la suite ...
http://www.lefigaro.fr/debats/20030905.FIG0248.html
INTERNATIONAL Face au piétinement de la stratégie américaine en Irak, le philosophe solde les comptes de l'après-11 septembre
Américains, si vous saviez (2)
Par Régis Debray
PAR REGIS DEBRAY *
[06 septembre 2003]
En honneur à la vérité, reconnaissons que, nous, Européens, avons partie liée avec un mot mirobolant: «le droit international». Pas d'usage de la force sans autorisation du Conseil de sécurité: l'idée est belle et bonne. Défendons-la. Le malheur, c'est que l'institution qui incarne ce droit et les hommes qui incarnent cette institution ne sont pas à sa hauteur. Trop de renoncements, de forfaitures, ont fait perdre à l'ONU son aura, sa neutralité, en sorte qu'il est devenu aventureux de faire fond sur un édifice en carton-pâte, malgré les âmes valeureuses et les excellents experts qu'il abrite.
L'organisation aurait pu garder une certaine prestance si M. Kofi Annan avait démissionné de son mandat après une telle gifle. Si leur secrétaire général attachait en effet le moindre sérieux à la charte des Nations unies, il aurait dû prendre acte sobrement: 1°)?d'une violation colossale et flagrante du chapitre I, art. 2 et du chapitre VII en entier; et 2°)?de l'impossibilité de la sanctionner selon les règles. Dans n'importe quel gouvernement, un ministre démissionne pour moins que cela. En refusant d'appeler un chat un chat et cette agression sans légitime défense un acte de banditisme international, le paladin du droit a capitulé.
Humain trop humain. On pense d'abord à sa réélection, à sa résidence, à son auréole. On veut passer entre les gouttes. On cherche le moindre mal. Périssent les principes plutôt que l'administration. La dépendance financière, la promotion bureaucratique des médiocres, l'endormissement par la routine... Ces montres molles gardent leur boîtier bien fermé. Albert Cohen n'est plus là, mais un ambassadeur un jour nous racontera comment, nous expliquera pourquoi les institutions suprêmes de la sécurité collective, SDN hier, ONU aujourd'hui, se laissent mourir sans grandeur, de ravaudage en faux-fuyant, dans la grisaille et la mauvaise foi. Ces enlisements flous font qu'on ne sait plus très bien (et elles non plus) si elles sont encore en vie. Là où il n'y a pas de tombeau, ni de faire-part, le deuil ne peut se faire. C'est malsain pour la reprise.
La France, l'Allemagne, la Russie, le Mexique, le Chili et d'autres ont pourtant tenté de redonner au Conseil de sécurité, devenu depuis 1989 la chambre d'enregistrement des volontés impériales, le rôle délibératif et décisionnel qui devait être le sien au départ: échange d'arguments contradictoires, offre de preuves, passage au vote. Cette parenthèse s'est peut-être refermée en mai 2003 avec la résolution 1483 entérinant la rapine. Les Etats-Unis courent maintenant après le supplétif ONU, comme s'ils n'avaient pas contribué, sauf en Afrique où il garde heureusement sa valeur, à faire de l'arbitre insoupçonnable le porte-coton qui ne trompe personne. C'est pourquoi le protectorat ou l'interposition onusienne ne semblent pas une alternative réaliste, en Irak du moins, l'ONU y étant synonyme, aux yeux de la population, d'embargo, d'espionnage (l'Unscom truffé d'agents de renseignements), d'alibi et de connivence avec l'occupant. Et de cette délégitimation aussi, qui se retourne à présent contre elle, l'Administration américaine est largement responsable.
L'hideuse attaque terroriste contre le siège de Bagdad a encore plus compromis, malgré les magnifiques efforts de Sergio Vieira de Mello, le fragile espoir d'une relève sur ces bases. Mettre un faux nez au délit est une chose banale; mais seul mettra un pied dans le bourbier l'acolyte voulant-se-faire-bien-voir.
Il est rassurant de constater que les moyens qui ont permis à Washington d'accréditer cette guerre sont ceux qui la lui auront fait perdre in fine: la virtualisation du réel, ou l'ivresse du soft power. La mise en pli idéologique de la réalité brute découle des fabuleux moyens de sa mise en mots et en images. L'excellence atteinte dans les software de la représentation permet de remplacer la réalité objective du monde extérieur par l'illusion objectivée d'un monde retaillé sur mesure, comme un film ou un show.
Transférer ou infuser sa mentalité nationale aux élites étrangères, et faire prendre ses vessies domestiques pour des lanternes mondiales, c'est l'égotisme envahissant des empires depuis trois millénaires. L'Amérique (où l'on compte trente pays qui ne sont pas «l'Amérique»), victime de ses prothèses et de sa superstition technologique, a transformé cette supériorité en infirmité. Retournement de l'avance technique en handicap culturel, donc politique.
Prétendre régenter les homoncules étrangers sans prendre d'abord connaissance de leur langue, leur religion, leur mémoire, en somme de tout ce qui les rend différents de ce que nous souhaiterions qu'ils fussent, c'est se priver des moyens de sa fin. On perquisitionne avec des chiens dans les maisons musulmanes, on ouvre des cinémas pour films X, et l'un des principaux responsables des universités du plus vieux pays du monde est un lieutenant-colonel de l'US Army. C'est le malheur des souverainetés omnipotentes que cet autoaveuglement, qui permute les places du barbare et du civilisé. L'incapacité à reconnaître l'altérité de l'autre classé en bon et méchant et transformé en cible pour vidéo-game débouche, quand on se retrouve à pied d'?uvre, sur de mauvaises surprises.
On ne fait pas la réalité parce qu'on fait l'actualité. Le dominant est maître de l'instant parce qu'il a le pouvoir d'orienter projecteurs, micros et objectifs sur tel ou tel lieu, problème ou personnage. Le réel, c'est ce qui arrive après le départ des caméras et des claviers. Le dominé prend son temps, qui joue pour lui. Tous les news du monde nous ont transmis les images de fête dans Kaboul libérée, les femmes afghanes dévoilées, la victoire posthume de Massoud, la tolérance retrouvée. Ces quinze jours de bonheur médiatique, c'est la victoire inaugurale des Etats-Unis d'Amérique. Mais quand les faits deviennent ensuite désagréables, l'Empire ramène les reporters à la maison. Personne ne voit de nouveau les Afghanes en burka, les talibans partout ni les 3 000 tonnes d'opium récoltées par les héritiers de Massoud filer vers l'ouest. Ce noir pas de photos en couv' ni d'intellos pour la légende, c'est leur défaite finale.
On s'habitue au temps du mépris. Nos chancelleries lui ont donné un nom pudique: l'unilatéralisme maladie infantile des empires à l'autisme immémorial. Le mépris ne paye pas, sur la durée, mais comment, dans l'immédiat, faire entendre réalité à des sourds qui peuvent gager leurs billevesées sur une formidable encaisse de dollars, de brevets, d'armements, et d'un patriotisme enviable? A la puissance, on ne peut opposer aucun argument sauf une autre puissance, contrepoids coûteux dont l'Union européenne, hormis deux ou trois pays, ligotés par leurs voisins, ne veut plus s'embarrasser. Rome décide donc pour les Grecs. Ne les a-t-elle pas libérés de l'oppression macédonienne? N'a-t-elle pas forcé le féroce Philippe V à lâcher prise sur Rhodes, Athènes et Pergame? Le camp romain n'est-il pas celui de la liberté? La Ligue achéenne attend donc les décisions du Sénat, en le suppliant d'envoyer quelques légions en Grèce même, pour faire cesser les troubles sur ses pourtours balkaniques. Rome est une puissance hellénique, disait Polybe. «Les Etats-Unis sont une puissance européenne», dit Richard Holbrooke. Et le Sénat s'y entend pour dresser la nouvelle Grèce contre la vieille, les cités inconditionnelles contre les plus insolentes, qui oublieraient ce qu'elles doivent à leur protecteur.
C'était au IIe siècle avant J.-C. Les procédés de la sujétion n'ont guère changé. Ni la servitude volontaire. Et quand la France eut les moyens d'être «la nation indispensable», elle fut aussi suicidaire et sourde, aussi cultivée et butée, aussi doctrinaire et peu imaginative que l'actuel tenant du titre. Les exercices de la puissance sont anonymes, et ses lois, universelles. Nul canton n'en a l'exclusivité. La planète ayant horreur du vide, l'Amérique a pris le relais. Avant-hier, c'était Rome. Demain, ce sera la Chine. C'est pourquoi l'homme libre n'est pas antiaméricain, mais anti-impérial. Il refuse le métronome cosmique, et de marcher au pas. Il sait bien qu'il faut sauver les soldats Faulkner, Orson Welles et Dylan. Mais il rit quand on vilipende «l'antiaméricanisme primaire» pour mieux s'intégrer au New World Order avec bonne conscience, lequel sait récompenser les siens, en argent, prestige, autorité et influence. Scénario classique. Chacun son tour.
Avec ses proconsuls et ses porte-avions, l'Amérique rapace et généreuse revit le temps des colonisateurs imbus de leur supériorité, pénétrés de leur mission libératrice, et comptant bien se payer sur la bête. Nous avons construit des routes; eux, des aéroports. Apporté des livres et des écoles, eux des vidéocassettes. Nous, des missions catholiques désargentées, eux des sectes évangéliques dispendieuses. Et les bourses Rockefeller pour les enfants d'archevêque sont plus compétitives. Mais quand, dans un siècle d'ici, nos amis américains revenus à la raison se retourneront sur la «prise de Bagdad», main basse sur les derricks, ce sera sans doute avec le même regard, entre incrédule et gêné, que nous Français, sur la prise de Tunis ou bien de Hué, main basse sur les bonnes terres et les charbonnages. Historia non facit saltus.
Une certaine sagesse historique, cette longue patience, doit nous rendre indulgents, non aveugles et encore moins complices.
* Philosophe, écrivain.