Brouillard au techno-pont de néo-Tolbiac
 
Les dimanches étaient monotones : on ne recevait jamais personne. Ruminant l'ennui profond et une pâte à mâcher probablement sans goût depuis des heures, Hélène m'énervait.
- Il est bien court, le temps des cerises, ma petite Hélène ; ce serait quasi hérétique qu'une belle plante telle que vous passe son week-end à attendre qu'on sonne le branle-bas. Prenez un Pépito, et allez-vous en ! Allez donc pique-niquer sur la pelouse de Reuilly, il y a la foire du Trône en ce moment.
- Ca ne vous ressemble pas, autant d'égards pour le petit personnel. Vous êtes sûr que ça va Nestor ? Vous avez avalé une pastèque par le mauvais trou ?
 
Ma secrétaire possédait une perspicacité qui confinait à l'hydraulique.
- Vous vous rappelez, lundi dernier, l'Anglais, canines de loup dans un sourire onctueux ?
- Le vieux tout décati qui confondait dialogue et soliloque ?
- Oui... "le vieux tout décati" comme vous dites, il m'a remis un paquet vous vous rappelez ?
- Absolument pas.
Fin de la période hydraulique.
- Bref, dans ce cas je vous l'apprends : il m'a remis un paquet.
- ... qui contenait ?
- ... dont le contenu gagne à ne pas être connu, à moins d'avoir envie de passer par les armes.
 
"La turlutte est une dure lutte" comme disait mon grand-père. Celle qui tiraillait Hélène entre l'envie de savoir un peu et la peur de savoir trop n'était pas moins héroïque.
- Vous ne me direz pas ce qu'il contient ?
- Vaut mieux pas.
- Ca n'est pas rigolo, de travailler dans ces conditions. Je me sens aussi utile qu'un albatros aux ailes lacérées.
- Très poétique. Mais je ne vous demande pas de vous montrer utile pour cette fois, simplement d'être sage comme une image et de faire ce que je vous dis de faire.
 
Aveuglée par une soudaine pulsion aux relents vaguement féministes, Hélène vira écarlate.
- A nouveau vous voulez me flouter...
- Flouer.
- ... en me mettant hors course, alors qu'enfin il se produit un évènement intéressant aujourd'hui ! Et tant qu'on y est, pourquoi avoir une secrétaire si c'est pour l'envoyer sur les roses dès que ça devient croustillant ?
- C'est-à-dire...
A peine venait-elle de me balancer un crochet du droit qu'elle me faisait tendre l'autre joue.
- Et puis ça fait trois mois que je bosse pour du beurre je vous le rappelle ; mon compte est à nu et je n'ai même plus de quoi me payer une boîte de corned-beef.
 
Pressentant que ses barrages lacrymaux ne résisteraient pas longtemps à l'assaut furieux de la rivière qui montait en elle, je décidai d'ouvrir les vannes le premier.
- Bon. Chaussez votre stéthoscope, vous allez avoir du mal à en croire vos oreilles.
- Je vous écoute.
Subitement, Hélène semblait aussi radieuse que moi gamin, après l'ascension héroïque de la face nord du terril voisin.
- L'Anglais se nomme Ferenc Puskàs.
- Ca ne sonne pas très anglais.
- Et pour cause : il est d'origine hongroise. Cet estimé attaquant du F.C. Prague soufflerait le deux avril prochain ses soixante dix-neuf bougies...
- ... "soufflerait" ?
- J'ai appris hier qu'il avait eu un accident domestique.
- J'ai appris à me méfier du mot "accident" ; dans votre bouche tout particulièrement, il sonne aussi incongru qu'un kimono au bal-musette.
- Exact. Le pauvre vieux est passé par la fenêtre.
- Un excès de Caïpirinha ?
- Un excès de plomb dans le dos plutôt.
- La bêtise consisterait à vouloir conclure au suicide.
- C'est pourtant pour ce motif notre commissaire Faroux national a décidé de mettre fin à son enquête.
- Par exemple !
- Il a vraisemblablement été invité fermement par sa hiérarchie à ne pas faire de zèle sur ce cas.
- Et vous pensez que ce meurtre a à voir avec...
- ... le paquet de Puskàs ? Bien entendu. Il me l'a remis d'un air de dire "j'ai apporté des lilas", mais il se savait menacé. Malheureusement, je n'étais pas plus préparé que lui à tenir une patate aussi chaude et maintenant je me retrouve avec ces trois dignes représentants de Sodome qui jouent les adhésifs à la terrasse du Flamingo's depuis ce matin, visez discrètement par la fenêtre...
 
Si la rivière Hélène n'était pas sortie de son lit, elle était toutefois entrée en ébullition et visiblement sa politesse était soluble dans l'eau chaude.
- Bordel, ça craint !
- Je ne vous le fais pas dire.
- Bon, vous allez me laisser mariner encore longtemps comme ça ? Que contenait ce fameux paquet ?
- Le putsch démocratique de 2026...
- Quoi ?
- Vous vous souvenez de la suspicion de fraude qui avait plané sur le dépouillage des urnes-incinératrices ?
- Je me souviens aussi de l'amnistie présidentielle par lobotomie qui s'en était suivie, oui. Mais pourquoi me faites-vous un cours d'histoire contemporaine ?
- Vous n'ignorez pas que le combat était gratiné à souhait entre la candidate unique Ségolène de Panafieu et son rival ?
- Non. Enfin, si. Enfin bref, venez-en au fait !
- J'ai dans cette enveloppe la preuve d'irrégularités incroyables.
- Plus pour longtemps.
- Plus pour longtemps quoaaarrrgl...
- S'il-te-plaît, chéri, faut pas m'en vouloir.
 
Mais comment en vouloir à un ange blond dont la lame vient si délicatement vous trancher larynx et moëlle épinière ?

-de qui?
-...

Les dimanches étaient monotones : on ne recevait jamais personne.  Ça compensait peut être pour les autres jours ou on était vachement occupées. Mais pourquoi étions nous tombées sur cette personne.Elle était si instable émotionnellement. Les journées se suivaient et se ressemblaient.  
 
Les lundis on avalait une pastèque par le mauvais trou et croyez moi ce n’était pas toujours rigolo. La turlute était une dure lutte dans ses conditions mais un bon Caïpirinha permettait de faire descendre tout ça. Elle mangeait ses émotions, ça c’était sur. Même si son ami de cœur la comblait de petit « S’il te plaît chéri! » et de « Je t’aime mon amour et j’ai apporté des lilas pour te faire plaisir. » rien ni faisait. Elle était toujours aussi malheureuse et recherchait le réconfort dans l’alimentation. Nous on écopait.  
 
Les mardis on avait le droit à toute les viandes marinées à l’anglaise. Ses joues nues de tout fond de teint devenaient écarlates sous la rivière de nourriture qui entrait dans son ventre. Un stéthoscope posé sur son cœur n’aurait pas pu entendre de battements sous ce flux alimentaire. Même son kimono voulait exploser. La mastication devenait interminable, les mouvements de la mandibule auraient pu concurrencer une pompe hydraulique. On n’en finissait plus de mâcher.  
 
Mercredi c’était l’opération corned-beef. Elle partait pique-niquer à Sodome où elle se cachait derrière le terril et avalait jusqu’aux miettes habituellement réservées aux albatros. En la regardant s’empiffrer comme une vache ruminante, les gens tout autour n’avaient qu’une envie, celle de lui lancer un « Prenez un Pépito, et allez-vous en! » à la figure.  
 
Jeudi c’était le temps des fruits des champs. Hum! Leurs textures solubles s’assimilaient parfaitement à la salive et nous n’avions pas besoin d’utiliser nos lames. Mais il était bien court le temps des cerises et vendredi elle floutait les fruits par la fenêtre et revenait à ses habitudes malsaines.  
 
Hérétique, elle ne croyait qu’en la nourriture et le vendredi, elle la voulait sucrée. Plusieurs d’entre nous avaient des cicatrices permanentes de cette journée.  
 
Samedi le combat était gratiné à souhait. Le fromage faisait office d’adhésif sur notre émail et on avait peine à sans débarrasser. On devait passer par les armes, celles bien lacérées du devant. Les canines sans aucun doute. L’aliment était si agglutinant qu’on en devenait aveuglé. C’était le branle-bas de combat, pour englober tout ça il fallait tendre l’autre joue. La bêtise consistait à vouloir conclure avant que le tout ne soit transformé en une pâte onctueuse.  
 
Mais lorsque dimanche arrivait, c’était le jeune, après une semaine d’orgie alimentaire sans précédent, au terme duquel on commençait à s’habituer. Voilà que d'’un soliloque très convainquant et de profonds remords, elle terminait la semaine par un jeune très difficile à accepter… Elle devenait sage comme une image.