsqu'il est onctueux comme un yaourt bulgare périmé.
Ca me file la gerbe mais au moins il ne va pas l'ouvrir avec son bec, façon mouette hilare de Gaston Lagaffe. Mon sofa n'y aurait jamais survécu.
- Vous n'auriez pas des fruits pour mettre avec ? des cerises ? Je suis un as du craché de noyau de cerises !
Il ne voit pas le raz-de marée de sueur froide qui me fait bafouiller depuis la cuisine :
- Ah non, désolé, j'aurais vraiment adoré voir ça dans mon salon mais ce n'est plus la saison.
- Ah. Il est bien court le temps des cerises de nos jours, répond-il comme si les albatros avaient une espérance de vie de trente-cinq siècles.
Je reviens au salon avec sa boite touillée, mon verre et des gâteaux pour faire passer l'amertume du heu, soda. À mon grand étonnement ainsi qu'à ma grand satisfaction, il engloutit la mixture probablement délétère sans en mettre une miette sur le sofa. On croirait presque voir ma grand-tante en train de pique-niquer dans les jardins du château de son baron de mari. Je décide de reprendre l'avantage dans la conversation.
- Ainsi donc M. Emilio, vous êtes un genre de prophète de l'apocalypse à plume si je comprends bien. L'Antéchrist volatile en quelque sorte...
Ca ne le vexe pas.
- C'est exactement cela.
- J'aurais cru que vous seriez plus grand.
Ca, ça le vexe.
- Dis donc pendejo, y'a même pas la place dans ton salon pour que je déploie mes ailes à leur pleine envergure alors remballe tes sarcasmes.
Je louvoie
- Mais dites-moi vous venez d'où exactement ?
- De Leeds, en Angleterre. Je suis anglais.
- Ah ?
- Quoi, on n'a pas le droit d'être anglais avec un accent espagnol ?
Bon, le coup de la taille ça l'a vraiment agacé, je décide de repasser en mode sage-comme-une-image.
- Heu non, enfin si, bien sûr ! Notez que je suis moi-même adepte des choses atypiques et originales. Voyez ma sonnette de porte ou ma femme par exemple. Je connais même une fille qui a une poitrine à damner un saint et qui s'appelle Kristophe. Avec un K.
Après avoir jeté un rapide coup d'oeil circulaire, il me sort :
- En revanche ton salon...
Alors là, c'est moi qui sens le coup de sang venir ! Pour faire tampon, j'appelle Val.
- Dis, tu veux pas venir, M. Emilio me dévoile des choses réellement importantes et heu comment dire, je pédale un peu dans la semoule là.
- Nan ! J'suis coincée dans une grotte karstique d'âge permien en train de se remplir d'eau avec une canine de troll plantée dans la cuisse et une horde de magos hérétiques qui me zieutent d'un oeil pervers, va falloir les passer par les armes fissa, j'vais pisser du napalm et chier de l'agent orange, genre opération Rolling Thunder indoor si tu vois c'que j'veux dire, et quand ils se seront pris ça, z'ont intérêt à tendre l'autre joue ces branleurs ou j'leur fait avaler à tous une pastèque par le mauvais trou après que j'les ai enroulés dans de l'adhésif, enfin j'me comprends...
Il faudra que je couche mes mémoires par écrit un jour futur ; il y sera spécifié que ma femme se comprenait souvent et que ses combats étaient gratinés à souhait.
A ce point de cette étrange conversation, quelque chose me frappe tout à coup.
- Dites-moi M. Emilio, tout à l'heure vous avez affirmé que j'allais bientôt être père. Enfin si on omet le léger incident dont vous annoncez la venue je veux dire. Ceci signifie qu'en tant que héraut ovipare homéotherme de la fin des temps, vous connaissez le futur.
- En effet.
- Quel est le tirage gagnant du loto de la semaine prochaine ?
- A quoi ça va te servir ? Tu n'auras pas le temps d'en profiter avant l'apocalypse.
- Zut, je voulais refaire mon salon.
- Avant la fin du monde ? Une sorte de baroud d'honneur mobilier ? Bon sang, tu es vraiment d'un matérialisme affligeant. Je fais des centaines de kilomètres (bon, ça n'est pas le plus grave, comme tous mes congénères je peux voler sur des milliers de kilomètres sans ressentir la moindre fatigue), je daigne t'apporter la nouvelle la plus importante du monde, et avec des fleurs en plus, et toi tu te moques de ma taille, tu t'inquiètes pour ton canapé---ne fais pas l'étonné, j'ai bien vu ton regard quand je me suis installé dessus---et pour finir tu fais preuve à mon égard d'un simple intérêt cupide, dans un but totalement ordinaire.
Là il m'a vraiment contrarié. Probablement parce qu'il ne faisait que me jeter la vérité au visage. Néanmoins, j'ai décidé que ça suffisait. La bille dans ma poitrine était devenue boule et ma vision commençait à se flouter. Du moins j'en avais l'impression.
- Bon écoutez M. Emilio, vous êtes bien rigolo là, posé sur mon sofa (et non pas canapé d'ailleurs je vous signale) mais maintenant j'en ai assez. C'est bientôt la fin du monde et j'ai un million de choses à faire avant alors prenez un Pépito et allez-vous en, s'il vous plaît.
Il est parti comme il était venu, en prenant soin de couper quelques tulipes bleues dans mon jardin, probablement pour une autre visite. J'ai voulu informer Val de l'imminence de l'échéance de toute choses.
- Val, ...
- Bon écoute, j'ai vraiment pas l'temps de discuter là, alors à moins que tu veuilles m'annoncer la fin du monde, va plutôt sortir le chien tu veux ?
Je suis allé me balader avec le chien.