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À la terrasse des Tres Reyes s'assoit un couple de débraillés nordiques. Danois ? Hollandais ? Hollandais. Des géants. Près de deux mètres l'un et l'autre. La population batave, la plus dense au monde, détient également, selon la statistique, le record mondial de la taille: un démenti vivant à toutes les lois de l'adaptation au milieu naturel, un défi incarné, combien incarné! au darwinisme. L'abus de protides et le protestantisme auront épaissi le sang et le gras de l'épiderme, qui s'est piqué de comédons, moucheté d'acnée. Des charges sociales élevées, l'impossibilité de la confession et une compassion trop poussée métabolisent cette croissance osseuse et tissulaire excessive. Les gènes régressifs de l'animalité ruminante reprennent le dessus: l'homme, ne pas l'oublier, est aussi un mammifère. Il n'y eut pas dans ce peuple assez de métissage. Trop peu de Marranes, pour cochonner la race. Spinoza n'eut pas d'enfants. Descartes séjourna trop peu de temps à La Haye. Descartes, dont Federico Garcia Lorca, dans une subtile conférence consacrée à la notion de duende - génie, esprit, inspiration subite, charme et inventivité, transe, danse avec l'ange, survol, etc. -, avait reconnu qu'il en eut, lui aussi, tout austère savant qu'il était, et quoique se contentant d'une morale provisoire: « Le duende dont je vous parle, obscur et frémissant, est le descendant du pétulant démon de Socrate, marbre et sel, qui le griffa, tout indigné, le jour où il prit la ciguë; et de cet autre mélancolique diablotin de Descartes, menu comme une amande verte, qui, fatigué des cercles et des droites, sortait le long des canaux pour entendre chanter les matelots ivres. »
Et moi, déconnant solo à la table voisine, me saisit le démon de la joyeuse abjection, un discret délire haineux, ni plus ni moins, je le sais, qu'un accès, tout juste contenu, de paranoïa.
Mais leur tenue! un dimanche! en ville! à une terrasse de la calle Reyes Catolicos ! à Séville ! Alors que la chaleur n'est nullement accablante : 24°-25° (l'affichage digital hésite entre les deux chiffres, un 4 palpitant se change en 5 agité puis redevient 4). Je ne demande certes pas qu'on soit aussi habillé que moi - costume de lin noir, chemise jaune vif, cravate rose vif, mouchoir indigo vif, couleurs de la corrida - mais - je ne sais pas -, on peut passer une chemisette, enfiler un pantalon, ne serait-ce qu'un jean délavé propre. Ils sont en bermudas de viscose et marcels en filet antisueur avachis; sur le pubis, la protubérance obscène d'un sac banane orné d'un adhésif Amnesty International. Elle, a, en outre, mou et rond comme une outre, au dos, un petit sac à dos Wild Fund, qu'elle n'enlève pas, peur qu'on le lui vole, sans doute, ce qui la contraint à se tenir sur le devant du fauteuil. (Un fond de sauvagerie, oui.)
Et aux pieds! à leurs pieds de géants, l'un comme l'autre, non pas exactement des sandales - la sandale en cuir ou en toile peut avoir du chic -, mais des espèces de tongs sanglées, prothèses en synthétique, synthèse matérialisée de l'esprit sportif et de l'esprit monacal, avec lanières scratchs, velcros, picots masseurs de mousse latex, excroissances à fonction d'amortisseurs, semelles sur coussins d'air -leurs oignons, cors et durillons à l'air.
- Caballero...
Le serveur tend la carte des tapas à Nik -il s'appelle Nik. Elle la lui prend des mains, féminisme oblige - niqué, Nik ! et la lit à voix haute. Je les vois calculer mentalement, convertir en florins, hésiter; je les entends - miracle! je comprends subitement le néerlandais - déplorer que nous n'en soyons pas encore à pouvoir payer en euros. Finalement, elle demande une ration de burgos (qui est, c'est sans doute dit dans son guide, un fromage assez proche de l'edam doux). Lui, une tortilla.
À boire ?
Elle:
- Orange juice.
Lui:
- Manzanilla.
Mais le serveur, qui sait son monde, se fait préciser : manzanilla, le xérès ? ou l'infusion ? C'est-à-dire une camomille.
Non, il ne veut pas de ce vin liquoreux, amer et doux, qui rend heureux - la boisson de Falstaff. Il veut une camomille. Le fait est. Je n'hallucine pas.
Il essuie méticuleusement les couverts, qui sont propres, je le jurerais, avec un mouchoir en papier. Elle, il lui échappe une moue inquiète quand elle se voit apporter un grand verre d'oranges frais pressées et non un jus pasteurisé, en bouteille. (...)
Mais je lève les yeux à nouveau, et les regarde à nouveau : la fascination est trop forte.
Ils ont déjà fini de manger. Chacun cherche dans son pochon pubien de quoi payer. Ils partageront l'addition et ne laisseront pas cinq pesetas de pourboire: leur guide indique sans doute que le pourboire est une coutume mais n'a rien d'obligatoire en Espagne. Je suis fou: je leur trouvais je ne sais quoi de bovin, je leur trouve je ne sais quoi de sournois, soudain. De sournois et d'anxieux à la fois... Je suis fou.
Elle se contorsionne pour dégager ses épaules nues des sangles de son sac à dos; fait glisser le sac sous son siège pour le lui passer subrepticement... Étrange manège. Comme si le sac contenait des explosifs, me dis-je. Je suis fou. Lui l'ouvre à l'aveuglette, sous la table, en tire une liasse de tracts; une autre, qu'il lui tend; tous deux se lèvent et les lancent à la volée et s'éloignent en courant. C'était donc ça: je ne suis pas fou.
Le vigile les a regardés agir sans intervenir ni s'émouvoir. En habitué du fait. Une fille des cuisines viendra balayer, ensuite.
Le tract est rédigé en espagnol au recto, en anglais au verso: Ban bullfights !
Un appel pour l'interdiction totale et définitive de la corrida en Europe. Que l'Espagne et la France soient mises au ban des nations! Que Bruxelles condamne sans délai... Que cessent... Etc.
Suit une démonstration du postulat de la princesse Stéphanie de Monaco: que les taureaux sont des humains comme nous.
Le texte en castillan a été composé au moyen d'un clavier Qwerty, sans accents, ni tildes, ni points d'exclamation initiaux renversés. Bizarre effet. De la dernière grossièreté. Et qui ne suscite alentour qu'une orgueilleuse indifférence, apparemment.
« Qui veut faire l'ange, fait la bête. » Pascal. Jack-Alain Léger, Maestranza, L'Arpenteur-Gallimard, 2000, p. 100-106.
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