l'Antichrist a écrit :
Que de bêtises n’écrit-on pas dès qu’il s’agit de statuer sur le sort de la philosophie ! Utile, pas utile, pourquoi, comment ? Reprenons donc pour remettre un peu d’ordre dans tout ce fatras ! Vous comprenez quand même (enfin je fais preuve d’optimisme là !) que nous nous installons déjà dans une (auto)réflexion philosophique lorsque nous tentons de justifier sa pratique et même lorsque, comme je m’apprête à le faire ici, on dénonce la contradiction d’une philosophie "utile". Car parler, comme vous le faite bêtement tous les deux, de l’utilité de la philosophie, c’est inscrire cette positivité sous la présupposition (infondée, c'est-à-dire jamais questionnée, ce qui précisément caractérise l'esprit inculte comme ose le dire notre petit ami horny82) que la philosophie appartient à l’ordre des moyens. Or, précisément, rien n’est moins sûr et il faut, pour le savoir, statuer au préalable sur l’opposition entre fin et moyen, ce qui, encore une fois, est déjà faire de la philosophie.
Qu'est-ce qu'un moyen ? Un moyen est un intermédiaire par lequel on doit passer ou par lequel on peut passer. Si je veux soulever une lourde roche, il me faut un levier : moyen nécessaire. Si je veux me déplacer, je recours à ma voiture : moyen facultatif destiné à me faire gagner du temps. Les moyens entrent comme outils dans la catégorie générale de la médiation. Or, c’est la définition même de la bêtise que de confondre moyen et fin. Le moyen devient une fin, mais la fin n’est jamais un moyen. La fin n’est jamais en tant que telle relative à une autre fin qu’elle même et c’est bien ce qui l’amène à ne pouvoir supporter la question du pourquoi (faire de la philo dans le cadre des exams et concours scientifiques...). Et il faut être en TS, être bête à manger du foin comme un TS (futur petit scienteux arrogant et fier de l'être même si c'est sous couvert d'une "reconnaissance de l'utilité de la philo"...) pour se laisse piéger, même nombre d'années après le bac et surtout lorsqu'on est devenu enseignant (au secours !!!) par des questions du type "pourquoi vivre ?", ou "pourquoi être heureux ?", ou encore "pourquoi mettre de la philo en TS ?" C’est le propre de la fin suprême de ne pouvoir se penser en vue d’une autre fin qu’elle même, ce qu’indique bien la notion de fin en-soi. Bien sûr les moyens peuvent apparaître parfois comme des fins. Ce qui fait que nous avons le plus grand mal à distinguer les fins dernières et les fins relatives à une autre fin implicite. Cela conduit justement à une définition de l’homme sans philosophie : il ne parvient pas à la clarté téléologique. Le spectacle d’un collectionneur de futilités ou d’un amoureux de sa voiture qui la pare de tous les colifichets possibles confirme ce propos. La philosophie ne saurait être considérée comme un moyen. Elle nomme notre essence intime d’être pensant, dont la pensée reconnaît qu’elle est à distance d’elle même. L’homme a la pensée comme destination, comme "entéléchie" selon le vocabulaire d’Aristote. En ce sens, toute philosophie n'est rien d’autre qu’une anthropologie critique. Sa Tâche est de dissiper l’illusion d’une objectivité constitutive du réel : c'est sa finalité propre. Ainsi, la subjectivité s’explique, non à partir d’elle-même - le penser -, mais du facticiel - la société, les structures -, ces dernières correspondant tout autant à un ensemble de sujets individuels qu’à leur négation comme tels. A l’opposé, l’objectivité de la connaissance ne peut quant à elle être envisagée sans penser, c’est-à-dire sans subjectivité. C'est affirmer que toute réalité est toujours appréhendée dans une perspective humaine, ce qui marque l’impossibilité d’accéder à une connaissance objective des faits, mais en sachant que la subjectivité est elle-même toujours socialement préformée. Rien ne se donne à saisir de manière immédiate, tout est construit : l’interprétation, laquelle en est indissociable, oriente la saisie du fait ; les éléments du réel ne devenant effectivement compréhensibles qu’à partir du moment où on les isole par la pensée en tant que moments singuliers, où on les singularise du tout, ce qui ne peut être le fait que d’un sujet, individuel ou collectif. Dans ces conditions, l’objet propre de la philosophie comme fin en-soi, ne peut être que la critique des prétendus savoirs, des systèmes de pensée et de l’esprit de système, des attitudes collectivement partagées, dont la naturalité, l’immédiateté ou l’objectivité se trouveraient ordinairement affirmée alors même qu’ils seraient dans la continuité d’une idéologie, ou historiquement et socialement constitués. Elle exprime cette tension irréductible entre le désir pour la vérité - l’étymologie en fait de manière significative une théorie érotique - et l’attitude fondamentalement subversive de toute vérité possible ouvrant l’espace propre de la réflexion critique. Bref, la philosophie n’a pas d’utilité - à proprement parler, elle ne sert à rien -, et ne saurait en avoir une. Mais elle reste indispensable en tant que critique, force de résistance de la pensée contre la simple volonté de puissance pour toujours rester maîtresse d’elle-même, permettant de dénoncer toute forme d’adhésion irréfléchie ou d’acquiescement aveugle à quelque autorité que ce soit : de la nature, de l’évidence première, de la bienséance, de la morale, de la compétence, etc... Négation ou résistance du penser contre ce qui est imposé ou "s’impose", c’est-à-dire irait de soi. En ce sens, et dans nos sociétés, elle n’apparaît, ni plus ni moins, que comme le dernier refuge de la liberté de l’individu. Elle ne saurait se renouveler qu’en se confrontant constamment à son objet, lui-même en mouvement, ouvertement et de manière cohérente, sans se laisser prescrire les règles d’un savoir organisé, perçant tout ce que la société a recouvert sur cet objet, forgeant pour ce faire ses concepts, sur le fondement d’une expérience toujours singulière. Le fanatisme réducteur, celui de la science, de la logique à tout prix, de la simplicité, de l’élémentaire, ne lui appartient pas. La référence à la science, à ses règles, à la validité exclusive des méthodes qu’elle a développées, réprime la pensée libre, c’est-à-dire non conditionnée. La liberté du penser signifie aussi la possibilité d’expression de sa non liberté, là où émerge davantage que l’expression : une vue-du-monde préformée et imposée. En ce sens, celui qui tourne le dos à la philosophie tourne le dos à son identité. Il se fuit. Loin de se divertir, il se nie, et cette négation de sa propre humanité se nomme barbarie. C’est pourquoi, la philosophie ne peut penser contre elle ! Dès qu’elle se considère, elle aperçoit la nécessité de sa diffusion : enseignement, certes, mais aussi nécessité de l’instauration d’un climat qui l’entretienne et le vivifie.
La philosophie est-elle donc une forme de culture différente des autres ? Encore tout faux ! La culture est le milieu où se réalise le processus par lequel un individu, ou un peuple, voire l’humanité toute entière, parvient à s’élever dans l’ordre de la spiritualité. La culture désigne l’ensemble des efforts consentis pour se rapprocher de la réalisation effective et concrète d’une dimension d’humanité, et celle-ci nécessite l’union de l’instruction et de l’éducation, c’est-à-dire une relation intérieure entre la perspective finie du point de vue, la particularité subjective finie de l’opinion droite lorsque celle-ci s’incarne dans la maîtrise spontané d’un savoir acquis (la culture est alors le résultat du processus de formation, elle est le produit sédimenté des oeuvres de l’esprit, c’est-à-dire un état) et l’universalité de la vérité, introuvable dans les connaissances et les degrés de culture se succédant dans l’histoire, mais qui trouve sa propre condition de possibilité dans ce milieu de culture déjà donné, dans l’extériorité de la culture, au sens anthropologique, avec ses connaissances singulières, ses oeuvres culturelles constituées (la culture est alors un devenir-cultivé, la capacité acquise de rendre sa nature apte à tout, de revenir à soi, mais pas comme si de rien n’était, dans une sorte de fermeture sur soi, mais, bien au contraire, en s’ouvrant à ce qui n’est pas soi et en acceptant le choc de la rencontre avec ce qui nous excède).
Défendre la culture, c'est donc éviter d’envisager la "formation" (Bildung) comme une simple progression linéaire ou chronologique depuis l’instruction (simple réception ou apprentissage de connaissances, c’est-à-dire d’objets culturels extérieurs à l’esprit) jusqu’à la culture comme idéal d’humanité, que traduit en français la notion de "civilisation" (Kultur), laquelle est justement liée à celle de progrès universel (celui de la raison elle-même présente, depuis la Renaissance et surtout à l’époque des Lumières, dans l’humanité toute entière et non plus réservée, comme dans la conception transmise de l’antiquité grecque et romaine au moyen-âge chrétien, aux seuls hommes libres), progrès qui ne s’accomplit pas seulement au sein d’un sujet par l’éducation, c’est-à-dire, conformément à la très judicieuse métaphore agricole (cf. Cicéron dans les Tusculanes, II, 13), selon laquelle il s’agit de prendre soin de soi (se rendre un culte, ce que traduit le latin cultura), comme on cultive la terre sans violence (ou avec une "violence" bienfaisante) pour la rendre féconde, sous la forme d’un processus intérieur et qualitatif de maturation intellectuelle et morale (la culture comme formation de soi par soi, chère à Hegel et que traduit le mot Bildung, formation qui implique toujours un travail de dépassement par la conscience des particularités culturelles, c’est-à-dire d’aliénation, d’extériorisation dans les oeuvres de l’esprit, travail s’accomplissant fondamentalement dans l’élément, lui-même culturel, du langage exotérique, seul capable de penser l’universel), distinct de toute préoccupation utilitaire et mondaine (propre à la Zivilisation), mais concerne la culture conçue comme patrimoine universel, c’est-à-dire comme développement de la nature humaine dans l’histoire (cf. Rousseau, Kant, Hegel). Cette notion de progrès, à la fois individuel et collectif, est totalement absente du terme allemand Zivilisation, entièrement voué à dénoncer l’enfermement de l’homme "cultivé" dans un système mécanique conditionné par des lois strictes (gage de la stabilité nécessaire à l’exercice du pouvoir, politique ou religieux…), démocratiques, égalisatrices, niveleuses (cf. Nietzsche), favorisant la "tête bien pleine" contre la "tête bien faite", inapte à renvoyer le sujet à son propre questionnement intérieur (le "connais toi toi-même" de la philosophie grecque), à faire de lui son propre maître, un homme libre (but suprême de toute éducation : cf. épicurisme, stoïcisme) et, au final, précipitant la décadence d’une culture au lieu de favoriser, comme dans toute civilisation véritable, l’apparition d’hommes d’exceptions porteurs d’avenir pour la culture.
Si la culture est un processus de spiritualisation, la formation de soi qui s’entend d’abord comme instruction, c’est-à-dire travail d’acquisition d’une culture selon ses règles propres, effort qui a effectivement le sens de l’ensemencement effectué en vue de la récolte, ne doit pas s’achever dans un résultat produit comme dans la visée technique d’un but : les véritables et plus beaux "fruits" de la récolte procèdent du phénomène intérieur de développement de la forme, c’est-à-dire de la formation elle-même, qui reste donc sans cesse en progrès et en marche, et c’est ce qui se nomme éducation. La culture est l’appropriation totale de ce à quoi on se forme (instruction) et qui forme (tout ce qui provient de la société à l’intérieur de laquelle ce travail de culture peut prendre racine et se perpétuer) au point qu’elle devient à elle-même sa propre fin (et c’est en cela qu’elle est d’essence philosophique) ouverte à l’infini sur la reconnaissance du génie des différentes cultures : ce qui fait l’enjeu de la philosophie, c’est de ne pas tomber dans le relativisme culturel, c’est la compréhension qu’au-delà des modèles sociaux que prescrit chaque culture, il existe des idéaux de la civilisation qui s’imposent par leur universalité, dont l’instruction justement fait parti, le désir d’apprendre, exigence par laquelle une culture prend le risque de se confronter à l’altérité. La culture comme civilisation, au-delà d’un processus universel téléologiquement orienté vers sa fin, posée comme un idéal a-priori de l’humanité (cf. Hegel), est un idéal, un programme, une idée régulatrice au sens kantien, reposant sur la manifestation de certaines formes (de tous ordres : coutumières, religieuses, politiques, poétiques, linguistiques…), de certains traits distinctifs qui caractérisent un peuple, une nation, un pays, et en constituent le génie propre, mais en même temps peuvent nourrir une "civilisation mondiale", un idéal de civilisation, synthèse d’une aspiration commune et de la diversification des cultures (cf. Lévi-Strauss).
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