Impasse de l'université, par Bertrand Le Gendre
LE MONDE | 02.10.06 |
C'est la rentrée à l'université, synonyme d'ascension sociale pour beaucoup d'étudiants. Mauvais calcul, hélas. Pour 40 % d'entre eux, ils n'obtiendront pas leur DEUG, le diplôme de deuxième année, comme ceux des rentrées 2005, 2004, 2003... A la différence des années précédentes, cependant, le gouvernement semble vouloir sortir de cette impasse, mais à pas lents.
Jacobinisme oblige, l'enseignement supérieur a été dessiné comme un jardin à la française. Le bac général était censé mener aux grandes écoles et à la fac. Le bac technologique conduire aux IUT (instituts universitaires de technologie) et aux BTS (brevets de technicien supérieur). Tandis que le bac professionnel était destiné aux futurs ouvriers et employés, même si cela n'a jamais été dit.
Sur le papier, ce système ne manque ni d'allure ni d'ambition. Aucun jeune Français ne doit avoir quitté l'éducation nationale sans une qualification. 80 % d'une classe d'âge est réputée se hisser au niveau du bac et la moitié d'entre elle obtenir un diplôme de l'enseignement supérieur. Evidemment, ce n'est pas le cas. Au fil des années, cette vision dirigiste, colbertiste, de l'éducation, s'est révélée de plus en plus inadaptée à la "massification" de l'enseignement supérieur, qui conduit 40 % d'une classe d'âge à l'université contre 15 % il y a vingt ans. Des filières sélectives, comme les IUT et les BTS, se sont multipliées, qui ont fait refluer vers l'université, où il n'y a pas de sélection, nombre de lycéens qui n'avaient rien à y faire.
C'est le cas, chaque année, de 6 000 titulaires d'un bac "pro" (sur 92 000). Censés accéder directement à la vie professionnelle, ils optent pour un DEUG où leur taux de réussite en quatre ans est inférieur à 17 %. Comme eux, les bacheliers des filières technologiques sont 18 % à entrer chaque année à l'université au lieu de choisir un IUT ou de préparer un BTS. 60 % en sortent sans aucun diplôme, soit 15 000 étudiants.
Les titulaires d'un bac général n'en font qu'à leur tête, eux aussi. Beaucoup d'entre eux choisissent d'intégrer un IUT et s'en servent comme tremplin. Ils bifurquent ensuite vers une école de commerce ou une école d'ingénieur. Tant mieux pour leur avenir. Tant pis pour l'équilibre du système, qui prend eau de toute part.
Conséquence de ce mouvement brownien : chaque année, 80 000 étudiants quittent l'université sans aucun diplôme. La faute à qui ? A l'opacité du système pour commencer. Elèves et parents se perdent dans le dédale des formations post-secondaires - 22 000 en tout -, aux dénominations parfois obscures comme le BTS "mise en forme des alliages moulés, dominantes coulées non granitaire (moulage sous pression)".
Dans les facs, un schéma "LMD" a été mis en place mais, pour ne rien simplifier non plus, il ne s'est pas entièrement substitué au système antérieur. "LMD", en jargon éduc. nat., signifie licence (bac + 3), master (bac + 5) et doctorat (bac + 8). Reconnus dans toutes les universités de l'espace européen - un progrès -, ces trois grades coexistent avec les anciens DEUG et les anciennes maîtrises, qui continuent d'être délivrés aux étudiants qui le demandent. Comment s'y retrouver ? L'orientation scolaire est le talon d'Achille de l'éducation nationale. Elle remplit mal sa mission, faute d'effectifs adéquats. Faute surtout pour les conseillers d'orientation de connaître de l'intérieur le marché du travail. L'éducation nationale compte ainsi moins de 5 000 conseillers d'orientation. Comme il y a 6 millions de collégiens et de lycéens, le calcul est vite fait : chaque conseiller a en charge plus d'un millier d'élèves.
LA SÉLECTION "PAR LA FENÊTRE"
Leur formation laisse à désirer. A dominante "psycho", elle ne met pas assez l'accent sur le volet "insertion professionnelle" de leur mission. La plupart des conseillers d'orientation-psychologues, c'est leur dénomination officielle, connaissent mal le monde de l'entreprise, faute, souvent, d'y avoir été en stage. Et, vieux travers, ils se méfient de lui.
Eperonné par un taux de chômage élevé - 22 % en 2005 chez les 15-24 ans, contre 18 % en moyenne dans l'Union européenne -, le gouvernement de Dominique de Villepin a décidé de réagir. Il a confié au recteur de l'académie de Limoges, Patrick Hetzel, la charge d'organiser un "débat national université-emploi", dont les premières recommandations ont été formulées en juin. L'une d'elles préconisait la création d'un poste de délégué interministériel à l'orientation, qui a vu le jour mi-septembre. Une autre, parmi les plus intéressantes, suggère la mise en place dans chaque université d'une direction des stages, des emplois et des carrières à l'instar de ce qui se fait dans certaines facs.
Echaudé, comme Dominique de Villepin, par la crise du CPE, François Goulard, le ministre délégué à l'enseignement supérieur, multiplie les initiatives pour tirer en douceur le "mammouth" de sa léthargie. Il propose aux élèves de terminale de déposer dès février ou mars leur dossier d'inscription à l'université, et non plus en juillet, comme c'est le cas aujourd'hui. Cela dans les facs qui voudront bien se prêter à l'opération.
Même si l'UNEF accuse le gouvernement de vouloir, avec cette réforme, réintroduire la sélection "par la fenêtre", elle va dans la bonne direction. Elle vise à dissuader les titulaires d'un bac "pro" ou "techno" de s'engouffrer dans des filières longues. Et les titulaires d'un bac général de se lancer dans des études sans réels débouchés : "psycho", "médiation culturelle", éducation physique et sportive, etc.
L'université est irremplaçable pour les "post-bac", mordus de français ou de maths, qui deviendront profs. Elle prépare convenablement à la vie active les étudiants en licences ou masters professionnels qui ont de bonnes chances, au terme de leur cursus, de trouver un emploi. Mais son premier cycle est le pot au noir.
Trop souvent, les enseignants, qui sont une aristocratie, ne s'intéressent aux étudiants qu'une fois franchi le redoutable barrage du DEUG. C'est-à-dire lorsque le tiers état accède, après écrémage, au statut de "vrais" étudiants.
Les bacheliers et leurs parents s'accommodent tant bien que mal de cette situation qui laisse à un système injuste et passablement hypocrite le soin de procéder à une sélection qui ne dit pas son nom.
Comment expliquer à des parents qui, souvent, n'ont pas fait d'études supérieures que l'université est, pour trop d'étudiants, un miroir aux alouettes ? Et à tous qu'un BTS vaut mieux qu'un parcours incertain à la fac ? La démocratisation de l'enseignement supérieur - la vraie - est pourtant à ce prix.