Elle s'ennuyait, à crier. Virtuose dans l'art exquis de s'amuser de tout et de rien, l'été avait plutôt tendance à la déprimer. Peu de monde et d'activités dans les rues implique faible probabilité de situations ubuesques dont elle se délectait.
 
Tout. Elle notait tout dans son blog, le soir même, assise sur la carpette de son salon. A force de volonté, elle avait réussi à surpasser cette peur de dire "Je". Ce qui arrivait aux autres, elle le faisait sien. Dans sa tête, elle avait ainsi remplacé le temps d'une mésaventure un ostréiculteur breton ou d'un gérant de boulodrome provençal dont on lui avait parlé. Cette vie par procuration, hermétique aux yeux de son entourage, lui apportait la sublimation.
 
Rita gagnait sa vie en promenant des animaux dans les rues de Lyon. Du Smalandsstövare de la famille Cambopasso au chaton sphynx des Perrotin en passant par son propre chihuahua, elle acceptait tous les animaux. Adepte du laisser-vivre comme de la procrastination, elle se définissait comme une observatrice de la vie et des choses
 
En ce mois d'août, cependant, les clients se faisaient rares. Lyon se vidait, entre les vacances et ceux qui passaient l'arme à gauche à cause de la canicule. Quand ce n'était pas les patrons, c'étaient les animaux. La semaine dernière encore, un petit lapin angora avait cassé sa pipe, ou plutôt sa pipette. Bêtement en plus. En même temps, tout ce que fait un lapin, il le fait sottement, autant que faire se peut. Tous ceux qui se sont un jour adonnés à la cuniculture pourront sûrement en témoigner.
 
Paprika, puisque c'est à ce nom qu'il répondait (ou pas, le plus souvent), avait pour habitude de courir de longues heures dans sa cage gigantesque, s'improvisant des parcours sur lesquels il accélérait à mesure qu'il les maîtrisait. Un jour que ses maîtres étaient au travail, son chemin se rapprocha trop dangereusement de son biberon d'eau et, alors en pleine course, il dégomma l'embout, ce qui eut pour effet de tourner le biberon et de priver Parika d'eau pour le reste de cette chaude journée. La suite, vous la devinez et, si ce n'est pas le cas, elle se trouve dans son blog à la date du 27 juillet. Rita s'était juste permis de romancer la fin en mentionnant le râble un peu sec que le maître avait mangé par la suite.
 
Ce jour-là, donc, elle se baladait dans les ruelles du Vieux Lyon, à la recherche d'un disque vinyle de Earth, Wind & Fire et d'une carte postale de la moitié du siècle dernier représentant la cathédrale Saint-Jean. Deux demandes expresses de Danielo, son voisin brésilien aux moeurs noctambules. Elle lui rendait fréquemment des services de ce genre en journée, aux heures où il préférait se remettre de ses péripéties. Ca ne mange pas de pain...
 
Assise à la terrasse d'un café sur une place, elle dégustait un mojito. Mon royaume pour un peu de tohu-bohu, se lamentait-elle.
 
C'est alors que, jetant un oeil sur son voisin de droite, elle le vit bander comme un pendu. Il semblait fixer une fenêtre en hauteur. Un couple, presqu'indifférent aux trublions déambulant dans la rue, s'affairait à l'étage, derrière un rideau d'organza qui s'imprégnait par moments de l'empreinte de leur étreinte. La petite jupe noire comme amidonnée remontée sur ses flancs, la femme jetait sa tête en arrière à un rythme régulier tandis que l'homme lui contait fleurette.
 
Elle se remémora alors Fabrice. Fabrice était ce genre d'événements qui lui arrivait à elle seule. Elle était trop timide pour le partager. Son public virtuel, tel un groupe de paroissiens voyeuristes, aurait de toute façon haï cette histoire et l'aurait même considérée comme de la malfaçon de tranche de vie. Rita ne pouvait se permettre ce faux-pas. Il en allait de son besoin de reconnaissance, tapi au plus profond d'elle-même.
 
C'était à l'occasion d'un mariage en province, il y a deux ans de cela. Un cousin de sa mère épousait une infirmière tubulaire de 25 ans sa cadette. En discutant un peu avec elle, elle l'avait soupçonnée d'être un brin gérontophobe et de ne se marrier que pour l'argent. En apprenant le décès de cet homme à la suite de sa santé fragile, le soupçon était devenu évidence. Le cousin était possesseur de nombreux bons au porteur. Moi j'dis ça, j'dis rien, mais ça semble suspect, qu'elle s'était dit. Elle n'en révéla aucun mot dans son blog. Trop sordide. Il lui fallait mieux, et ce qui ressortit de ce week-end fut une simple histoire de touriste visitant le château voisin du lieu de célébration et se coinçant la jambe dans un des mâchicoulis.
 
Ce qui lui arriva fut également passé sous silence. Elle dansa une sarabande aux côtés d'un ami d'un cousin lointain, il portait une veste sombre et un foulard pourpre. Deux heures plus tard, ils étaient à l'écart dans un parterre de renoncules, abrités par de hauts rhododendrons, elle se tenant à califourchon au-dessus de lui. Collés l'un à l'autre tout le reste de la journée, ils s'étaient séparés sur un "Non" qu'elle lui avait maladroitement adressé après qu'il eût marmonné "Rita, donne-moi ton coeur". Ils ne s'étaient plus revus par la suite mais elle avait eu à en découdre de nombreuses fois avec les interrogations de son entourage présent sur les lieux le jour du mariage.
 
De retour à la terrasse du café, elle se décida à payer et à partir. Elle réfléchit à la forme qu'elle allait donner à la contribution qu'elle allait écrire ce soir, celle qui relaterait sa propre expérience sexuelle sur la fenêtre. Alors qu'elle préparait le repas de midi dans sa friteuse neuve trouvée dans son carton d'origine (cf. message du 30 juin), son voisin et confident imaginaire Roberto serait entré dans la pièce et se serait littéralement jeté sur elle et l'aurait coincé contre l'encadrement de la fenêtre. Dame oui ! Cette version lui plaisait et la titillait d'ores-et-déjà. Elle avait hâte d'être devant son ordinateur.
 
En reprenant le métro en direction du centre-ville, un incident technique plongea la rame dans l'obscurité pour de longues secondes. Grand bien te fasse, se dit-elle, ça te permettra plus attentivement de préparer cet article. Ce blog était au centre de sa vie, tel un soleil qui la nourrirait de ses chauds rayons. Elle avait bien conscience que rien de ce qui s'y trouvait n'était vrai mais peu lui importait. Il lui suffisait de croire en son for intérieur que cela consituait une réalité secondaire. Bon an, mal an, année bissextile ou non, elle continuerait à se forger ainsi une vie sur laquelle elle seule aurait le pouvoir d'agir.