Citation :
Me revoilà en plein océan! Elle papotait, papotait sans pitié. Ses copines lui criaient: Mais coupe-toi donc la langue! Et tout à coup ça l'a blessée! Elle a pris les ciseaux et crac. Regardez, méchantes copines, ma langue est par terre et j'ai la bouche pleine de sang. Dans un bar, au coin de la rue. Un ouvrier de dix-sept ans parle avec sa fiancée... ... Hôpital. La jambe droite cassée, la gauche meurtrie et menacée de gangrène...??? Un hasard! Un concours de circonstances... Juste au moment où il téléphonait, le péroniste Moya, militant et terroriste, passait à côté du bar avec une bombe sous le bras. Soudain le mécanisme de la bombe s'est enclenché. Effrayé, Moya a jeté la bombe n'importe où dans le bar, et... Plus de jambes. Plus de langue. Je le lis dans le journal. J'étais seul, assis sur le canapé, le journal à la main. Devant moi, au milieu de la pièce, deux tables encombrées de papiers, le dossier d'une chaise, une housse de machine à écrire, et plus loin une armoire. Et moi, loin, très loin, perdu en plein océan. Que faire? La pitié? A quoi bon m'apitoyer ici tandis qu'eux, là-bas... L'amour? A quoi bon aimer ici tandis qu'eux, là-bas... Si au moins nos routes se rejoignaient... Un vent fort, des masses d'eau noire qui s'élancent et se rabattent dans un bouillonnement indomptable, croulent les unes sur les autres, une étendue d'eau déchiquetée, agitée d'un mouvement jamais apaisé, sans un continent, sans un phare, rien que là-bas, tout là-bas, cette main que j'ai choisie... A quoi me sert-elle? J'ai terriblement peur du Diable. Etrange aveu sur les lèvres d'un incrédule. Je ne peux me libérer de l'idée du Diable... Cette horreur qui vagabonde tout près de moi... A quoi bon la police, les lois, toutes les assurances et mesures de sécurité si le Monstre se promène librement parmi nous et que rien ne nous protège de lui, rien, absolument rien, aucune barrière entre lui et nous. Sa main libre au milieu de nous, absolument libre! Qu'est-ce qui sépare l'univers serein d'un promeneur du souterrain où retentit le cri des damnés? Quoi? Rien, absolument rien, un espace vide... Cette terre sur laquelle nous marchons est toute couverte de douleur, nous y pataugeons jusqu'aux genoux, c'est la douleur d'aujourd'hui, d'hier, d'avant-hier, d'il y a des millénaires. Car il ne faut pas s'y tromper: la douleur ne se dissout pas dans le temps et le cri d'un enfant d'il y a trente siècles est aussi fort en tant que cri que celui qui a retenti il y a trois jours. C'est la douleur de toutes les générations et de tous les êtres, pas seulement des hommes. Jusqu'au jour... mais qui vous dit que la mort, en vous libérant de ce monde, vous apporte la paix? «Et si « là-bas »il n'y avait que des araignées?» S'il y régnait une douleur qui dépasse infiniment tout ce qu'on peut imaginer? Vous ne tremblez guère devant ce seuil car vous vous abandonnez à la certitude illusoire que derrière ce mur vous ne pourrez rien rencontrer qui soit absolument inhumain. Mais qu'est-ce qui fonde cette certitude? Qu'est-ce qui vous y autorise? Notre monde lui-même ne contient-il pas en son sein un principe infernal, inaccessible à l'homme, impossible à embrasser par l'entendement ou par le sentiment humain? Qu'est qui vous garantit que cet autre monde est plus humain? Peut-être est-il l'inhumanité même, la négation totale de notre nature? Point. Je veux croire que là-bas, il n'y a rien qui dépasse la banalité la plu banale; je n'ai d'ailleurs aucun élément qui étaye une autre supposition... Mais l'existence du mal rend mon existence tellement hasardeuse... tellement inquiétante... tellement susceptible de diablerie... qu'il me serait vraiment difficile de me livrer à une certitude quelconque; surtout dans ce cas où le manque de données a justement la même signification que leur abondance.
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