On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique.
Hey, jolie poupée péroxydée qu’a pas inventé la pluie, bouge tes lèvres ourlées, cligne tes paupières délicates, et vas-y, vas-y, envoie la photo satellite.
Cloîtrée de ma boîte noire, mets-moi la pression, l’atmosphérique, celle qu’il te plaira, où tu voudras. Fais grimper la température.
Rafalée, les yeux rivés sur l'écran de télévision, j’écluse la voix sucrée de la toute nouvelle présentatrice météo.
Ca caille, ici.
J'attaque la bouteille de gin. Cul sec, j’enfile les verres pour que sonne le glas de ce mal de dents, qui me perturbe depuis des heures...
Nerveuse, dans les intempéries en fatras de mon sac à main, je me précipite pour choper deux lexomils. Je me radoucis à leur vue.
C'est elle qui a été retenue, alors... C'est elle.
Deux lexomils, deux amphet, deux dragibus. Je ne sais pas très bien, tout compte fait.
Mon sac à main est un cyclone sans nom, j’y perds tout, tout le temps. Et toujours ces fichus trous de mémoire au sortir de cures de désintox qui n'arrangent rien, qui font que je ne me rappelle jamais vraiment les bonnes couleurs des bons comprimés. Ou l’inverse.
Trois doigts placés minutieusement au fond de la gorge, cachetons délicats ou bombecs salvateurs, j’en enfourne deux.
J'inspire. J’avale.
Cela me provoque un haut le coeur, des plus rassérénants. Une bonne décharge, familière et rassurante, à l'arrière-goût biliaire.
J’avale. J'expire.
Quand vous n'avez plus aucune prise concrète sur les choses autour de vous, que le monde n'en finit pas de se retourner, de s'ajuster parfaitement sans vous, que le temps qui court a foutu le camp, on se cramponne alors machinalement à n’importe quel truc en mouvement à sa portée, aussi dérisoire soit-il, pour ne pas se sentir complètement à l'arrêt. Trois doigts dans la gorge.
Là maintenant, je me sens comme un homme à la mer. Sans les burnes, et sans la mer.
Et il n’y a personne pour me balancer une bouée.
Un haut le coeur. Un réflexe. Ce soubresaut, ma bouée intérieure, je me l'octroie les doigts enfoncés soigneusement au plus près de la glotte.
Car puisque ma vie se délite, que je sente, que je sente. Que je sente, un peu de vivant. Du vivant au fond de moi, tout comme.
Que je sente quelque chose, que je ressente, je prends. N'importe quoi, je prends, qui se débatte à l'intérieur de moi, que je sente, n'importe qui. Je prends.
Ca sonne pas mal ce ramassis de poncifs, non ?
J'ai entendu ça, en substance, dans l'émission de l'autre à moustache. Un talk-show qu'on appelle ça dans notre jargon.
Enfin, soyons précis, l'ex émission de l'ex autre à moustache.
Parce que pour ce qu'il en reste au juste, aujourd’hui, de ce pauvre garçon... Tiens, sa moustache, je crois bien qu'elle non plus n'a plus si fière allure...
A vrai dire, je dis l’autre à moustache mais il n’en a jamais eu de moustache. C’est un surnom que je lui donne parce que la première fois où je l’ai vu, il s’était envoyé tellement de poudreuse dans le nez, que ça lui faisait comme une petite moustache blanche, ridicule, incrustée au-dessus des lèvres. Faut dire qu’il n’avait même pas pris la peine de s’essuyer le trop plein. A quoi bon ? Moustache, ça faisait tellement d’années qu’il se sentait au-dessus de tout et de tout le monde, tellement d’années que tout et tout le monde lui était dû. A quoi bon se cacher...
Alors forcément, quand les flics ont déboulé chez lui à 6 heures du mat’, que tout s’est enchaîné comme dans un mauvais sitcom de banlieusards... perquiz’, garde à vue, une dans tous les journaux à scandales... Ca a sonné direct, comme qui dirait, le début de la chute de la récré de l’Empire Ottoman.
Ce type est passé en un rien de temps, du gendre idéal à quasiment l'ennemi public numéro 1, à abattre sans sommation, si d'aventure vous le croisiez dans son tour de France des campagnes en mini-bus, prêchi-prêcha la pluie et le beau temps aux vilains drogués qui sévissent dans nos campagnes. Aux armes. Quelle terrible farce, citoyens. Quelle dégrigolade. Haha, dégrigolade farpaitement.
Eh bien, croyez-le ou non... mais alors que toutes les langues de vipères se délient gaiement aujourd'hui, j’ai conservé de la tendresse pour ce gars-là. Disons, une forme de tendresse. Disons, un truc approchant de la tendresse. Quelque chose qui repose sur de la nostalgie, sûrement. Il faut savoir que c'est lui qui m'a mis le pied à l'étrier, toute jeune provinciale que j'étais, fraîchement débarquée à la capitale, la tête embrumée de rêves en technicolor et de musiques de générique de feuilletons télé.
C'est lui qui, il y a 15 ans, m'a donné ma chance en me faisant passer un casting qui allait chambouler le cours de mon existence. Il me tendit la main.
Il me tendit la main dans les chiottes d'une boîte de nuit à Pigalles, l’antre des folles nuits parisiennes festives de l'époque, paraît-il. Parachutée dans ce milieu aux antipodes du mien, moi qui ne connaissais ni grand-chose, ni personne, ni moi-même en premier lieu, il me tendit sa main.
Il me tendit sa main et je la pris. Sa main, et pas que.
Queue.
Nous étions une bonne dizaine de filles, de très jeunes filles, les pores de la peau transpirants dans cette boîte de nuit, réchauffées à bloc. Le sirop de l'enfance mêlé aux effluves alcoolisés des porcs transe-soupirants, en peau à Poe.
Surapprêtées, juchées sur des talons aiguilles bon marché, moulées dans des micro-jupes en skaï élimées, nous donnions le change, nous dandinant sur place tels des cerfs-volants planant dans un grand ciel bleu, vaporeux, et dont on oublierait presque qu’ils sont à terre, retenus par un fil.
Les cerfs-volants qui planent
Quelques amants qui flânent
Un petit vent
Les parasols
Plantés dans le sol
Il y a longtemps.
A terre, retenus par un fil.
En file indienne, dans le couloir humide menant aux toilettes pour hommes qui s'improvisait alors salle d'attente de la séance casting, le service public recherchait sa toute nouvelle présentatrice météo.
Nous attendions notre tour. Avec timidité, avec précipitation, avec inconscience, avec outrance aussi. Les ongles colorés agrippés au mur, nos vingt ans fardés sous les néons blafards, le monde de demain quoiqu’il advienne nous appartenait.
Sous les coeurs battait la tempête, et nos soutifs rembourrés soufflaient le vent en poupe de nos jeunes vies, en étions-nous toutes alors persuadées.
Car de la jeune provinciale, de la petite banlieusarde à Miss Poitou Charente, en passant par l'hôtesse de l'air, toutes ce soir-là, nous étions prêtes à nous immoler pour une éclaircie, une accalmie dans nos existences moroses. Toutes ce soir-là, nous misions outrageusement sur nos atouts respectifs : nos petits culs et nos gros nichons, collés à la même enseigne moustachue.
Quand ce fut mon tour de me présenter au jury, je leur taillai à tous la pipe de ma vie.
A tour de rôle.
Comme hors de mon corps, je les pompai avec l'application de l'élève moyenne qui veut bien faire, qui veut pour une fois se distinguer des autres. Sortir enfin du lot.
Alors, dans le même temps où je leur gobais les noisettes, je leur récitai à voix haute la liste de tous les chefs-lieux de départements, celle de tous les records de chutes de neige du siècle dernier, celle des pics de chaleur prévus pour les trois jours à venir en Île-de-France.
Désincarnée. Seule. Vide. Ils étaient pourtant nombreux à l'intérieur de moi, à cet instant.
A me remplir, à tour de rôle.
J’avale. Une bonne décharge, familière et rassurante, à l'arrière-goût biliaire. J’expire.
Tous conquis manifestement, j’obtins le d’zob avec les félicitations du jury.
C’est dans la nature des corps froids, de se revivifier ainsi, au coeur des bouches moites.
Et j'y avais mis temps de coeur, à ma bouche.
On signale une dépression au-dessus de l'Atlantique.
15 ans comme présentatrice météo. 15 ans années de professionnalisme exacerbé et enjoué. 15 ans de mise en pli l’'Oréal, 15 années à se cramer le cuir chevelu pour le blé comme les blondes conserver, 15 ans de sourires à pleines dents sur pivot blanchies, aux facettes céramiques parfaitement alignées, que la ménagère de moins de 50 ans s'identifie parfaitement à celle auquel elle ne ressemblera jamais, ni de près, ni de loin.
Venons-en à l’éphéméride : demain, nous fêterons les Venceslas. Bonne fête à tous les Venceslas !
15 années de séances quotidiennes d’ultraviolets à vous métamorphoser les ovaires en pierre de bauxite, à se tartiner la gueule de blush huileux, à illuminer le teint brouillard, à se flinguer les points noirs, à se glosser les lèvres shiny, camoufler les cernes, l'eczéma du trop plein de stress, à se peinturlurer les paupières aux couleurs de l'arc-en-ciel après la pluie le beau temps, à se repoudrer le nez pour ne pas que ça brille à l'écran, à se poudrer les naseaux pour que ça continue de briller à l'écran.
Vent d'est, vent d'ouest. Des pluies verglaçantes sont annoncées en fin de journée. Soyez très prudents sur les routes.
15 années à s'esquinter dans les salles de sport caniculaires peuplées de jeunes bimbos appétissantes - tendres brioches dorées à peine sorties du four -, de panthères sexy prêtes à bondir, à me dévorer toute crue au moindre faux pas, tapies 28 degrés à l'ombre des tapis de course.
Svelte et tonique, abdos serrés, respire, articule, joue.
Un soleil resplendissant et des températures en hausse à Dunkerque. Profitez-en bien car dès demain, la pluie pourrait bien être de retour.
Et puis, les cabinets de chirurgie esthétique, le botox, les injections, les lasers, les liposuccions qui vous couvrent d’ecchymoses bleuies ciel dégagé, comme si un maquereau amoureux vous avait cogné sur votre bout de trottoir. Tout comme.
Des pluies torrentielles à Brest, une fois n’est pas coutume, sortez vos parapluies, les Bretons. Précipitations records. Du jamais-vu depuis la semaine dernière.
15 années à essayer de mettre des bretelles à un lapin.
15 années à tenter l’impossible, à s’efforcer de stopper l'inexorable, ralentir la trajectoire, la chute inévitable. Celle de la dernière des connasses vieillissantes télévisuelles qui n'ira pas même ramasser sa tronche ravalée à la présentation des résultats du Loto, le vendredi soir à 00H28, après la Star Academy, 52% de parts de marché sur les 15-24 ans.
Pas même la présentation du loto, 69% de taux de pénétration chez les seniors.
La présentation du Loto, dernier bastion, le mouroir des vedettes en perte de vitesse, même ça, ils ne me l'ont pas donnée. Ils y ont recasé une midinette de 20 piges qui connaît à peine ses tables de multiplication.
Naturellement, je savais bien que cela arriverait un jour. Je ne suis pas née de la dernière pluie... mais virée, jetée, balancée de la sorte.... le jour où l’on signale une dépression au-dessus de l’Atlantique, après des semaines et des semaines anticyclownesques à bâiller d'ennui.
Toutes ces années perdues ?
Toutes ces années perdues, oui, mais qui resteront les plus ensoleillées de ma vie.
Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour qu'on me perde à nouveau.
Qu’est-ce que je ne donnerais pour que le temps passe et pour que moi, je reste.
Avec le temps...
Avec le temps, va, tout s'en va
Et l'on se sent blanchi comme un cheval fourbu
Et l'on se sent glacé dans un lit de hasard
Et l'on se sent tout seul peut-être mais peinard
Et l'on se sent floué par les années perdues
Alors vraiment
Avec le temps on n'aime plus.