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Le 2 octobre 2004, le porte-conteneurs Ever Unique, en provenance du port chinois de Yantai et battant pavillon panaméen, accostait dans le port de Newark [New Jersey]. Tandis que les grues débarquaient des marchandises, les dockers ont mis de côté lun des conteneurs et lont acheminé vers un hangar distant de quelques kilomètres. Là, des agents du FBI et du Secret Service, lagence américaine responsable de la protection de la monnaie nationale, en ont brisé les sceaux. Sous un amoncellement de cartons contenant des jouets en plastique, ils ont découvert plus de 300 000 dollars en faux billets de 100 dollars. Limitation était presque parfaite. Les faux présentaient la même encre sophistiquée à variation de couleur que les authentiques billets américains et étaient imprimés sur du papier possédant exactement la même composition en fibres. Les gravures étaient même plus précises que celles produites par le United States Bureau of Engraving and Printing. Seule une analyse scientifique approfondie a permis détablir quil sagissait de faux. Les agences fédérales de renseignements ont déjà rencontré des contrefaçons de cette qualité baptisées superbillets dans divers endroits de la planète, mais laffaire de Newark constitue leur première apparition sur le sol des Etats-Unis, en tout cas dans une telle quantité. Dans la foulée, les agents fédéraux ont effectué plusieurs autres saisies. Deux mois plus tard, 3 millions de dollars en faux billets ont été interceptés, toujours à Newark, à bord dun autre navire ; et on a commencé également à signaler lapparition de superbillets" sur la côte Ouest des Etats-Unis, dont une saisie en mai 2005 de 700 000 dollars dans les cales dun bateau arrimé dans le port californien de Long Beach.
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En décembre 1989, alors quil comptait une liasse de billets de 100 dollars, un employé expérimenté de la Banque des Philippines fut intrigué par lune des coupures. Même si ce billet avait subi avec succès tous les tests de contrefaçon, lemployé continuait de le trouver bizarre. Il a fini par le transmettre au siège du Secret Service américain. Toutes les contrefaçons adressées au quartier général de ce service, à Washington, sont examinées au microscope, scrutées à la lumière ultraviolette et disséquées de différentes façons afin den découvrir non seulement les erreurs et les approximations, mais aussi les techniques utilisées pour leur fabrication. Ces informations sont ensuite recoupées avec celles dune banque de données regroupant toutes les contrefaçons connues à ce jour.
Après que le mystérieux billet venu des Philippines a subi ces examens, il est vite devenu évident aux yeux des enquêteurs quil ne sagissait pas dune falsification ordinaire. Tout dabord, il était imprimé sur un papier présentant exactement la même composition que celui des authentiques coupures américaines : trois quarts de coton, un quart de lin. Obtenir un papier solide à partir de ce mélange requiert de posséder une machine à fabriquer le papier que lon ne trouve guère en dehors des Etats-Unis. De surcroît, le billet avait été imprimé à laide dune presse taille-douce, qui est la technique la plus sophistiquée disponible à lheure actuelle. Ce type dappareil est beaucoup plus coûteux que les machines typographiques ou lithographiques traditionnelles, qui produisent des contrefaçons de moindre qualité. Les enquêteurs avaient déjà pu observer en de rares occasions des faux billets imprimés sur une presse taille-douce, mais la coupure quils avaient entre les mains ce jour-là surpassait par sa perfection technique tout ce quils avaient vu jusqualors.
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Aujourdhui, à Pongyang, un ensemble de bâtiments officiels interdits daccès sélève dans le périmètre de Changgwang. A en juger daprès les photos satellites, il sagit de banals bâtiments rectangulaires sans caractéristiques spéciales. Pourtant, daprès un spécialiste basé à Séoul qui a interrogé de nombreux réfugiés nordistes de haut rang, ces bâtiments abriteraient le Bureau 39, un service gouvernemental chargé de collecter des devises pour Kim Jong-il. Certes, les employés du Bureau 39 se livrent à des activités légales, comme lexportation de champignons exotiques, de ginseng et dalgues, mais une part substantielle de ses revenus provient de son implication dans des activités illégales : fabrication et trafic de drogue, vente de technologie militaire, contrefaçon de cigarettes et également de billets de 50 et de 100 dollars.
Vers le milieu des années 1970, selon le récit de plusieurs réfugiés, Kim Jong-il a même adressé une directive écrite aux membres du Comité central du Parti déclarant que les opérations clandestines contre la Corée du Sud seraient désormais financées par la production et la mise en circulation de faux dollars. On raconte que les responsables nordistes rapportèrent de létranger des billets dun dollar, en effacèrent lencrage et utilisèrent le papier redevenu vierge pour imprimer des faux billets de 100 dollars assez bien imités mais encore loin de la qualité des superbillets. Beaucoup de ces billets furent ensuite utilisés par des agents du Nord impliqués dans des attaques en Corée du Sud, comme ce fut le cas des agents capturés à la suite des attentats commis contre les bâtiments dune délégation gouvernementale sud-coréenne à Rangoon en 1983, et contre un appareil de la Korean Airlines en 1987. [...]
A la fin des années 1990, des enquêteurs britanniques se sont lancés sur les traces de Sean Garland, le chef de lOfficial Irish Republican Army, un groupe marxiste issu dune scission de lIRA. Daprès le dossier daccusation fédéral lincriminant, Sean Garland a commencé à travailler avec des agents nord-coréens au début de la décennie 1990, achetant des faux billets au prix de gros avant de les écouler grâce à un réseau complexe qui avait des relais en Irlande, mais aussi en Biélorussie et en Russie. Actuellement sous les verrous, Sean Garland soppose à son extradition dIrlande vers les Etats-Unis. A la même époque, le régime nord-coréen a acheté des presses taille-douce de fabrication helvétique qui ont été installées à Pyongsong, une ville proche de la capitale. En 1996, excédé de voir des imitations de haute qualité de ses billets circuler dans le monde entier, le gouvernement américain a procédé, pour la première fois depuis 1928, à une modification de sa monnaie. Les illustrations symétriques disparurent pour laisser la place aux billets à grosse tête. Pratiquement toutes les spécifications techniques des nouvelles coupures étaient destinées à décourager déventuels faux-monnayeurs, y compris un fil de sécurité intégré au papier et un filigrane reprenant le motif de la coupure et des caractères difficilement imitables gravés en micro-impression. Mais la modification la plus significative a été lutilisation de lencre chromovariable [optically variable ink ou OVI]. Aujourdhui, tous les nouveaux billets de 10, 20, 50 et 100 dollars comportent ce dispositif, dans le numéro du billet situé dans son angle inférieur droit. En fonction de la façon dont on loriente, les chiffres apparaissent soit de couleur vert bronze, soit noir. Cette encre chromovariable est beaucoup plus coûteuse que lencre à billets traditionnelle.
Le plus gros fabricant dOVI est lentreprise suisse SICPA, et cest auprès delle que les Etats-Unis ont acheté, en 1996, les droits exclusifs dutilisation de cette encre. Dautres pays les ont ensuite imités, chacun acquérant les droits dune certaine gamme de couleur pour sa propre monnaie. Il est intéressant de noter que lun des premiers pays à avoir acheté ces droits est précisément la Corée du Nord, dont la monnaie, le won, est pourtant dédaignée par les faux-monnayeurs. Les Coréens du Nord ont acheté à SICPA une encre passant du vert au magenta. Un choix judicieux pour qui pourrait avoir lintention dimiter la monnaie américaine : le magenta est en effet la couleur la plus proche du noir. Même si la date de leur première apparition ne fait pas lunanimité, les premiers superbillets imitant les coupures à grosse tête arrivèrent sur le marché dès 1998.
Daprès tous les rapports et renseignements disponibles, tous les produits de contrebande nord-coréens sont dune excellente qualité : métamphétamines dune pureté remarquable ; faux Viagra plus puissant que le produit originel. Une gamme de produits de qualité étonnante de la part dun pays qui nest pas même capable de nourrir sa propre population. Lorsque jai abordé ce paradoxe avec David Asher, il a laissé échapper un soupir. Si les Nord-Coréens se contentaient de fabriquer pour lexportation des produits conventionnels avec le même degré de précision et de qualité quils mettent dans limitation de la monnaie américaine, ils deviendraient une puissance économique comparable à leurs voisins du Sud. [...]
Quelle que soit lissue de ce bras de fer diplomatique, David Asher estime que la Corée du Nord ne pourra poursuivre longtemps ses activités de contrefaçon. Le Bureau of Engraving and Printing devrait sortir dès 2007 une version améliorée de la coupure de 100 dollars. Les billets seront encore plus coûteux à produire, car ils exigeront lachat de nouvelles presses pour un montant de plusieurs centaines de millions de dollars. Le département du Trésor affirme que cette prochaine génération de billets constitue une mise à jour de routine, qui devrait désormais avoir lieu tous les dix ans. Mais David Asher ne croit guère à cette explication : Cest une mise à jour de routine qui est provoquée par un seul pays : la Corée du Nord.
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