Depuis là,
Je te réponds ici.
xantox a écrit :
Le problème de la conscience doit certainement être attaqué "sur tous les versants" et l'interdisciplinarité y est obligatoire,
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Tout à fait. Mais l'assume-t-on vraiment ?
xantox a écrit :
car la solution ne peut évidemment pas dériver non plus d'une analyse des seules données de l'introspection.
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Une chose est l'introspection (qui n'a pas lieu d'être citée ici ni ailleurs), autre chose est la compréhension à la première personne. Cf. plus bas.
xantox a écrit :
Ton questionnement d'ordre philosophique (d'inspiration Merleau-Pontienne il me semble), procède selon une démarche proche de la psychologie expérimentale,
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Heureusement que j'ai parlé de capacités corporelles et de structures sensori-motrices ! Qu'est-ce que ce serait si j'avais parlé d'émotions !
xantox a écrit :
L'approche scientifique ([...] neurosciences) a pour sa part une limite au problème "vers le haut".
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Je voudrais te présenter certains de ces travaux, qui prennent conscience des capacités corporelles comme fondement oublié. Dans Le sens du mouvement, Alain Berthoz écrit : "La perception n'est pas une représentation : c'est une action simulée et projetée sur le monde. La peinture n'est pas un ensemble de stimuli visuels : c'est une action perceptive du peintre qui a traduit, par son geste, sur un support contraignant, un code qui évoque immédiatement, non pas la scène représentée mais la scène qu'il a perçu. La peinture nous touche parce qu'elle reproduit à l'envers le miracle des images de Lascaux. Je regarde le tableau à la place du peintre qui y a projeté son activité mentale. Le génie est celui qui me guide à percevoir comme lui." Les travaux de Alain Berthoz sont une analyse de la cognition humaine du point de vue de "l'action du corps, avec son cerveau, dans le monde". "Au début était l'action", dit-t-il avec Faust. "On ne peut rien comprendre au fonctionnement du cerveau si l'on ne sait pas que son problème principal est de mettre en mouvements des masses". Anticiper, deviner, parier : voilà le fondement et le paradigme quotidien au coeur de notre praxis - en fait de notre intelligence. "Nous pensons avec notre corps ! Cette idée de poète est maintenant une proposition scientifique. Notre cerveau n'est pas un calculateur prudent qui nous adapte au monde, c'est un simulateur prodige qui invente des hypothèses, modélise et trouve des solutions qu'il projette sur le monde. Cette intuition de philosophe se présente ici comme une propriété physiologique". Et de fait, il cite abondamment Merleau-Ponty : "La vision est palpation par le regard. Voir, c'est avoir à distance". Chez Merleau-Ponty, la vision est comme la suspension de mes projets moteurs. Déjà, Poincaré écrivait : "Localiser un objet en un point quelconque signifie se représenter le mouvement (cest à dire les sensations musculaires qui les accompagnent et qui nont aucun caractère géométrique) quil faut faire pour latteindre"
"Un être immobile naurait jamais pu acquérir la notion despace puisque, ne pouvant corriger par ses mouvements les effets des changements des objets extérieurs, il naurait eu aucune raison de les distinguer des changements détat".
Le point est donc de dégager le corps comme principe actif au statut original, et dont les fonctions seront plus tard "virtualisées" et dérivées pour permettre la pensée. Le "anticiper" ou le "deviner" ne sont donc pas à entendre au sens d'une activité déjà "mentale" et consciente, mais dans le sens d'une organisation corporelle qui, lors de la perception d'un lancer de balle par ex., le corps assimile la trajectoire comme un négatif de son effort pour la rejoindre, et la distance est un autre mot pour dire l'effort du corps en intention. Comme le montre A.B. en expliquant les fonctions du système vestibulaire et des aires motrices au service de la perception du "bougé", le corps perçoit un mouvement dans l'exacte mesure où il le "monte" sur sa propre carte motrice, composée de "mouvements naissants" et de "résidus kinesthésiques". Et il re-cite Merleau-Ponty : "Le mouvement perçu à l'état naissant est toujours un mouvement qui va quelque part. Ce qui est absurde pour le physicien qui définit le mouvement non par le terme vers lequel il va, mais par ses antécédents. Le mouvement perçu est plutôt un mouvement qui va de son point d'arrivée à son point de départ." Cela signifie que la capacité d'agir est antérieure à la perception, et c'est un point fondamental déjà proposé à la page 12 de ce fil...
Dès lors, cela permet de réinscrire le corps dans l'histoire de sa formation, laquelle est à reparcourir pour comprendre ses fonctions et les reconstruire. Pour l'espace par ex. le corps névolue pas en actualisant un modèle absolument a priori et explicite (comme le note Poincaré), car pour sêtre lui-même constitué face à la résistance du monde, il ne pouvait rien en déterminer a priori, et il navait que sa propre poussée pour habiter ce monde. Son seul savoir a priori, c'est ce qui le définit en tant que poussée vitale. Ainsi, les dimensions phylogénétiques et ontogénétiques se croisent, et c'est déjà un autre point capital pour comprendre le statut du corps.
Cette idée de la poussée du corps, qui serait comme une auto-détermination originaire qui le fait motile, est cruciale pour élucider et approcher beaucoup plus tard les actes conscients. Au corps considéré comme boîte noire se bornant à enregistrer des stimuli, on substitue un corps comme pouvoir doué d'un élan et d'une fonction générale. Pour ce faire, il n'est question ni d'une physiologie atomiste (elle perdrait les noyaux significatifs), ni d'un esprit descendu dans la machine, mais précisément du pont recherché : une façon générale de se rapporter au monde. C'est ce que Merleau-Ponty appelle l'être au monde. Pour expliciter ce concept, et quitte à être long, reprenons entièrement l'exemple proposé par son auteur : un insecte dont on contraint l'évolution spatiale et motrice en lui coupant une patte.
"Quand l'insecte substitue la patte saine à la patte coupée dans un acte instinctif, ce n'est pas qu'un dispositif de secours établi d'avance soit substitué par déclenchement automatique au circuit qui vient d'être mis hors d'usage. Mais ce n'est pas davantage que l'animal ait conscience d'une fin à atteindre et use de ses membres comme de différents moyens, car alors la suppléance devrait se produire chaque fois que l'acte est empêché, et l'on sait qu'elle ne se produit pas si la patte n'est qu'attachée. Simplement l'animal continue d'être au même monde et se porte vers lui par toutes ses puissances. Le membre attaché n'est pas suppléé par le membre libre parce qu'il continue de compter dans l'être de l'animal et que le courant d'activité qui va vers le monde passe encore par lui. Il n'y a ici pas plus de choix que dans une goutte d'huile qui emploie toutes ses forces internes pour résoudre pratiquement le problème de maximum et de minimum qui lui est posé. La différence est seulement que la goutte d'huile s'adapte à des forces externes données, tandis que l'animal projette lui-même les normes de son milieu et pose lui-même les termes de son problème vital ; mais il s'agit là d'un a priori de l'espèce et non d'une option personnelle. Ainsi, ce qu'on trouve derrière le phénomène de suppléance, c'est le mouvement de l'être au monde et il est temps d'en préciser la notion. Quand on dit qu'un animal existe, qu'il a un monde, ou qu'il est à un monde, on ne veut pas dire qu'il en ait perception ou conscience objective. La situation qui déclenche les opérations instinctives n'est pas entièrement articulée et déterminée, le sens total n'en est pas possédé, comme le montrent assez les erreurs et l'aveuglement de l'instinct. Elle n'offre qu'une signification pratique, elle n'invite qu'à une reconnaissance corporelle, elle est vécue comme situation "ouverte", et appelle les mouvements de l'animal comme les premières notes de la mélodie appellent un certain mode de résolution, sans qu'il soit connu pour lui-même, et c'est justement ce qui permet aux membres de se substituer l'un l'autre, d'être équivalents devant l'évidence de la tâche. [...]
En réalité, ces "réflexes" ne sont jamais des processus aveugles : ils s'ajustent à un sens de la situation, ils expriment notre orientation vers "un milieu de comportement" tout autant que l'action du "milieu géographique" sur nous. Ils dessinent à distance la structure de l'objet sans en attendre les stimulations ponctuelles. [De tout cela, l'éthologie est consciente, avec son concept de monde-propre]. C'est cette présence globale de la situation qui donne sens aux stimuli partiels et qui les fait compter, valoir ou exister pour l'organisme. [...] En deçà des stimuli et des contenus sensibles, il faut reconnaître une sorte de diaphragme intérieur qui, beaucoup plus qu'eux, détermine ce que nos perceptions pourront viser dans le monde, la zone de nos opérations possibles, l'ampleur de notre vie. [...]
Il y a donc une certaine consistance de notre "monde", relativement indépendante des stimuli, qui interdit de traiter l'être au monde comme une somme de réflexe ; une certaine énergie de la pulsation d'existence, relativement indépendante de nos pensées volontaires qui interdit de la traiter comme acte de conscience. C'est parce qu'il est une vue préobjective que l'être au monde peut se distinguer de tout processus en troisième personne, de toute modalité de la res extensa, comme de toute cogitatio, de toute connaissance en première personne, - et qu'il pourra réaliser la jonction du "psychisme" et du "physiologique"."
Quasiment toute la Phénoménologie de la perception est une explicitation admirable de l'être au monde. "La "qualité sensible", les déterminations spatiales du perçu et même la présence ou l'absence d'une perception ne sont pas des effets de la situation de fait hors de l'organisme, mais représentent la manière dont il vient au-devant des stimulations et dont il se réfère à elle. La fonction de l'organisme dans la réception des stimuli est pour ainsi dire de "concevoir" une certaine forme d'excitation. L'évènement "psychophysique" n'est donc plus du type de la causalité "mondaine", le cerveau devient le lieu d'une "mise en forme" qui intervient même avant l'étape corticale. [...] L'excitation est saisie et réorganisée par des fonctions transversales qui la font ressembler à la perception qu'elle va susciter. Cette forme qui se dessine dans le système nerveux, ce déploiement d'une structure, je ne puis me le représenter comme une série de processus en troisième personne, transmission de mouvement ou détermination d'une variable par une autre. je n'en peux prendre une connaissance distante. Si je devine ce qu'elle peut être, c'est en laissant là le corps objet, et en me reportant au corps dont j'ai l'expérience actuelle, par exemple, à la manière dont ma main circonvient l'objet qu'elle touche en devançant les stimuli et en dessinant elle-même la forme que je vais percevoir. Je ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu'en l'accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps qui se lève vers le monde."
Comment donc la phénoménologie prétend-t-elle construire le pont ? D'abord, les ennemis publics n°1 de la phénoménologie s'appellent psychologisme et solipsisme. Or, quand on évacue les deux, que reste-t-il ? Il reste précisément ce rhizome sensori-moteur corporel à travers lequel fuse mon être au monde, et dont les fils intentionnels se jettent pour étaler mon champ de présence. Dans ses travaux de physiologie fonctionnelle, A.B. nous explique longuement comment le cerveau est un "simulateur biologique inventif". La proprioception des fuseaux musculaires ou le système vestibulaire sont comme la matrice sur laquelle se détache la mesure de cette simulation. Mais est-ce revenir à la vieille idée d'une intériorité qui représente une extériorité, l'adéquation entre le monde et la représentation du monde ? Ce le serait si on oublie que ce corps n'est tel que parce qu'il est dans un milieu, et sa fonction d'anticipation n'est pas une modélisation instantanée qui est testée à l'instant suivant, mais elle ne devient forme que par l'ensemble qui la relie au monde qu'elle va percevoir. A la lettre, un mouvement naissant, provoqué par une intimité de figure dans le milieu perçu, annonce une anticipation, mais celle-ci demeure une abstraction tant qu'elle n'est pas reprise par un autre mouvement naissant, et la dialectique ne cesse jamais : c'est l'indéfaisable solidarité corps-milieu, la corpropriation. A.B. et d'autres avancent l'idée que l'anticipation suspendue, encartée et sur le devenir, à la base de la perception, est l'un des gestes initiateurs de l'abstraction en général, ce que la phénoménologie appelle l'objet intentionnel. L'être au monde, c'est précisément cet arc intentionnel qui n'est pas représentation, mais condition de possibilité d'un "fondu des moments". Le point d'arrivée d'un mouvement perçu est intentionné comme une fuite du projet moteur lui correspondant, mais ce dernier n'est pas actuellement exécuté : son sens est dans la relation prochaine. On ne lit pas dans le cerveau un codage de trajectoire explicite, mais on y décèle les structures temporelles qui vont, dans le temps, rassembler le corps comme pour le porter. En ce sens structurel, le corps (tout comme plus tard la pensée) n'est pas un "dedans", mais il n'est que le "dehors de lui-même".
Tout cela, la philosophie le résume en parlant d'un sujet transcendantal. L'acte d'écrire par exemple n'est pas représenté intérieurement pour après coup commander une périphérie effectrice, mais il est à l'oeuvre dans le "se faisant" du corps moteur. Lécran du portable et les touches du clavier sont là pour moi, mais je ne les perçois pas explicitement, je compte avec un entourage plutôt que je ne perçois des objets, je prends appui sur mes outils, je suis à ma tâche plutôt que devant elle. Je ne puis dire que le clavier est absolument devant moi que si j'interromps mon élan, et je crois alors être dans un "état" qui est "l'état face au clavier". Or cet état, comme une torpeur, est justement un artefact produit par l'introspection.
Quand on dit qu'un corps-propre est un être au monde, on dit donc qu'il y a ou plutôt qu'il est une organisation émergente se disposant comme une élan global. La force d'un rhizome neuro(hormo)nal, c'est de permettre cette mise en forme, à la fois par un "champ d'élémentarité" manifestant des différences possibles, et à la fois en assumant une redondance structurelle et un flux global qui dessine une forme générale.
La phénoménologie, ce nest donc ni dérouler un flux incessant de pures sensations introspectives, ni un je-ne-sais quel autisme têtu. Elle est précisément le chemin vers la jonction psycho-physiologique. Son outil pour l'instant, c'est le langage, et son langage est nécessairement "corporéisant" pour coïncider avec l'expérience actuelle, langage qu'elle crée en se nourrissant de la connaissances des structures matérielles corporelles (physiologie, éthologie, etc.). Il ne faut donc pas confondre réflexion avec introspection, et la phénoménologie de la perception est à la lettre une création d'intelligence. Une jonction qui ne nous dirait rien sur notre expérience vécue et vivante, qui ne s'intègre pas à la première personne et au vécu intentionnel ne serait pas une jonction, et c'est pour cette raison ultime que ce problème est un problème philosophique. Il faut convertir le regard depuis "une inspection de l'esprit" vers "une pensée de contact", et reconnaître que l'élucidation désirée ne peut être que la révélation d'une forme qui n'est ni atomiste, ni séparable de son incarnation. Le défi est donc le suivant : recréer une forme "devant nous", dont la pertinence n'est effective que parce que sa monstration est contemporaine à son intégration à la première personne. Traverser l'intériorité vers l'extériorité et réciproquement jusqu'à leur coïncidence, c'est précisément accepter ce défi.
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Les travaux cités, ceux d'Alain Berthoz et d'autres encore (voir 4 posts plus haut), sont là pour montrer - et c'était mon intention de départ - qu'il y a une méthodologie et un regard prometteurs qui sont à l'oeuvre dans des centres et des séminaires de recherches. Soupçonne-t-on ici l'existence de publications comme celles-ci ? Mais, par ce qu'il faut bien appeler une désastreuse contingence de l'Histoire, un certain courant massivement ignorant du corps a voilé ce qui est pourtant une vérité lapalissienne et un truisme profond : il n'y a d'existence qu'incarnée et le corps est comme la science des sciences. Le sens, ce qui manque à toute syntaxe, c'est le savoir du corps. Le langage naturel est de part en part investi par une expressivité parlante qui est une expressivité corporelle suspendue. Pour communiquer, la métaphore et la poésie, loin d'être l'exception, sont la règle. Et c'est l'aboutissement logico-formel qui constitue une exception. Mais c'est là un autre sujet qui appelle à une certaine épistémologie des mathématiques originale, aussi bien inspirée d'un constructivisme que de thématisation des facultés corporelles, sans tomber dans "les maths sont dans le cerveau"...
xantox a écrit :
Donc parler de recursivité, tout comme probablement parler du corps au sens phénoménologique, doit aussi être entendu comme un appel d'un "versant" vers l'autre, qui ne doit être abandonné au profit de ses acquis.
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J'espère avoir un peu mieux expliqué comment la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty) n'est pas un versant, mais le chemin vers la jonction elle-même.
xantox a écrit :
Qu'elle est possible de par l'universalité de tous modèles de calcul physique (thèse de Church-Turing-Deutsch). La physique mathématique étant elle-même la formulation d'un processus physique dont le calcul simule le calcul du processus physique qu'elle modélise.
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Une "théorie de la conscience" qui ne nous dirait rien sur la physique mathématique ne serait pas une "théorie de la conscience".
xantox a écrit :
Dans ce cas précis il se trouve même que les deux concepts sont suffisamment proches, car "un corps qui existe dans un milieu", et qui se reconnaît par ses actions et ses perceptions dans ce milieu, peut être tout à fait considéré un système récursif : un système qui est ce qu'il sait de ce qu'il fait. En ce sens, parler de recursivité est implicitement parler de corporeité.
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Je défends la phénoménologie (mais aussi l'éthologie, une certaine physiologie fonctionnelle, une certaine épistémologie des mathématiques, ...), car elle est en chemin vers la jonction, et son outil de départ est le langage. Le "dialecte des phénoménologues" est traversé par le souci de rendre l'élan à la première personne, tout en laissant deviner les structures matérielles qui le portent. Quant au langage logico-formel, il manque le sens car le sens se donne nécessairement à la première personne.
Cela dit, en vérité, je suis le premier à douter du langage et de tout langage. Comme déjà dit au tout début, il faut expérimenter et "jouer" avec des "configurations rhizomatiques réelles" (probablement simulées "à la framsticks"..), jusqu'à susciter cet être au monde.