Dans le square les arbres sont couchés, le kiosque on lui a fait bouffer ses musiciens et le gardien est maintenant manchot des pieds. J'en ai vus des sacrés bordels dans ma carrière, mais des sacrés bordels comme ça, jamais.
Je suis l'inspecteur Pif Lechien, j'ai été tiré des bras avenants d'une mignonne par un SMS de Hercule Poireau, mon fidèle sbire depuis belle lurette : "Ville mise à sac. Stop. Sacré bordel. Stop. Elle est avenante la nouvelle? Loooool. Stop."
J'avais laissé là la mignonne avec l'odeur de ma peau sur son corps et le souvenir pour le restant de sa quelconque vie de mes chevauchées étalonnesques.
Puis j'avais écrasé à plates coutures le champignon de la xantia décapotée, je m'étais même permis un crochet par la 7ème pour passer chez mon fournisseur de fournitures. Toni Mafia, alias Toto l'Anguille, vendait les meilleurs carnets de toute la ville.
Toni était en train de terminer son déjeuner, j'arrivais juste entre la poire et le reblochon.
- Lechien, quel bon vent m'amène ta ganache pralinée?
- Salut l'Anguille, je suis sur une bien moche affaire, je me prépare des hématomes au cerveau. File moi la meilleure came que t'as, je te revaudrai ça en 3 fois sans frais.
- Tu sais bien qu'on n'est pas des enculés dans la famille, les fondements sont sains… Lechien mon ami, je vais pas te la faire dans l'autre sens.
Il parlait toujours comme ça, Toni, comme s'il avait couché avec un dictionnaire des citations ou qu'il collectionnait les emballages de papillotes.
Il avait crânement déplacé sa grosse carcasse de nabot claudiquant – le pantelant taille basse est à la mode – jusqu'au placard en formica de la cuisine et en avait sorti une boîte à biscuits.
- Je viens de me faire livrer du beau biscuit, Lechien. Du à spirale, petits carreaux, couverture cartonnée et tables de multiplications au dos.
Il m'en avait mis un entre les mains. J'en avais vu des carnets à spirale petits carreaux, mais des comme ça, jamais.
- Bon sang Toni, tu t'es pas foutu de moi. Je te dois… ?
- Tu me déçois, Lechien. On n'emmène pas des saucisses quand on va à Francfort…
Il n'avait jamais voulu de mon argent. Toni je le payais au silence, je fermais les yeux sur son traficotin de gommes arabiques et d'intercalaires et ça lui convenait allègrement.
Un sacré bordel. Poireau m'avait rejoint avec deux cafés à la main : un pour moi, l'autre aussi.
- T'en dis quoi, Poireau?
Il sortit un carnet minable de la poche de son anorak usé. Il se concentra pour relire ses notes.
- D'après mes premières constatations, j'ai bien l'impression qu'on a affaire à un beau bordel.
- C'est aussi mon impression, Poireau. On a des suspects?
- On a interrogé l'anticyclone des Açores, un coutumier de ce genre de sacrés bordels. Il affirme qu'à cette heure là il était au large des côtes bretonnes. J'ai recoupé ses déclarations avec le bulletin météo de FR3.
- Et alors?
- Et alors on a perdu 6 minutes d'ensoleillement et on fête les Géraldine.
Géraldine, bon sang mais je connais personne qui s'appelle Géraldine. Ca sent les complications.
- Rien d'autre?
- Si. En fouillant à fond le square on a déterré les ossements d'un cochon d'Inde.
Un cochon d'Inde, bon sang mais je ne connais personne qui s'appelle cochon d'Inde. Sacré bordel…
A mon tour je sortis mon carnet. Poireau le regarda et tira la tronche du type qui a moins bien réussi dans la vie.
Je fis un rapide inventaire :
Sacré bordel (comme jamais j'en avais vu).
Sainte Géraldine, mais j'en connais pas.
Ossements de cochon d'Inde. Interroger tous les habitants de l'Inde.
Penser à faire une note de frais pour les cafés.
Poireau me sortit de ma réflexion.
- Voilà le vétérinaire légiste.
- Merci Poireau, tu peux disposer. Essaie de voir si tu trouves des indices.
Johnny Guitare était un putain de vétérinaire légiste. Le meilleur des putains de vétérinaires légistes qui soient. Il avait la tronche gondolée et la démarche déglinguée des putains de déglingos qui coupent le ricard au whisky.
- Salut Lechien. Putain d'bordel, pas vrai?
- Putain de sacré bordel, Guitare. Putain de sacré.
- On a retrouvé les ossements d'un putain de cochon d'Inde au pied de l'arbre que tu vois là bas.
- Celui là?
- Non, le putain d'autre à côté.
- Celui là, avec un tronc en bois?
- Non, un peu plus par là.
- Ce putain de lui là?
- Bingo Lechien. D'après mes calculs ces os putain de dateraient d'une dizaine d'années.
- T'es sûr de tes calculs?
- C'est une putain de Casio, Lechien, et les piles sont neuves. Pas d'erreur possible.
- Tu peux me dire ce que foutent les ossements d'un cochon de putain d'Inde au pied de l'arbre qui est là bas?
- Ecoute, je pense que ce putain de cochon d'Inde a été enterré au pied de l'arbre qui est là bas y'a une dizaine d'années parce qu'il était mort.
- Putain Johnny, il était mort… Merci de ton aide.
- Bonne chance Pif.
Poireau rappliqua sa science sur ces entre-faits.
- Chef, excusez moi d'interrompre ces entre-faits, mais j'ai un truc à vous montrer.
Il était aussi excité qu'un gosse de 8 ans qui vient d'attraper la plus grosse crotte de nez de sa vie.
- Regardez ça…
Il me pointait du doigt des bidules sur le sol. Des bidules qui ressemblaient à s'y méprendre à …
- Des indices ?
- On dirait bien, chef.
J'en pris quelques uns dans ma main et les observai de plus près. C'était bel et bien des indices.
Je ressortis mon beau carnet.
On a trouvé des bidules comme des indices. Je les ai pris dans ma main : ce sont bel et bien des indices.
Le cochon d'Inde était mort alors on l'a enterré.
C'était le moment de rendre une visite de courtoisie à mon vieil ami Yuri Gagarine. Yuri s'était fait connaître dans les années noir et blanc pour avoir été le premier homme à rouler en Renault Espace. La gloire, les filles de peu de morale, les excès de vodka-redbull, les fréquentations suspectes, toutes ces imprudences avaient eu raison de sa réussite et il avait connu l'échec et le mat. Il s'était fait coincer pour vol géostationnaire à la tire et avait purgé sa peine pendant 15 ans dans une de ces prisons où la sodomie est une manière de se dire bonjour.
A sa sortie il s'était rangé des spoutniks et avait ouvert un kebab sur Sesame Street.
Mais on ne devient jamais tout blanc quand on a broyé autant de noir et qu'on a passé une bonne partie de sa vie à se faire mettre l'uranus en orbite. Yuri était le meilleur indic de la ville, ou du moins de ce qu'il en restait.
- Frites, sauce blanche, salade tomate oignons?
- Que me valent tant döner de ta part, Yuri?
- Je savais que tu viendrais, Lechien. On n'emmène pas des saucisses quand on va à Francfort…
- Range tes salamalecs oum. J'ai jamais compris cette histoire de saucisses, je cherche même pas à la comprendre et je pense que le jour où j'en aurai envie les poules auront du lait, comme les tôles.
Tu sais pourquoi je suis là alors vide ton sac.
Gagarine partit baisser le store de son bouiboui. Il en écarta les lamelles avec deux doigts puis dans cette interstice il glissa un œil à l'extérieur. De là où j'étais placé, la scène avait vraiment de la gueule.
Il partit en cuisine, en revint avec son sac à main et le vida sur la table devant moi. Il en éparpilla le contenu et finit par trouver ce qu'il cherchait : un morceau déchiré de nappe en papier, plié en 4. Il me le déplia devant les yeux et me laissa quelques secondes pour lire ce qui avait été écrit dessus. Puis il le froissa et l'avala.
Je laissai Yuri digérer sa nappe et sortis de son resto de merde.
J'attendis d'être dans la xantia pour noter sur mon carnet ce que je venais d'apprendre.
Toni Mafia s'est fait livrer en carnets. Du à spirale petits carreaux, probablement avec les tables de multiplications au dos.
Penser à demander sans oignons la prochaine fois, ça fait roter.
J'avais pas mal cogité en retournant au Central, et de mes réflexions j'en étais arrivé à la conclusion que tout ça était un sacré bordel.
Hercule Poireau m'avait rejoint dans mon bureau pour me faire son rapport.
- Le labo a examiné ce qu'on a trouvé par terre dans le square et il est formel : ce sont des indices.
- J'en étais sûr…
- On a aussi interrogé les gens qui ont vu quelque chose. Tous, sans exception, sont des témoins.
Bon sang, des témoins… J'aurais du penser à m'en douter.
- Et vous chef, vous avez du nouveau?
- J'ai pas mal réfléchi dans la voiture. J'avais une question qui me travaillait depuis ce matin : pourquoi avoir foutu un sacré bordel pareil?
Quelle raison pouvait pousser notre bonhomme à faire ça?
Tu vois, cette question me tournait en boucle autour du pot, pire que la manière de caser "inopérant" dans un texto.
Et c'est justement en feuilletant un SMS que la réponse m'est apparue, aussi soudainement que la vierge à Bernadette en Subaru. La raison de ce sacré bordel, la personne a fait ça parce qu'elle avait un mobile!
- Bon sang chef, mais c'est tellement bien sûr! Un mobile! Alors ça j'aime…
- Je sais Poireau, je sais. Toi aussi un jour tu seras succès et splendeur.
Mais ne vendons pas la charrue avant la peau des bœufs, il nous reste à trouver qui a foutu ce sacré bordel.
Maintenant Poireau, laisse moi seul un moment, j'ai besoin de me retrouver avec moi-même pour me discuter de tout ça.
Poireau ressortit de mon bureau, des paillettes plein les yeux, et des posters de moi dans son cerveau.
Il est comme ça. Il a toujours été admiratif de moi, sous prétexte que je réussis là où il échoue. Peut-être parce qu'il est de Bruxelles? Un jour je lui avouerai que les dés sont pipés, que j'ai le talent des grands et que lui il emmènera toujours ses saucisses quand il ira à Francfort.
Je repris mes notes. Tout Pif Lechien que j'étais il me restait à mettre la main sur le salopard qui avait foutu ce sacré bordel.
Je relus chaque phrase à voix haute, mécaniquement, méthodiquement. Je pris mon stylo quatre couleurs pour souligner les sujets en vert, les verbes en rouge et les compléments d'objets en bleu. Mais rien ne transparaissait de mes écrits. Aussi sûrement que j'avais réussi à résoudre le mystère du hérisson écrasé sur l'autoroute, la quadrature du cercle ou l'énigme des 3 gars qui donnent 30 francs pour avoir une chambre d'hôtel mais le réceptionniste leur dit que finalement c'est que 25 francs alors il donne 9 francs chacun et à la fin il manque un franc, où il est passé?, aussi sûrement je me heurtais au mur de Berlin. Et c'est pas même en emmenant mes saucisses que je l'aurais abattu.
Et puis soudain, alors que je relisais mes notes pour la 17ème fois dont 3 fois en remplaçant les verbes du 1er groupe par le verbe "courir" pour savoir si c'était du participe passé ou de l'infinitif, soudain badaboum! La révélation! La vérité qui m'emboutit l'occiput, les neurones qui trouvent leur place unique comme dans un puzzle représentant une grille de sudoku, le retour de Bernadette et de sa Subaru.
- Poireau! Prends ton anorak et ton mal en patience, on retourne au square.
En deux coups de cuillère à pot d'échappement la Xantia nous avait conduit au portail de l'épilogue.
J'emmenai Poireau près du kiosque et pris ma pose n°13, celle que je garde pour les dénouements du dimanche.
- Poireau, y'a eu un sacré bordel ici. On a retroussé nos manches et on les a gagnés en 3 sets. On a eu des témoins, on a découvert des indices, on a suivi des fausses pistes et des pistes, on a trouvé un mobile.
Poireau, l'enfoiré de mes deux qui a foutu un sacré bordel, je sais qui c'est : c'est le coupable.
- Bon sang de caillou mais c'est bien ça! L'enfoiré de vos deux qui a foutu ce sacré bordel c'est le coupable! Comment n'y avais-je…
Vous savez chef…
- Poireau?
- Vous êtes beau.
- Oh, tu sais Poireau, toi aussi un jour tu seras beau.
Mais c'était quand même pas pour tout de suite. Je le dévisageai : avec ses cheveux gras, son anorak usé, son pantalon taché …
- Bon sang Poireau!! Tu t'es dégorgé dessus!