Un bon article synthétique : http://www.ledevoir.com/2005/07/14/86094.html
Prix du pétrole - À l'aube du troisième choc?
Mohamed Benhaddadi
École polytechnique de Montréal
Guy Olivier
École polytechnique de Montréal
Édition du jeudi 14 juillet 2005
Le marché pétrolier est entré en ébullition après le retentissement des bottes de guerre et après qu'il s'est avéré que les États-Unis allaient se passer de la caution des Nations unies pour intervenir en Irak. Ainsi amorcée dès le printemps 2003, la hausse du prix du pétrole s'est accélérée en 2004. Après une accalmie, les prix ont repris leur envol et la barre symbolique de 60 $US le baril a été franchie à plusieurs reprises avec 61,35 $US le baril le 6 juillet 2005.
Même si la hausse du prix du pétrole a pris de court les analystes, il n'en demeure pas moins que les raisons de son ampleur peuvent être mises en évidence. Voici une dizaine d'arguments, pas forcément dans le désordre.
1. La demande mondiale de pétrole n'a jamais été aussi élevée et les cours ont bondi pour atteindre, dès 2004, des niveaux jamais atteints depuis le deuxième choc pétrolier. Or, malgré les prix élevés, la robustesse des croissances de l'économie et de la demande pétrolière, notamment en Chine et aux États-Unis, maintient la demande à un niveau élevé alors que l'offre a de la difficulté à suivre. Globalement, en 2004, la demande a bondi de 3,2 % contre une hausse moyenne de 1,3 % pour la décennie 1994-2004. Cette croissance exceptionnelle a nécessité 2,6 Mb/j supplémentaires, une quantité très importante si on la compare à 2003 (+1,7 Mb/j) et 2002 (+0,3 Mb/j).
2. La situation au Moyen-Orient est de plus en plus instable. Or, face à une demande mondiale qui devrait passer de 82,6 Mb/j en 2004 à 120 Mb/j dans moins de deux décennies, il est légitime de se poser des questions sur l'aptitude de l'offre à suivre la demande, sachant que la majeure partie de cette nouvelle production ne pourrait provenir que du Moyen-Orient.
3. Le raffinage de pétrole n'arrive plus à suivre l'offre avec des raffineries qui fonctionnent au seuil de leurs limites d'utilisation. Qui plus est, la structure de ces capacités n'est plus adaptée à l'évolution des besoins en produits raffinés car les raffineries ne sont pas en mesure de traiter le brut lourd, abondamment disponible.
4. La politique de l'OPEP de quotas par pays a finalement été bénéfique à ses membres. Ces dernières années, les pays de l'OPEP ont renforcé leur politique de contingentement de l'offre pétrolière en réduisant leurs quotas. Or, même s'il ne représente que 38 % de la production de pétrole, l'OPEP détient 79 % des réserves et, surtout, réalise 70 % des exportations mondiales.
5. L'impact de la spéculation sur les prix du pétrole est plus difficile à chiffrer, mais il n'y a plus l'ombre d'un doute qu'elle fait partie de l'équation du prix. Quand un dirigeant d'une multinationale pétrolière déclare : «Nous n'allons pas nous plaindre que le baril soit à 50 $» ou qu'un analyste rétorque que «l'humeur du marché à l'heure actuelle est telle que même lorsque rien d'inquiétant ne se passe, les opérateurs sont à la recherche de quelque chose de préoccupant», on peut conclure sans trop risquer de se tromper que les prix élevés du pétrole arrangent les affaires des pétrolières et du monde de la finance. Ainsi, les actions d'Exxon-Mobil ont doublé en moins de trois ans et ses profits ont cru de 44 % uniquement pour le premier trimestre 2005, contre 28 % pour la Royal Dutch/Shell. Au Canada, en 2004, le bénéfice de Shell a fait un bond de 94 % ! Il faut dire qu'on ne peut plus passer sous silence les explications fort alambiquées que nous proposent les spécialistes et analystes pour tout justifier quand il s'agit du prix du pétrole, surtout quand l'enrichissement spéculatif procuré est occulté.
6. L'opacité et le volume des réserves pétrolières posent un double problème. Ainsi, la question des réserves restant à découvrir est assez controversée et certains analystes affirment même que le renouvellement des réserves est dû essentiellement à des ajustements comptables. Par ailleurs, depuis que la multinationale Shell a procédé à une révision à la baisse du quart de ses réserves (la boîte de Pandore ?) pour se mettre en conformité avec la réglementation, on a de plus en plus de doutes sur les statistiques officielles de la Russie et de l'OPEP. Le problème est de taille, surtout que, du temps des vaches maigres, ces pays se disputaient régulièrement les quotas alloués; maintenant que la demande est élevée, il s'avère qu'ils produisent tous à pleine capacité.
7. L'impact des événements a priori marginaux (conflits ethniques, grèves, perturbations atmosphériques, etc.) n'est plus négligeable. La tension entre l'offre et la demande est devenue si vive que toute entrave à la production, causée par des troubles sociaux ou des calamités naturelles, se répercute aussitôt en Bourse. Pire, les réactions épidermiques du marché ont transformé le pétrole en arme entre les mains d'acteurs souvent occultes ou difficiles à cerner.
8. La dépendance de plus en plus grande vis-à-vis des importations pèse aussi dans la balance. De nos jours, aux États-Unis, les importations de pétrole couvrent 55 % des besoins alors qu'en Europe occidentale, cette part est de 70 %. La situation de la Chine n'est pas plus reluisante puisque, au cours de la dernière décennie, les besoins de ce pays ont plus que doublé alors que la production locale est stagnante.
9. L'offre supplémentaire des pays non membres de l'OPEP est nulle car les capacités de production sont totalement utilisées. De plus, aucune société privée ne dispose d'une marge et d'un poids suffisants pour influencer les cours. Mais même si l'existence de cette marge advenait, il n'est pas établi que les pétrolières feraient passer l'intérêt général avant leurs intérêts privés, surtout si on tient compte des dizaines de milliards de dollars supplémentaires à gruger.
10. L'évolution des stocks a un impact sur le marché. Même si les stocks ne représentent qu'un volume réduit, les données relatives à leur niveau jouent un rôle important dans la formation des cours pétroliers, notamment en période de forte volatilité.
Échaudés par des projections qui se sont avérées infondées, les analystes s'aventurent de moins en moins à «prophétiser» ce que sera le cours du pétrole. Au mieux, certains font des suppositions sans trop s'engager tellement les prix évoluent de façon irrationnelle. Grosso modo, on peut néanmoins supposer que deux scénarios peuvent se produire.
- La situation s'embrase dans un ou plusieurs pays exportateurs d'importance (Nigeria, Venezuela, Iran, Arabie Saoudite, etc.), engendrant un manque sur le marché de trois à sept Mb/j de pétrole alors que l'offre peine déjà à assouvir une demande insatiable. Dans ces conditions, il faut s'attendre à une flambée des prix qui portera brutalement les cours à plus de 70 ou 80 $US/b, voire à plus de 100 $US/b. On pourrait alors parler de troisième choc pétrolier.
- A contrario, la situation s'améliore à la suite de la stabilisation de la situation en Irak (de trois à cinq Mb/j) ou d'une récession économique. En effet, l'Irak est certainement l'un des rares, voire le seul pays du monde à disposer d'immenses gisements en hibernation. Alors, le marché pourrait se retrouver avec une substantielle augmentation de l'offre et les cours vont certainement baisser. Mais a priori, le degré de la chute des cours serait essentiellement fonction de la discipline (ou de l'indiscipline) des pays de l'OPEP qui pourront réduire l'offre pour que les cours se stabilisent autour de 40 $US/b, comme ils disent le souhaiter.
À très long terme, il est évident que l'épuisement des réserves pétrolières est inexorable, ce qui rend inéluctable la transition vers des sources alternatives. À cet effet, on peut dire qu'à quelque chose malheur est bon et que la hantise suscitée par la hausse actuelle des prix du pétrole est salutaire dans la mesure où elle met fin à la léthargie entretenue par une offre abondante et des prix du pétrole qui sont encore loin de leur niveau record, au lendemain du deuxième choc pétrolier. Un troisième choc pétrolier permettrait de donner une impulsion décisive à la transition progressive vers les énergies alternatives et à l'économie d'énergie.
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Extrait abrégé du livre L'Énergie dans le monde, au Canada et au Québec, en cours d'édition aux Éditions de l'École polytechnique de Montréal
Message édité par leptitgenie le 24-07-2005 à 01:03:49