On signalait une dépression au dessus de l'Atlantique, mais on avait bien pris soin de ne pas donner plus de détails. L'altitude exacte, les dimensions approximatives de la perturbation, les minima barométriques et les conséquences qu'elle aurait sur les quelques volatiles qui viendraient se prendre les plumes dedans. Une chose est sûre, si un ouragan se préparait, certains papillons à l'autre bout du monde devaient inévitablement en jubiler intérieurement. Bandes de connard. Voyez comme ils se vengent du fait que nous les punaisions dans des vitrines. Ils ne s'aiment pas comme nous les aimons. Et une fois encore, leur méfait resterait impuni. Mais là aussi, point n'en était mention dans le discours parfaitement rodé du journaliste de garde ce matin là, qui dispensait ses nouvelles comme un distributeur de savon de toilette publique, dans une retenue confinant à l'avarice.
La liste était longue de toutes les choses que la radio m'avait caché depuis ce matin. Déjà à 05h45, le flash d'information avait soigneusement omis de signaler la couleur des cravates des ministres et la longueur de la moustache de l'huissier de l'Elysée, chargé de refermer les portes du conseil ministériel qui s'était tenu la veille. Trop de choses passées sous silence.
07h12, les reportages divers s'accumulent sur des sujets d'arrière-plan, la guerre à nos portes, l'ennemi à nos fenêtres, les espions cachés dans le porte-parapluie du vestibule, et puis l'homosexualité du pape aussi, la découverte de restes humains dans les plats d'une cantine d'une école primaire ardéchoise, que du banal et du convenu, comme autant de couches de fond de teint sur le visage vérolé de la noire vérité.
Mais pas une seule miette d'information sur un mal aux dents subit qui me vrille les gencives depuis quelques minutes. Qui avait décrété que ma molaire méritait d'être arrachée et remplacée par cette dent à pivot ? Pour la douleur, j'accuse le dentifrice, sans conviction toutefois. La mention inscrite en toute lettre sur le tube "Nouveau ! Maintenant sans bauxite !" m'incite à croire qu'il s'en trouve en quantités plus que déraisonnables. J'ai la conviction d'avoir franchi une nouvelle étape dans la prise de conscience que tout ce qui m'entoure n'est pas réel. Toutes ces années perdues où je pensais n'être que moi, individu normal au sein d'une humanité normale. Je sais aujourd'hui que tout ceci n'est qu'un décor, une fable ottomane. Une farce dont je suis la victime. Tout ne tourne qu'autour de moi et des choses que l'on veut me cacher. Une seule question : pourquoi ?
10h18 La paranoïa n'existe pas. J'en ai maintenant la preuve. C'est un concept médical inventé dans l'unique but de me faire croire que je vois et que je ressens des choses qui n'existent pas. Bande de cons, me croient-ils vraiment aussi naïf ? Mon "médecin traitant", caricature de psychiatre, vient de me le confirmer, sans le vouloir, quand il a m'a dit cette phrase à la fin de notre séance d'hypnose régressive "Je crois que nous avons franchi un nouveau palier avec vous, il est difficile de parler de dépression dans votre cas, nous avons plutôt à faire à un syndrome de type paranoïaque. Si vous arrivez à l'admettre, c'est un premier pas vers la guérison. Votre traitement actuel n'est plus adapté, il vous va comme des bretelles à un lapin".
Lapin… le nom de code de l'opération secrète menée durant la guerre froide auprès des eaux dormantes soviétiques en Amérique. Ils les ont convaincus d'être des malades, des psychotiques paranoïaques, et ils les ont retournés contre Moscou. Ils étaient comme des cerfs-volants, convaincu d'être libres, mais dans les faits l'Agence tirait toujours sur le fil qui les rattachaient à la réalité; ils étaient manipulés. Me pensaient ils assez naïf pour ne pas saisir la référence ?
Lapin…quel nom débile pour une opération secrète. A n'y rien comprendre. Lapin.
Ils ont ainsi poussé le vice jusqu'à inventer cette maladie, la paranoïa, un trouble psychique soi disant, un mythe, construit de toute pièce, avec ses experts, ses cas, sa pharmacopée, son historique remontant jusqu'au moyen-âge. J'ai lu tout ce qui était possible de lire sur le sujet. Tout concorde, on ne peut pas arriver à une science si rigoureuse et documentée sans que cela soit monté de toute pièce et ce dans un but bien précis. Mais lequel ? Les preuves étaient conservées précieusement dans la seconde tour du World Trade Center de Manhattan. Pas la peine de me faire un dessin.
Quoi qu'il en soit, j'ai feint d'y croire. Pour gagner sa confiance, j'ai accepté de changer de traitement. Mon ordonnance liste désormais quatre médicaments différents, essentiellement psychotropes, neuroleptiques et notamment un anti-hallucinatoire puissant, la chlorpromazine, à forte dose. Peut être létale, mais prendraient ils le risque de m'éliminer ? Je sais tout, je vois clair dans leur jeu, mais que puis-je contre eux ?
Je ne sais pas si j'ai pu donner le change avec suffisamment de conviction. Mon médecin a soupiré quand j'ai demandé s'il ne risquait pas de se faire repérer avec son faux diplôme accroché au mur. J'ai rattrapé le coup par un subtil clin d'œil, et j'ai vu l'espace d'un instant sa brioche bedonnante se relâcher sous sa blouse blanche, trop immaculée pour être crédible.
Je suis sorti du cabinet sans me retourner, ce qui n'avait rien d'évident car je ne voulais surtout pas quitter le docteur du regard. Dans ses yeux, je lisais la stupéfaction ainsi que plusieurs passages complets du livre de l'apocalypse selon saint Jean, notamment la fameuse scène où l'archange Oui-Oui brise menu les sceaux du gendarme. C'est un bon livre, avec pas mal de suspense. Je l'ai lu une fois en entier, on y apprend à la fin que c'est Dieu qui a fait le coup, et qu'il avait tout manigancé depuis le début, mais que ça restera un crime impuni. Evidemment. Une vieille astuce d'auteur pour balancer éventuellement une suite un de ces quatre.
En traversant la salle d'attente, emplie à ras-bord de vide, bondée d'absence et de deux ou trois autres claires-obscuritudes sémantiques, j'ai croisé, contre ma volonté, le regard torve d'un rongeur, seul dans sa cage.
Il était occupé à faire ce que les individus de son espèce savent le mieux faire, au choix, soit contracter frénétiquement son appendice olfactif au dessus d'un fragment de coquille dans l'espoir idiot d'en humer les subsantifiques effluves de noisette, soit benoitement chier dans la sciure.
Ils sont même capable de cumuler les deux activités en même temps, alors même que les présentateurs télé modernes ne disposent pas des circonvolutions cérébrales nécessaires pour accomplir un tel prodige et se cantonnent en général à la seconde occupation, ce en direct, en remplaçant parfois avantageusement la sciure par un quelconque dérivé d'alcaloïde.
Un spasme, un frisson. Je me précipite, comme fou à lier, dans les esc. A lier, eux aussi.
Je sors en courant, me retournant plusieurs fois pour m'assurer que je ne suis pas suivi. Les tentacules abjects du complot ourdi contre moi n'ont su m'étreindre plus longtemps. Dans mon cas, l'amarre a rompu pour cette fois. De cale sèche, je passe à la haute mer sans te craindre, Kraken, Ô Kraken, ignominie des bas-fonds. Tiens, ça me fait penser, il faudra que je relise le Kraken…
09h22 : Assis, terrassé, c'est à dire placé en terrasse d'un quelconque bistrot, les yeux dans mon bitter campari, je suis donc un homme à l'amer, pardon, je suis un homme à la mer, seul contre les éléments déchaînés. Toutes ces années perdues à subir le système sans se rendre compte qu'il m'anéantissait petit à petit. La prise de conscience est intervenue tard, peut être trop. L'horloge tourne à l'envers, minuit gravement à la santé. Le temps roule à contresens, mais évidemment la police n'est jamais là pour constater le flag. Putain de police, des comiques sans MS (Matière Synaptique) si vous voulez mon avis. Vincent Connare sur la ligne de départ, chanterait approximativement Renaud.
Il était nettement plus tard quand je suis sorti du cabinet. Mais l'horloge du café est formelle. Je saisis le poignet du serveur, sa tocante me le confirme une fois encore. Il me regarde d'un air faussement irrité. Mais oui mon gars, je te pistonnerai pour la nomination au prix d'interprétation à Cannes, t'en fais pas. Je lui souris. Je suis le gars à qui on ne la fait pas, l'homme de bois dont on fait les arbres à calme. "Bien essayé" je lui lance, d'une voix que j'espère décontractée. Je baille ostensiblement, histoire d'adopter une attitude provocante. Je sais qu'ils n'y répondent jamais. Ils sont formés pour ne pas tomber dans des pièges aussi grossiers. Mais ça soulage, ça défoule. Ils veulent me mettre en scène dans leur coup tordu. Bueno !
Je vais leur en donner pour leur argent, content ? Je vais être plus vrai que nature, plus que moi-même. Ils veulent endormir ma méfiance pour que je me livre alors je vais leur donner le plus beau spectacle de moi. Je lance bravement :"Faut immoler quelqu'un ici pour être servi ? On peut écluser dans votre rade, oui ou merde ?"
Le garçon me fixe avec de grands yeux interloqués. Je lui souris dere-sous-chef car je suis humble. "Una cerveza por favor ! ". J'aime comme ça balancer des sentences en Italien, ça vous pise un homme.
11h07 Après une heure et demie, pardon, après une heure et cinq demis, la nature des corps froids reprend le dessus. Je jure intérieurement, et puis extérieurement aussi, tiens, y'a pas de raison.
Autour de moi, on me regarde, on me toise, on me juge, on me fusille du regard, et on me facture les cartouches dans la foulée. Un procès en accéléré, justice à 6 vitesses, boîte auto, intérieur cuir, érection assistée, dix chevaux fiasco sous un capot qui donne l'ordre d'exécution.
Et ne me parlez pas de cartouche, je n'ai même pas eu droit à la dernière cigarette, Ô con damné !
Les emballages des médicaments sont vides sur la table, je n'en ressens pas les effets. J'ai érigé l'ultra conscience en unique moyen d'autodéfense, tenter de ne pas perdre le contrôle des evenements.
Comme cet acteur belge dans le Van, je tâche de ne pas rester aware de bons mots. Alors je note tout, je compte les cloques de peinture sur la table en fer forgée. Je note le nombre de pas des passants entre le réverbère et le kiosque à journaux. Vingt-six la grosse dame, vingt-cinq le self made man, vingt-huit le jeune chevreuil à dread marchant sur ses deux pattes arrières. Encore vint-six mais dans l'autre sens cette fois, un homme entre deux âges mais on ne sait pas lesquels. Pierre taillée et âge du bronze probablement, vu le prognathisme plus que prononcé du bonhomme, carrément épelé.
Je me crispe, la jointure de mes poings serrés blanchit. Pauvre con que je suis, je ne dois pas éveiller leur soupçon. Je me suis comporté comme un parfait imbécile. Je me lève, lache un billet sur la table. Baisse les yeux, tout en relevant la garde et le col de mon imper, un vieux principe de mécanique des fluides et un zeugma facile. Raser les murs, regards en coin par dessus l'épaule de derrière les fagots. Oreille aux aguets. Je veille.
Mais soudain suée, nausée, se pourrait t'il ? Je chancelle, Jack. Douleur au ventre. Je m'effondre tel un chateau de carte, un fétu de taille. Je suis au sol, abbattu. On m'a touché, acculé. Echec, un bruit mat quand ma caboche vient jouer une unique fois avec le concret du trottoir à qui de nous deux contient des fers à béton. Je perd la partie et conscience aussi, tiens.
Indice de der, peut être, ma vision se trouble, effet indésirable d'une des quelconques pilules que j'ai ingéré. Une dernière question judiciaire me tarabuste, y'a t'il prescription pour les meurtres aux médocs ? Des pas, on s'approche, je ferme les yeux. Pour toujours.
Dans le cabinet, le téléphone sonne. Le docteur sursaute. Trois coups brefs suivis quelques secondes plus tard de trois autres et ainsi de suite. Nous avons à faire là a un téléphone qui aspire à ce qu'on en décroche le combiné, et prestement.
Le practicien regarde l'objet, incapable d'esquisser un geste, ni même d'imaginer esquisser un geste. La frayeur sourd de son front, elle coule sur son visage, elle s'insinue dans ses globes oculaires, rendant leur surface vitreuse, elle fait blanchir ses joues, se rétracter ses lèvres.
Une éternité passe, mais le téléphone ne renonce pas, il évolue à domicile, il sait que le chrono joue pour lui. Dring-tac.
Alors le médecin se résout à décrocher. Il tend le combiné à son oreille, sa main bégayant l'ébauche d'un mouvement qui fut autrefois assuré.
Une voix métallique au bout du fil de cuivre. Comment pourrait-il en être autrement ?
Les mots tombent, secs, comme une pluie de billes d'acier sur une toiture en zinc, ce qui reste un phénomène météorologique relativement peu courant, convenons-en, mais que serait un moment dramatique sans une trame sonore digne de ce nom ?
"Ce connard en savait trop, on ne pouvait pas jouer ce jeu là beaucoup plus longtemps, vous vous rendez compte du coût de cette opération ? Les décors, les acteurs, la logistiques ? Ça devenait ingérable. Le Lobby est derrière vous mon vieux. Vous avez fait le bon choix. La méthode douce n'a rien donné. Vous avez fait ce qu'il fallait, un banal accident de prescription, c'est anodin. Il aura mélangé ses pilules, pris deux fois la dose, que sais je ? On veillera à ce que le rapport soit établi dans ce sens. Vous serez couvert. Quoi qu'il en soit, on ne vous oubliera pas."
On ne vous oubliera pas.
Le médecin pose le combiné sur son socle d'une main hésitante. Il soulève l'appareil, le regarde, soupire, le repose. Il respire profondément en fermant les yeux pendant quelques secondes. Puis il sort un bloc de son bureau, en tourne quelques feuillets, entame une nouvelle page. Son stylo se met à parcourir fébrilement le papier :
22 novembre. 18h12 : Le téléphone a encore sonné, toujours la même voix, et le même message. J'ai vérifié la prise encore une fois. Il est débranché. Augmenter Chlorpromazine.