Citation :
Patrick Tort
La seconde révolution darwinienne
Patrick Tort, philosophe, linguiste, épistémologue, historien des sciences biologiques et humaines, est professeur détaché au Muséum de Paris, et auteur d'une quarantaine de livres. Il est le créateur de l'analyse des complexes discursifs, nouvelle méthodologie pour l'histoire des systèmes de pensée. Lauréat de l'Académie des sciences pour son Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, prix Philip Morris 2000 d'histoire des sciences pour l'ensemble de son oeuvre, il a créé et dirige l'Institut Charles Darwin international. Il dirige, avec la collaboration de Michel Prum et d'une équipe universitaire, la traduction française et l'édition savante de l'intégrale des OEuvres de Darwin. Son dernier livre, La Seconde Révolution darwinienne, vient de paraître aux éditions Kimé.
- Une oeuvre complète en cours de traduction, une exposition, un film de Valérie Winckler sur Arte, un nouveau livre, un numéro hors-série de Sciences et Avenir... Darwin est d'actualité. Un Darwin rendu à sa vérité, sur la base du travail que vous accomplissez depuis plus de vingt ans. Quelles réactions vous inspire ce succès ?
Patrick Tort - D'abord le sentiment d'une conquête rationnelle et d'un gain d'intelligibilité. Lorsque je songe à ce qu'étaient les études darwiniennes il y a tout juste vingt ans, je mesure le chemin parcouru. Aucune théorie, dans l'histoire des sciences modernes, n'a donné lieu dans son interprétation à plus de contresens globaux que la théorie darwinienne. A cet égard, les erreurs des partisans ne valent guère mieux que celles des adversaires. L'"ultra-darwinisme" affiché par certains représentants de la sociobiologie anglo-saxonne, réduisant l'activité sociale humaine et ses valeurs à une ruse de la sélection naturelle, est à peu près aussi contraire à la pensée de Darwin que peut l'être, dans l'autre camp, la prétention du Vatican à accepter l'évidence de l'évolution biologique tout en réservant à l'âme humaine une origine transcendante. En analysant l'anthropologie de Darwin et le lien dialectique qui l'attache à sa biologie, j'ai montré comment une théorie scientifique de l'émergence de la morale et des conduites solidaires pouvait expliquer, dans les termes d'une histoire naturelle non réductionniste, le renversement progressif qui produit l'effet de rupture (mais non la rupture effective) que l'on attribue à la civilisation. Une généalogie de la morale, donc, plus convaincante sans doute que celle de Nietzsche.
- Cet "effet de rupture" ou de "renversement" issu de la continuité évolutive, c'est ce que vous avez nommé l'"effet réversif de l'évolution". Vous avez plusieurs fois expliqué qu'il "rend possible le matérialisme", voire qu'il est "la clé du matérialisme moderne". Est-ce en lui que vous situez la "seconde révolution darwinienne" ?
Patrick Tort - Essentiellement. La sélection naturelle privilégie dans un milieu donné les organismes porteurs d'une variation avantageuse, et tend corrélativement, à travers la lutte pour l'existence, à éliminer ceux qui n'en ont pas bénéficié. Comment, à l'intérieur d'une théorie transformiste unitaire sur laquelle règne ce principe liant le succès évolutif à l'élimination des moins aptes, peut-on expliquer la civilisation, qui au contraire, protège les existences fragiles et donne l'avantage aux conduites coopératives et altruistes ? La réponse des anciens "darwinistes sociaux" et des sociobiologistes modernes est que l'altruisme et la solidarité ne sont que des stratégies de camouflage d'un égoïsme primaire, seul maître du jeu. La réponse des Eglises est que seul Dieu est origine et garantie de la loi morale. La réponse de Darwin est que la sélection naturelle, s'exerçant non seulement sur des variations organiques avantageuses mais aussi sur des instincts, a privilégié dans l'évolution de l'homme les instincts sociaux qui sont à l'origine des conduites affectives et des sympathies altruistes, sur la base d'un avantage qui n'est plus d'ordre strictement biologique et individuel, mais est devenu par là même culturel et social. Ces instincts sociaux se développant au sein d'une intrication évolutive avec l'accroissement des capacités rationnelles, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. Dès lors, l'horizon de la civilisation est l'élimination tendancielle de l'élimination. Le principe méthodologique du "continuisme" généalogique du transformisme et celui du matérialisme intégral de la science sont ici respectés. Sur la question fondamentale de la généalogie de la morale, le Darwin de La Filiation de l'homme (1871) est un élément indispensable pour effectuer ce que j'ai nommé la "laïcisation du discours sur l'homme". Sur la question du matérialisme, il fournit la base naturaliste que recherchait Marx, l'ancrage dans les instincts que recherchait Freud, et la logique du vivant qu'a manquée Nietzsche lors de son naufrage "immoraliste", ainsi que l'a parfaitement perçu Yvon Quiniou.
- On comprend alors que ce que Darwin autorise comme développements théoriques dépasse très largement le cadre de la biologie. S'agit-il d'une nouvelle façon de penser ?
Patrick Tort - Cela semble hors de doute, d'autant plus que tout l'effort des principaux idéologues inégalitaristes des XIXe et XXe siècles a été d'occulter le renversement opéré par Darwin à partir de 1871. Si Darwin permet aujourd'hui de penser autrement la naissance de la morale et des solidarités socio-affectives, ce n'est pas sur la base d'une philosophie, mais sur la base d'une méthode de pensée, qui est par excellence la méthode de la connaissance par l'origine et par les mécanismes phylogénétiques (1). Cette méthode est inscrite dans la théorie globale, non fragmentée, de l'évolution. Le ratage par Marx, dès 1862, et secondairement par Engels (en 1873 et 1875) de la théorie darwinienne, né d'une interprétation précipitée de sa référence malthusienne (alors que Darwin se révélera opposé à Malthus en 1871) a fait que la gauche marxiste, tout en approuvant le matérialisme de Darwin, n'a pu s'empêcher de confondre le darwinisme et sa déformation immédiate en "darwinisme social". Et d'attribuer à Darwin, dans le même mouvement, la paternité coupable des grandes doctrines inégalitaires telles que l'expansionnisme suprématiste des nations développées, le colonialisme, le racisme "scientifique", l'eugénisme, ou encore la justification de la domination de classe ou de culture. Ces erreurs sont aujourd'hui corrigées. C'est une révolution.
Propos recueillis par Francis Sitel.
- Renseignements : 05 61 84 46 21.
1. De "phylogénèse" : histoire évolutive des espèces, des lignées et des groupes d'organismes (Petit Robert).
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