Bon, je commence. C'est un de mes chapitres d'un roman que j'ai commencé il y a quelques temps. Désolé pour la longueur, j'ai pas pu faire plus court.
Sarah mourait de chaud. La chaleur, qu'elle aimait pourtant quand elle l'enveloppait de sa douceur bienfaisante, devenait insupportable. C'est ce qui la réveilla. On était en plein été. Le jour, elle transpirait tout ce qu'elle pouvait et le soir, elle se mettait sous la couverture. Les températures étaient versatiles. Et elle n'était pas dans son lit, elle le sentait. Elle sentait des petits cailloux, des petits cailloux mélangés à de la terre sèche. Elle voulait ouvrir les yeux pour mieux voir, mais elle n'y arrivait tout simplement pas. Ses paupières voulaient rester closes, comme si elles voulaient dissimuler quelque chose à ses yeux. Elle pensa qu'elles étaient collées mais non, quelque chose les retenait. Pas une main, une forme humaine ou animale, mais quelque chose de plus fort. Quelque chose qui pourrait garder ses yeux fermés toute l'éternité, jusqu'à la fin des temps. Mais au moment voulu, elle les lui ouvrirait pour lui dévoiler la vérité. La vérité dans toute sa splendeur, la vérité nue. L'éclatante vérité ! Cependant, ce quelque chose n'était, pour l'instant, pas décidé à lui ouvrir les yeux, et pourtant...
Elle sentait qu'elle le pourrait bientôt. Ses yeux étaient toujours plongés dans le noir complet, mais ils voulaient s'ouvrir vers la lumière du jour, voir cette vérité qu'on lui cachait, s'ouvrir au monde en quelque sorte. C'était bête comme impression. Elle voulait regarder les gens, pas seulement son père, sa mère et tous les autres, mais aussi les gens dans la rue qui ne faisaient que regarder devant eux, fixant un point imaginaire uniquement visibles d'eux. Elle voulait leur dire à quel point elle était heureuse de les voir, eux, ces inconnus en chapeaux, en chemise ou en T-shirt. Elle voulait presque les embrasser à pleine bouche pour les remercier d'être eux. C'était très bête comme impression, vraiment très bête. Mais elle ne pouvait cesser de penser à tous ces visages, images du monde autant que les facettes d'un diamant. Elle se les imaginait tous : laids, beaux, émaciés, gros, ovales, ronds... des milliers de combinaisons lui trottaient dans la tête. Elle s'imaginait dans la rue, et que tous la regardaient. Certains avec un il indifférent (un il en coup de vent), d'autres avec un il sévère et désapprobateur (souvent, le froncement de sourcils suffisait), et d'autres avec un il coquin, vous déshabillant presque du regard. Néanmoins, elle les aimait tous. Sans exception. Et sans raison particulière.
C'était vraiment stupide, ce sentiment. Et un peu bizarre aussi...
Elle était couchée sur la terre sèche (vraiment très sèche, pensa t-elle) et rocailleuse, et tout ce qu 'elle faisait, c'était penser à des inconnus qui la regardaient (certains devaient avoir le pénis en érection en la voyant). Cette dernière pensée la fit tressaillir. Elle n'était pas spécialement belle, mais elle avait certains charmes c'est vrai. Mais penser que certains hommes (et des femmes ?) puissent mouiller leur froc en la regardant l'écurât.
Ses paupières se décollaient lentement, très doucement. Elle tenta de ramper, mais ses articulations craquèrent, lui laissant échapper un léger gémissement. La chose qui tenait fermés ses yeux n'offrait plus beaucoup de résistance. Elle ne résisterait plus longtemps, et elle pourrait enfin voir la vérité. Mais elle savait aussi que cette vérité serait horrible, en tout cas pas très joli à voir. Peut-être du sang. Mais peut-être pas, en fin de compte. Ce serait une vérité difficile à accepter. Comme toutes les vérités, à vrai dire. Le mensonge serait tellement plus facile. On vous donnerait les images que vous voudriez voir, et vous seriez contents. Comme pour les films. Voir le héros battre le bandit, alors qu'il s'est vidé de la moitié de son sang (à se demander comment il tient debout) vous procure un sentiment de joie irrésistible. Voir Bruce Willis se faire décocher une balle en pleine tempe dans Die Hard, et le monde s'écroule. Tout est remis en cause. Pas de happy end jubilatoire (mais que fait la police ?). Mais elle accepterait cette vérité.
Elle mourait de chaud. C'était une chaleur désagréable, devenant peu à peu suffocante. Elle transpirait vraiment à grosses gouttes, et la sueur lui coulait sur les paupières. La sueur s'infiltrait et le sel lui piquait les yeux. Elle ne pouvait se les frotter pour apaiser les picotements. Car elle n'en avait, pour l'instant, pas la force. Les picotements devenaient de plus en plus insupportables, et elle commençait à pousser de petits gémissements. Ce sel qui la piquait ! Il fallait vraiment qu'elle ouvre les yeux. Et cette chaleur ! Elle avait beaucoup de mal à respirer. En plus de la chaleur, elle avait les poumons comprimés, du fait qu'elle était allongée sur le ventre. Elle essayait de prendre le maximum d'air, mais elle inspirait également de la poussière et toussait régulièrement. Et ces paupières qui ne voulaient pas s'ouvrir !
Elle tentait d'écouter, d'entendre pour cerner la situation, mais rien ne lui parvenait. Pas un bruit, le silence total. Même pas le bruit de sa propre respiration. Elle n'entendait rien. Ah si ! Un crépitement lointain, très lointain. Peut-être à des centaines de kilomètres. Mais enfin, elle entendait. Aveugle mais pas sourde. Ce crépitement, c'était mieux que rien. Et malgré sa faiblesse, elle lui rappelait un bruit familier, un bruit qu'elle avait maintes fois entendues. Un bruit de tous les jours. Mais elle n'aurait pu dire lequel.
Et puis soudain, alors qu'elle n'aurait normalement pas dû être surprise, ses paupières se décollèrent complètement. Elles s'étaient décollées, lui sembla t-elle, dans un mouvement grinçant. Dans un bruit de circuits robotiques rouillés. Dans un mouvement lent et terriblement difficile. Elle vit enfin cette vérité qu'elle attendait. Qui l'attendait !
*
Mais d'abord un voile blanc devant ses yeux. Ses yeux qui la piquaient. Ayant recouvré quelques forces (comme si ses yeux étaient la clé de son énergie), elle s'essuya machinalement les globes. Plus de picotements et plus de voile blanc. Et elle voyait... mal, en réalité. L'obscurité était là, présente. Bizarre, tout de même. Elle se serait pourtant cru en pleine journée. A cause de cette chaleur suffocante. Elle la sentait. Et elle entendait mieux, beaucoup mieux. Elle entendait beaucoup mieux ce crépitement qui n'était plus si lointain. Et elle reconnaissait maintenant ce bruit si familier, ce bruit de tous les jours. C'était le bruit que faisaient les morceaux de bûche qu'apportait son père dans la cheminée les soirs d'hiver, lorsque la neige tombaient en flocons ou bien s'abattaient en tourbillons, menaçant la maison de toutes parts de son froid mortel. C'était le bruit que faisait le feu lorsqu'il grignotait petit à petit le bois, elle avec ses mains tendues autour de lui, les flammes la frôlant et la léchant presque. Ces flammes qui rêvaient de s'emparer de ces mains glacées, les réchauffer, transmettre sa chaleur dans les moindres muscles, et finalement incendier le corps entier. Ce feu, dangereux et doux, destructeur et réconfortant.
Le rapport se fit presque instantanément : feu et chaleur, chaleur et feu. Elle écarquilla les yeux et neut pas le temps de crier. Elle roula sur le côté, se couvrant de poussière. Elle avait toujours eu de bons réflexes, et ce fut probablement ce qui lui sauva la vie. Quand elle se retourna, à genoux et toussant faiblement, elle vit des flammes orangées finir de calciner une maison autrefois blanche. Sa maison. Les flammes sélevaient jusquau toit, sévanouissant dans le ciel noir. Le crépitement du feu quelle avait pourtant trouvé agréable quand celui-ci était lointain à des milliers de kilomètres, pensa t-elle- avait maintenant un bruit macabre, une sorte de musique denterrement difficile à supporter.
Lodeur de brûlé qui sortait de lintérieur de la maison avait un arrière-goût de cadavre. Sans doute les cadavres de son père et de sa mère en train dêtre réduits minutieusement en cendres, qui ne seraient plus quun simple petit tas de poussière grise et froide. Et sils étaient vivants, périssant comme des chiens, asphyxiés par la fumée ? Cette idée lui vint à lesprit, et elle décida presque de se jeter dans la maison, sasphyxiant elle-même pour sauver des parents sans doute déjà morts. Une idée folle quelle chassa immédiatement. Une vraie rôtisserie là-dedans. Sûrement pire quun four. Elle se prit à avoir une pensée pour les poulets rôtis quelle dévorait, déchirant allègrement la tendre chair sous des coups de dents impitoyables.
Les flammes sur le toit étaient hautes. Certaines sévanouissaient immédiatement en atteignant les tuiles, mais dautres semblaient ne jamais vouloir mourir. Elles semblaient sélever toujours plus haut, grattant de leurs doigts rouge orangé la nuit qui était tombée. Elle contempla le ciel, et une sensation étrange lenvahit. Une sorte dinquiétude mêlée dangoisse. Quelque chose clochait dans ce ciel. Cette obscurité environnante naugurait rien de bon. Elle aimait lobscurité pourtant, la nuit en particulier. Ne plus rien voir, être bercée par le noir qui vous pénétrait presque, voilà ce quelle aimait. Avec la pleine lune, la nuit du loup-garou apportait encore un plus excitant dans laventure. Elle aimait la nuit, elle était une fille de la nuit. Mais là, quelque chose nallait pas.
Elle regarda autour delle. Et ce nest que là quelle saperçut que dautres maisons brûlaient, quatre exactement. La rue principale était maintenant inondée de lumière. Les maisons brûlaient bien, comme de frêles fétus de paille. Les flammes de chacune sélevaient également hauts dans le ciel. Dans ce ciel qui ne lui disait rien de bon. Elle tenta de se relever, mais dès quelle tenta de faire pression sur sa jambe gauche une douleur fulgurante lui remonta le corps. Elle eut un mal de tête fracassant, se tint la jambe, se recroquevillant sur elle-même. Des frissons lui parcoururent léchine et elle eut envie de vomir. Cette envie de vomir lapaisa quelque peu. Dégueuler son dîner lui ferait peut-être du bien. Rien ne venait pourtant. Son estomac se nouait, elle voulait vomir, elle le voulait de tout son cur mais rien ne venait. Mais la douleur se calmait un peu.
Puisquelle ne pouvait marcher ni même boiter, il faudrait ramper. Lidée dêtre en contact avec la terre poussiéreuse ne la réjouissait pas, mais il le fallait. Il fallait quitter cette chaleur suffocante, perdre de vue cette maison où elle avait forgé sa vie et perdu ses parents. Ses parents ? Quest-ce qui lui prouvait quils étaient là-dedans en train de mourir étouffés ou brûlés ? Rien. Absolument rien. Seulement une partie de son esprit qui la persuadait de cela, mais rien dautre. Pas une ombre qui aurait flotté devant la fenêtre, tel un fantôme. Pas de cris ou de hurlements de douleur ou de détresse. Et puis surtout, personne aux alentours. Cinq maisons brûlent, et pas de pompiers, pas de rassemblements, pas de cohue, pas de panique. Personne. Et tout dun coup, la peur lenvahit. Où étaient-ils ? A part le crépitement du feu qui embrasait les maisons et sa propre respiration, pas dautre bruit. Partis, pensa t-elle, mais où ? Impossible de réfléchir ici dans cette vraie fournaise.
Elle se retourna. Une autre maison brûlait et, bien loin, une autre lueur illuminait le ciel noir. Mais bien loin, à lautre bout de la ville. Le bout de la rue principale se partageait en une intersection de deux autres rues. Elle partit dans cette direction. Là-bas, à lair frais, elle pourrait réfléchir, elle tenterait de se relever. Cette jambe lui faisait terriblement mal. Elle ne lavait pas regardé et ne le voulait pas. Pas encore. Là-bas, oui, elle déterminerait les dégâts. Mais pas maintenant. Trop de choses se bousculaient dans sa tête : la maison, le feu, la chaleur, le ciel noir, ses parents, la rue déserte.
Elle suait beaucoup et ses yeux la piquaient une nouvelle fois. Elle dût enlever les gouttes avec la terre poussiéreuse, en laissant un peu sur son visage. Ce qui ne facilitait pas les choses, et la gênait maintenant encore plus. Elle rampait lentement, ne pouvant se permettre de provoquer une nouvelle douleur qui, cette fois, la stopperait net. Et pour un peu de temps sans doute. Quand la chaleur se fit moins étouffante, il lui restait une vingtaine de mètres avant lintersection. Le feu lui permettait de bien distinguer. Malgré quelle se sentit mieux grâce à lair un peu plus frais, elle décida de continuer jusquau bout. Elle ne voulait plus voir ces maisons qui brûlaient, sa maison qui brûlait.
Plus que dix mètres. Dix longs mètres avant quelle ne puisse souffler. La chaleur sévanouissait, mais la lumière était bien là. Douce et chaleureuse. La chaleur sen allait, la lumière restait. Non, ce nétait pas la chaleur qui sen allait, mais elle. Elle le savait maintenant. Elle partait, il le fallait. Elle quittait tout. Elle quittait tout, en rampant. Quelque chose dans sa tête lui disait : « Tout quitter, partir et vivre ». Oui, il le fallait.
Sarah arrivait à lintersection. Crépitements du feu (peut-être des poutres seffondrent-elles sur des cadavres ou quelques tas de cendres), sa respiration. Pas dautres bruits. Que des crépitements horribles ! Et sa respiration douloureuse. Une forte odeur de brûlé. Crépitements, respiration, gémissements, pensa t-elle. Crépitements, respiration, gémissements. Pas dautres bruits. Mais
gémissements ?? Elle ne gémissait pas pourtant. Non, sa jambe ne lui faisait pas mal. Elle navait pas mal particulièrement. Alors, ça voulait dire que
quelque part, quelquun
était vivant, nétait pas parti. Elle soupira de soulagement et tendit loreille. Oui, des gémissements de souffrance mais aussi de peur. Comme si on savait que linéluctable allait se produire. Elle pensa et affirma dans sa tête- que ces gémissements venaient de gauche. Elle rampa donc péniblement sur la rue de gauche et écouta. Toujours les mêmes gémissements. Douleur et peur. Quoique
la peur semblait prendre une ampleur plus grande. Ce nétaient pas vraiment des gémissements mais des plaintes, des appels à laide. Elle regardait maintenant. Malgré lobscurité très forte (bizarre, ce ciel noir), elle aperçut une silhouette à dix mètres, debout. Peut-être un homme. Mais pas sûr. Se rapprocher doucement, le plus silencieusement possible. La silhouette marchait à pas lents, titubant. Des gémissements de peur, des plaintes. La silhouette suppliait. Sarah se rapprochait et se dit : « Cest un homme. Papa ? » Lhomme était frêle, maigre et de taille moyenne. Pas une stature imposante. Pas le genre à débouler dans les rues sinistres, se jetant sur ses pauvres victimes désarmées et leur infligeant toutes sortes de coups et tortures. Non, vraiment pas le genre. Elle tenta une approche primitive : «Eh ! Vous là-bas » Dans lobscurité, aussi suffocante que la chaleur qui lavait presque asphyxiée, la silhouette sarrêta et se retourna. Ce fut très net, comme en plein jour. Lhomme avait poussé un petit cri de stupeur. Il sétait retourné instinctivement. Elle sétait beaucoup rapprochée et pouvait voir son visage. Un visage déformé par un rictus de panique et dhorreur. Il devait avoir une cinquantaine dannées. Peut-être plus, mais pas beaucoup. « Ce nest pas Papa, se dit-elle. Puis, tout de suite après : «Papa nest plus là. Comme Maman. »
« Non, non ! dit-il, la voix apeurée et paniquée. Allez-vous-en, allez-vous-en. Partez, courez. Ne restez pas ici ou vous allez mourir !
-Mourir ici ? Comment ça ? Quest-ce que vous racontez ? Expliquez-moi.
-Ne posez pas de questions. Allez-vous-en. Vous pouvez peut-être vous en sortir, mais il faut que vous partiez maintenant !
-Mais les autres ? Où sont passés les gens ?
-Eux, les monstres. Des démons. Venu de lenfer.
Il haletait et avait beaucoup de mal à parler.
-Comment ça, des démons ? Mais cest quoi cette histoire ?
-Allez-vous-en, cria t-il en pleurant. Vous devez vivre, vous êtes jeune. Mais vous devez partir. Tout de
Il neut pas le temps de finir. Une masse énorme se jeta sur lui et le plaqua au sol. Il hurla à pleins poumons. Sarah distinguait bien la scène. Elle vit la créature sacharner sur le pauvre homme. Elle vit ses griffes, longues et tranchantes, ainsi que ses ailes qui lui donnaient une envergure gigantesque. Elle vit tout cela, mais ce qui la frappa (et lui fit battre son cur encore plus fort) fut ses yeux. Des yeux ovales, jaunes, perçants. Elle ne pouvait fixer des yeux pareils, dans lesquels se reflétaient la cruauté, lhorreur et la violence (tout pour plaire, pensa t-elle). Des yeux vides, vides de bons sentiments, des yeux vides dhumanité.
Elle continuait à voir le massacre. Les griffes de la créature se plantaient dans le dos de lhomme, sattachant solidement, tandis que ses crocs senfonçaient profondément dans le cou. Elle voyait tout sans sourciller. Elle était pétrifiée, mais quelque chose dans son corps se réjouissait du spectacle. Une chaleur dans son ventre. Oh oui ! Quelque chose était contente. Voir le sang dégouliner, se répandre sur la terre, voir une boucherie en direct, tout cela lui procurait une forte jouissance.
La créature amena une de ses griffes au cou de sa victime, leffleurant, laissant une fine traînée blanche sur la peau. Lhomme pleurait de peur et de résignation. Il savait quil allait mourir. Mais de quelle façon ? Serait-ce dune longue torture physique et mentale ? Ou bien dune façon nette, brève, lui épargnant de longues souffrances ? Sarah espérait la deuxième solution. Il fallait être un très mauvais bookmaker pour oser parier sur la première. On préfère généralement voir la mort rapidement, sur un claquement de doigts, que la voir se dessiner lentement, sa longue robe noire avec la capuche tout aussi noire et sa faux à la main, sapprocher lentement, inexorablement, ne pouvant rien faire pour len empêcher. Nous la voyons près de nous, devant nous (mais aussi derrière. Elle est partout), nous pouvons sentir son souffle glacial nous frôler la nuque. Sa main sappuie brusquement sur notre épaule. Une main presque amicale, réconfortante. Un sourire se dessine sur notre visage. Un être humain. Cest ça, un être humain, un être fait de chair et de sang vient nous sauver ! Nous tentons de voir ce qui se cache sous cette mystérieuse capuche sombre, et nous voyons
oui, nous voyons
un crâne de squelette, blanc. Un crâne qui renferme en son sein une chose macabre, surnaturelle. Une chose qui nest pas du tout humaine. Nous paniquons, nous essayons de fuir mais elle nous en empêche. Nous tentons de hurler, nous navons plus de cordes vocales, elle nous les a enlevées. Nous navons plus quà regarder. Elle brandit sa faux bien haut, reste dans cette position quelques instants, et linstrument de mort sabat sur nous dans un bruit sinistre de tranchage. Adieu la vie !
La griffe se planta un peu plus profondément dans la gorge de lhomme. Quelques gouttes de sang coulèrent. Cette fois, il ne cria pas. Aucun son ne sortait de sa bouche. La créature semblait rire ou, en tout cas, se réjouissait de ses actes. Elle regarda une dernière fois lhomme. Lhomme ne put la regarder, fixer ses yeux jaunes. La griffe glissa parfaitement sur la peau, la carotide fut sectionnée et du sang gicla tout autour. Sur le corps noir de la créature et sur elle. Elle sentit le sang recouvrir son visage. Lhomme hurla une dernière fois et sécroula. Une chaleur dans son ventre. Une chaleur qui remontait son corps, qui voulait sortir. Mais avant de partir, elle réclamait une dernière chose. Et Sarah sut tout de suite quoi, mais elle refusait. Cétait ignoble ! Elle ne pouvait faire ça. Mais la chaleur réclamait. La chaleur avait un petit caprice denfant. Elle voulait
Elle voulait
Non, elle ne pouvait faire ça.
La créature, voyant le produit de son dur labeur, hurla à son tour. Un hurlement dappel mais aussi un hurlement de joie. Cette créature connaissait la joie, le bonheur. Elle connaissait la joie de tuer. Elle connaissait le bonheur de sentir le dernier souffle dun homme. Cette créature monstrueuse nétait réellement heureuse que quand elle entendait le dernier son qui sortait de la bouche dun humain avant quelle ne lui tranche la gorge. Cette créature était un monstre venu de lEnfer. Un monstre sanguinaire dépourvu de pitié.
Tandis que la créature hurlait sa joie, la chaleur dans le ventre de Sarah se fit plus pressante et remontait toujours son corps, mais refuserait de partir tant que Sarah naurait pas exécuté ce quelle voulait. Sa langue toucha ses lèvres, et elle put sentir lodeur du sang lui arriver jusquaux narines. Une secousse dans sa poitrine. La chaleur se faisait plus insistante. Lodeur était écurante. Mais la chaleur lui intimait lordre le faire. Une seule fois et elle partirait. Une seule fois.
Sarah prit une grande respiration, marmonna une prière à linsigne de Dieu et lécha le contour de sa bouche maculée de sang. Une secousse plus forte dans sa poitrine. La chaleur sortit brusquement de sa bouche (on aurait dit quelle dégueulait). Et pendant que la créature finissait de hurler, Sarah Milton perdit conscience, seffondra et plongea dans les ténèbres.
*
Elle eut peur douvrir les yeux. Quallait-elle découvrir ? Les yeux jaunes de la créature qui la fixaient avant de la tuer ? Le corps noir de la créature, plus sombre encore que lobscurité ? Ou bien ces ailes translucides lui permettant de survoler le monde ? Peut-être découvrira t-elle une horde de créatures, des dizaines, au-dessus delle prenant leur élan pour un piqué fatal ? En fait, rien de ce quelle imagina narriva. Pas de yeux jaunes, pas de corps noirs, pas dailes translucides, pas de hordes. Devant elle, une rue. Une rue déserte. Enfin, pas tout à fait déserte. A deux mètres delle, un corps sans vie gisait au milieu de la rue. Une mare de sang sétendait sous lui. Du sang foncé, presque noir. Elle sapprocha de lui, le retourna et vit le triste spectacle. La gorge avait été tranchée parfaitement, les deux carotides étaient coupées nettement et quelques gouttes de sang coulaient encore, mais vraiment plus beaucoup. Il sétait complètement vidé de son sang. La tête de lhomme ne tenait que par un fil, fil quil serait facile de détacher.
En voyant cela, elle eut peur. La chaleur dans le ventre allait peut-être revenir. Quest-ce quelle savait de cette chose ? Rien du tout. Si, un petit truc. Les chaleurs dans le ventre sont comme toutes les choses : elles savent et peuvent mentir. Les hommes sont des choses, les hommes savent et peuvent mentir. Ca lui rappela les énigmes quon lui racontait parfois : Si tous les pings sont des pongs, et certains pongs sont des pangs, peut-on dire alors que certains pangs sont des pings ? Mais alors, si tous les hommes et les chaleurs dans le ventre savent et peuvent mentir, alors peut-on dire que tous les hommes peuvent avoir des chaleurs dans le ventre qui se déclenchent dès quune scène est un peu trop violente ou sanguinaire. Non, bien sûr que non. Elle était donc particulière. Elle, Sarah Milton, petite fille sage et qui navait jamais été singulière, elle, avait pourtant quelque chose de particulier. Un truc que seuls les psychopathes pouvaient ressentir. Un sentiment de victoire dès quun poing atteignait rageusement un visage, dès que du sang giclait ou dès que la jouissance arrivait comme une récompense pour les violeurs. Des sentiments pervers, en somme.
Mais pourquoi elle ? Elle nen savait strictement rien. Tout ce quelle savait, cest quune créature venait presque de décapiter un homme sous ses yeux, et quelle avait aimé ça. Elle avait léché le sang de lhomme autour de ses lèvres, elle avait aimé ça et elle était tombée dans les pommes. Voilà ce quelle savait. Mais pour le reste, aucune idée. Pourquoi la créature ne lavait-elle pas tué ? Pourquoi ce ciel noir ne lui disait rien de bon ? Pourquoi cet homme (quelle navait jamais vu auparavant) lui avait-il intimé lordre de senfuir ? Elle ne pouvait répondre à ces questions. Elle se retourna et vit quelques flammes calcinant les derniers restes des maisons qui se trouvaient dans cette rue. Les derniers restes de sa maison.
Et elle sut quoi faire. Cétait évident, en réalité. Senfuir, comme lavait dit linconnu. Partir pour ne plus jamais revenir. Sen aller maintenant. Sans se poser plus de questions. Elle se leva sans trop de difficultés, regarda une dernière fois le feu rougeoyant emporter les débris de son ancien foyer et se mit à courir tout droit.
*
Combien de temps avait-elle couru ? Un quart dheure ? Trente minutes ? Une heure entière ? Ou peut-être simplement cinq petites minutes ? Elle navait plus du tout la notion du temps. Elle avait perdu le contrôle de sa vie (elle espéra que ce ne fut que temporairement). Lobscurité lui avait tout pris : ses parents, sa maison, sa vie. Mais lobscurité lui avait donné une chose en échange : une sensation qui ne naissait que quand la violence apparaissait, seulement quand le sang coulait. Une sensation horrible. Elle se rendait de plus en plus compte du pouvoir de lobscurité qui lentourait. Lobscurité prenait et donnait. Elle prenait des vies et donnait la mort.
Mais elle pensa aussi à autre chose. Dans quelques heures, lobscurité sen irait pour une douzaine dheures et elle pourrait reconstruire sa vie. Enfin, elle lespérait. Une chose lui échappait : pourquoi cette créature ? Quel était le sens de cette créature ? Pourquoi était-elle apparue ainsi ? Elle nen savait rien. Et peut-être ne voulait-elle jamais le savoir.
Elle regarda une nouvelle fois le ciel. Il était noir, pas le noir de la nuit mais un noir plus angoissant. Un grondement accompagnait ce ciel noir, grondement dont elle ne sétait pas aperçue auparavant. Ce grondement venait du dessus. Dau-dessus de ce ciel noir. Il se cachait derrière cette couche sombre, protection on ne peut plus solide.
Elle suivait une route de montagne quelle connaissait bien. Elle lavait emprunté maintes fois pour des balades avec ses parents. A chaque fois, elle humait lair frais et était heureuse dêtre là, avec eux. Eux discutaient de tout et de rien, et elle les regardait parler. Sans rien dire. Parce quelle aimait ça. Elle aimait les voir heureux. Mais maintenant, cétait fini. Lair nétait pas frais, elle naimait pas remplir ses poumons de cet air. A chaque fois que ses poumons se gonflaient pour se nourrir doxygène, elle semblait étouffer. Mais surtout, ce qui changeait fut quelle navait plus de parents. Son père et sa mère avaient disparu. Soit morts carbonisés par les flammes quelle avait vu senvoler dans le ciel noir. Soit morts quelque part ailleurs dune façon ou dune autre. Jamais elle ne pensa quils pouvaient être vivants. Son instinct lui disait : « Tu es orpheline ». Et que pouvait-on contre linstinct ? Linstinct nous guidait quand nous en avions besoin. Et parfois aussi quand nous le voulions. Elle était donc orpheline sur une route de montagne, courant toujours désespérément, parce que son instinct lui avait dit de le faire. Et une autre chose également. Quelque chose quelle naurait pu définir. Une force invisible mais puissante qui semblait la guider. Cette force lattirait irrémédiablement vers un lieu unique, immense quelle ne pouvait imaginer. Mais elle savait limportance de ce lieu.
La route grimpait fort maintenant. Le bitume se mélangeait bien à lobscurité. Il lui était difficile de la distinguer. Mais elle savait quelle nétait plus très loin du sommet. En courant, elle y serait rapidement et pourrait aviser.
Elle pensa soudain à ce quelle faisait : courir. Cétait très rare quand elle courait. Elle ne se pressait jamais. « Toujours un pas devant lautre » était son expression favorite. Ses parents la regardaient toujours dun air résigné. « Faut pas bousculer une petite fille sage » disait-on, « Oui, mais elle est adulte. Il faut quelle se fasse souffrance maintenant » répliquait-on. Elle navait jamais pu choisir un camp. Elle avait envie mais elle ne voulait pas sortir de son cocon familial. Et maintenant ses parents morts (ou très loin dici, disait son subconscient), elle courait au sommet dune montagne pour trouver un peu de réconfort. Et aussi une présence humaine. Quelquun quelle pourrait serrer dans ses bras pour la consoler et lui offrir une protection. Encore trop fragile.
Elle ne sessoufflait pas. Elle respirait parfaitement bien. Comme si on lui avait appris cela depuis toute petite : «le vélo, ça ne soublie pas ». Oh que non ! Ça ne soublie pas. Mais des choses quelle navait pas apprises, est-ce que ça soubliait ? Est-ce quelle pourrait oublier la mort ? Elle ne savait pas, mais elle espéra quelle ne loublierait pas. Il ne faut pas oublier la mort. Ne pas perdre de vue quelle peut surgir pour glacer votre sang sans crier garde, arrêter votre cur quand bon lui semble, vous prendre la vie quand elle en a envie.
Elle ne pourrait oublier ça : limage de la créature sabattant sur le pauvre homme, tel une proie facile. Comme elle noublierait pas non plus les flammes envahissant chaque recoin de sa maison, incendiant méthodiquement chaque meuble, chaque objet, chaque poussière qui serait passées à leur portée (Tu es né poussière et poussière tu retourneras). Mais de toute façon, personne naurait pu oublier tout cela.
Elle sarrêta pour reprendre son souffle. Tout à lheure, ses poumons étaient presque aplatis sous son poids (Merci pour le compliment !) et maintenant, elle pouvait sentir lair se glisser dans chaque bronche, puis apporter loxygène bénéfique dans son sang. Vraiment, elle comprit tout lintérêt de vivre. Non pas quelle ait eu, à quelconque âge, des envies suicidaires, mais après la boucherie à laquelle elle venait dassister, elle comprenait soudainement quil fallait absolument saccrocher à cette corde si mince quest la vie, et ne jamais renoncer même si nous la voyions seffiler lentement pour bientôt se détacher en deux parties et nous précipiter dans le ravin de la mort. Elle décida quelle ne renoncerait jamais même quand cette corde ne serait plus composée que dun minuscule fil qui céderait sous son poids. Car quelquun ou quelque chose (un miracle) pourrait toujours arriver et la remonter ou renouveler la corde et générer une nouvelle vie (comme les chats, en somme. Messieurs dames, voici les sept vies de Sarah Milton).
Et cest pour ça quelle se remit à courir. Pour ne pas renoncer, mais aussi parce quelle arrivait bientôt à un point où la route senfonçait dans la montagne. Elle voulait avoir un panorama de la plaine pour voir la ville, cette ville qui vous attirait et qui vous avalait. Impossible den ressortir. Vous étiez entraînés dans ses entrailles, toujours plus profond. Lsophage, lestomac, le foie, un petit tour par lintestin grêle, puis le gros intestin. Mais rarement on arrivait dans lanus. Il était plus fréquent que vous soyez rejeté quand vous arriviez dans lestomac, la ville narrivait pas à vous digérer. Et de toute façon, même si vous étiez chiés et que vous pensiez être tirés daffaire, vous sentiez constamment une aura teintée dune certaine envie dans votre dos. Lenvie de la société de consommation, tout simplement. Lodeur de largent qui vous entraînait toujours plus loin dans le centre commercial, qui vous faisait briller les yeux et vous faisait sortir inexorablement votre carte de crédit. Mais largent na pas dodeur comme on dit, sauf pour ceux qui veulent le sentir.
Elle ne voulait pas tourner la tête en direction de la ville, pour la simple et bonne raison quelle voulait attendre dêtre à lendroit même où la route senfonçait dans la montagne, pour pénétrer parmi les cols à plus ou moins forte pente afin de décider ce quelle ferait.
Et elle saperçut (juste à temps dailleurs) quelle sy trouvait, à ce point de division. Elle reprit son souffle puis regarda à lintérieur des terres. Elle ne voyait pas grand-chose à vrai dire, lobscurité ambiante lempêchait réellement de voir ce qui se cachait (et ce qui pouvait lattendre si elle choisissait cette direction). Tout ce quelle vit fut de la végétation, beaucoup de végétation, pareille à une jungle mais sans doute ses yeux et son esprit lui jouaient-ils un mauvais tour. Tout ce quelle put en conclure fut quelle aurait un long et dur chemin à parcourir.
Puis, elle se retourna et prit presque sa décision à linstant où elle vit la ville, ce qui lentourait et ce qui était au-dessus.
*
Comment navait-elle pas compris tout de suite ? Elle se le demandait encore. Elle était restée prostrée, immobile, comme figée par le temps et loubli. Elle aurait dû comprendre, mais ça naurait strictement rien changé. Lhomme quelle avait vu auparavant aurait été tué de toute façon. La créature (ce monstre, oui !) était gigantesque et comment aurait-elle pu faire quoi que ce soit ? Elle se souvenait de ces yeux jaunes, perçants. Elle frémit, et souhaita ne plus jamais croiser ces yeux. Ca non, plus jamais !
La ville était immense, comme elle limaginait (bizarre, tout de même. Elle navait jamais habité très loin de la ville et pourtant, jamais elle navait vu cette étendue de béton). Des buildings (des gratte-ciel, comme on disait) asseyaient leur pouvoir sur la ville. De loin, elle croyait voir une grande couche de crasse grise, mais elle se rendit compte quen fait de crasse, cétait lobscurité qui voilait légèrement la ville formant une sorte de brouillard grisâtre et semi-épais. Ce qui la rendit pensif fut le bruit. Elle avait toujours vu à la télévision des villes grouillantes de monde, le bruit des pneus de voiture susant sur le bitume. Mais rien de tout cela nétait là. Au lieu de bruit, on entendait plutôt un silence oppressant (elle avait toujours eu du mal à supporter ce silence.), comme une bulle recouvrant la ville.
Si la ville diffusait un silence oppressant, Sarah entendait quand même un bruit. Comme un bourdonnement au-dessus delle. Elle tendit loreille et perçut un peu mieux le bruit : cétait un bruit dorage qui grondait et qui se déchaînerait bientôt. Elle leva les yeux au ciel et sévanouit presque. Le ciel était totalement noir, mais dun noir ardoise qui semblait une enveloppe protectrice. Le ciel noir semblait dessiner une spirale ou des cercles concentriques, elle naurait su le dire. Mais elle avait compris, et cétait cela le plus important. Elle comprenait quelle ne reverrait jamais plus ses parents, car ce ciel voulait tout dire. Il voulait dire que les ténèbres sétaient abattus sur le monde et que la mort sétait installée. Et elle était vivante, elle.
Elle eut soudain envie de pleurer. Les larmes voulaient remonter du plus profond de son corps, être le reflet de son chagrin, mais aussi de sa colère. Elle voulait crier mais ne put que lâcher que quelques sanglots.
Elle avait lu des livres sur les ténèbres, antithèse de la lumière avec tout ce que ça comportait de démons. Mais jamais elle naurait cru que les ténèbres pourraient envahir la Terre. Elle repensa à la créature et vomit enfin. Cela lui fit le plus grand bien. Tout à lheure, quand elle avait eu cette douleur dans sa jambe gauche et qui allait beaucoup mieux maintenant.
Elle sessuya le menton et regarda une nouvelle fois le ciel. Il était vraiment beau pourtant. Il avait une jolie couleur noire ardoise et elle aimait le grondement que faisait lorage (ou le pseudo orage, car elle nen était pas sûr) au-dessus de la couche ténébreuse. Elle sentit une petite boule se former dans le ventre quelle tenta de dissiper, car elle savait parfaitement de quoi il sagissait : deux entités se disputaient son corps, lun était fait de lumière et de vie, lautre de ténèbres et de mort. Elle ne pouvait décider, tout au plus pouvait-elle retarder léchéance dun affrontement direct entre les deux entités. Pour linstant, seul lentité ténèbres sétait manifestée (et de quelle façon). Elle devait maintenant attendre un signe de lentité lumière. Mais elle devait toujours avoir à lesprit quelle naurait aucune prise sur ni lune ni lautre des entités. Bientôt, elle deviendrait un guerrier ou un gardien et seulement à ce moment-là, son destin sera scellé. Mais entre-temps, elle se battrait et peut-être devrait-elle mourir en se battant contre les forces de ténèbres.
Et cest avec les poings serrés que Sarah Milton, fille de Richard et Marie, hurla sa rage et son chagrin pour ensuite seffondrer sur le sol et pleurer toutes les larmes de son corps.