A propos de l'art contemporain (et sa dimension post-moderne)
La modernité picturale
L'art moderne en peinture commence à la fin du 19e siècle, avec l'impressionnisme de Monet, avec Cézanne, avec Van Gogh, qui rompent peu à peu avec la nécessité de représenter selon des canons académiques le réel pour peindre d'abord ce que eux voient, jusqu'à pouvoir se passer presque entièrement de la fiction que la peinture serait une copie d'un paysage réel. La peinture ne peut alors plus cacher qu'elle est faite de lignes et de zones de couleurs, qu'elle n'est pas représentation d'une réalité extérieure à elle-même, comme le voulaient encore les peintres du néo-classicisme et de l'art pompier (qui voulaient se conformer à des critères de beauté intemporels, propres à servir la création d'une "belle" peinture) ; la peinture devient le geste même de peindre l'état d'esprit, le motif changeant, l'intensité ressentie, perçue du peintre lui-même. Merleau-Ponty a pu comprendre la dimension phénoménologique de ce rapport charnel, tactile et visuel du peintre au monde.
La modernité s'ouvre au moment où la représentation est en crise, quand la peinture devient abstraite. Ce mouvement trouve son achévement avec Malévitch, qui pousse l'abstraction à bout avec le Carré noir sur fond blanc et le Carré blanc sur fond blanc. Incapable d'aller plus loin, ayant atteint à l'ultime geste de négation de la représentation, Malévitch en revient finalement à figurer à tout le moins des formes géométriques colorées. A la fin de sa vie, Miro lui aussi épure le plus possible, allant jusqu'à peindre de simples lignes sur des grands formats, lignes sur lesquels il médite pendant des heures avant de les tracer effectivement.
La Danse de Matisse est ce pur mouvement léger, gracieux, souple, du peintre traçant la peinture sur le tableau. Comme la poésie l'avait fait à partir de Lamartine et surtout Baudelaire et Rimbaud, la peinture en vient à ne plus représenter qu'elle-même en train de naître, de se créer, de jaillir, de surgir.
Art et esthétique
Ainsi la modernité est selon Baudelaire "le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de lart, dont lautre moitié est léternel et limmuable."
"Le transitoire, le fugitif, le contingent" concerne à proprement parler ce qu'on appelle l'esthétique, qui est la saisie immédiate, sentie plus qu'appréciée de l'oeuvre, selon des critères de goût personnels radicalement extérieurs aux critères de jugement du Beau. Ainsi Diderot allait-il dans les salons pour écrire sur le motif les impressions qu'il ressentait à la première vue du tableau, dans le moment, dans la situation vivante, et non d'après une minutieuse observation d'amateur éclairé. Fragonard a pu peindre des portraits en une heure de temps qui, plus de deux siècles après, semblent encore "frais", au sens où la peinture pourrait n'avoir pas séché, comme si ce qui devait apparaître était le geste violent de mettre le trait de peinture sur la toile.
"L'éternel et l'immuable" concerne au contraire le domaine de l'art en tant que représentation du Beau ; Beau au sens platonicien, qui n'est réductible à aucune chose particulière, qui est éternel, immuable, parfait et indéfinissable selon l'auteur de l'Hippias majeur. Or, si l'on a pu passer de l'Art à l'Esthétique, ce n'est pas parce que le Beau se serait dégradé dans le sensible. Au contraire, même le philosophe qui, par excellence, passe pour être historiciste, Hegel, maintient que le Beau n'a pas d'histoire. Mais la représentation du Beau, elle, a bien une histoire : elle commence par l'art monumental, des pyramides d'Egypte, des Babyloniens, où l'Esprit dort encore, est inconscient de lui-même, où le Beau spirituel est encore enfermé dans la matière comme dans un tombeau. Vient ensuite l'art classique, quand l'Esprit s'éveille parfaitement à lui-même. Alors, dans la statuaire grecque ou le temple du Parthénon est incarné à la perfection, pour une unique fois, l'équilibre absolue, classique, intemporel, de la forme et de la matière, de la matière et de l'esprit ; en ce sens, le Beau classique est le beau par excellence, la beauté insurpassable qui est harmonie de la terre et du ciel.
Mais l'esprit, s'incarnant dans la tristesse solennelle de la statuaire, pressent déjà que ce bel équilibre est mortel ; ressaisissant l'infinité qui le constitue, l'Esprit fait retour sur lui-même et rompt le bel équilibre d'avec la matière. C'est alors l'art romantique qui apparaît, par la musique, l'architecture gothique, qui illustre l'infinie élévation spirituelle, que plus aucune manifestation sensible ne pourra rendre adéquatement.
Alors l'esprit devient finalement indifférent à l'apparition phénoménale de lui-même, car plus aucune forme particulière ne peut exprimer son infinité. L'artiste romantique sent qu'il exprime des sentiments qui jamais ne pourront trouver leur épanchement harmonieux dans le monde. Déjà Michel-Ange souffre de la mélancholie du génie créateur, de celui dont la force, l'aspiration, la puissance, le désir de beau place nécessairement haut dessus et à l'écart de ses contemporains, incapables de comprendre l'utilité du génie.
Mais le génie n'est qu'un symptôme particulier de cet écart irréductible qui s'est creusé entre l'art et le monde. Perdu dans un monde où il ne se reconnaît plus, le Beau romantique finit par quitter la sphère de la représentation de l'Absolu, car un écart irréductible s'est creusé avec lui. Advient ainsi la fin de l'art comme représentation du Beau absolu ; l'art se détache entièrement de son contenu immuable, éternel, religieux pour se vouer à la contingence, au transitoire, à la "prose du monde". Ainsi Mallarmé oppose t-il l'universel journal, le langage quotidien, terne, prosaïque, mesquin, à ce langage parfait que serait la poésie mais qui ne peut trouver aucune réalisation sensible et, pour le langage commun, ne peut être que "la fleur absente de tout bouquet".
L'art renonce ainsi à représenter le monde et renonce même à s'incarner dans une oeuvre quelconque au sens propre.
Le dérisoire et le commercial
Le 20e siècle marque la crise de l'oeuvre d'art en tant que produit sacré : la démystification de son aura d'oeuvre différente de n'importe quelle autre production industrielle. Duchamp dénonce l'effet de signature attaché aux oeuvres d'art et montre qu'on peut en venir à admirer un urinoir pourvu qu'il soit signé par un artiste célèbre. Il devient alors impossible d'ignorer qu'une partie du charme exercé par l'oeuvre provient de ce qu'un nom célèbre l'a produite. Et on peut observer qu'au moment où la démystification de l'oeuvre d'art se produit, au moment où on peut mettre dans les musées des caddies chargés de nourriture ou des boîtes de conserve, le fétichisme de l'oeuvre se retrouve dans le domaine publicitaire, par une sorte de retour du refoulé, sur le mode du dérisoire. L'objet vanté par la publicité, l'objet à consommer, à jeter, est entouré, grâce aux efficaces moyens de propagande de la réclame, d'une aura que les oeuvres d'art traditionnel ont peu à peu perdu. Renault ne se contente plus de fabriquer des voitures, mais devient "créateur d'automobile". L'effet de signature repparait brusquement et joue à plein, puisque de grands artistes signent des lignes de vêtement, que Citroen a intitulé sa Xsara Picasso et qu'on peut faire de fructureux bénéfices avec des oeuvres éphémères, grâce à l'appui de critiques d'arts, à des expositions dans des galeries prestigieuses et des articles dans des revues côtées.
Ainsi des philosophes analytiques contemporains s'interrogent-ils sur les conditions de possibilité de l'oeuvre d'art : pour qu'un objet devienne oeuvre d'art, il doit être exposé dans un musée. Un Van Gogh peut me servir de planche à repasser et ne redevient une oeuvre admirable qu'une fois accroché dans un musée. Malraux disait déjà que les musées, en tant que tel, produisent de nouvelles oeuvres, dans un contexte nouveau.
A partir des années 70, dans les milieux d'avant-garde, on ne juge plus l'oeuvre selon des critères de beau objectif, mais par une appréciation personnelle, subjective, à la façon de Diderot. La sphère de l'admiration du beau, du signé, du fétiche artistique passe à la publicité et l'art contemporain devient un esthétique ou encore un "art à l'état gazeux" (Yves Michaud).
L'art contemporain en tant que post-moderne
Tout peut devenir beau, digne d'être apprécié, du jour au lendemain, pour un moment fugitif, le temps d'une exposition, de l'enthousiasme de quelques personnes "branchées", qui s'exaltent pour un artiste et puis passent à un autre aussi vite. L'esthétique est entiérement dématérialisée, indépendante de son contenu matériel. Des expositions proposent des pièces presque toutes blanches, avec seulement des ambiances sonores ; l'esthétique n'est plus tant le fait de l'artiste, que construit par la subjectivité du public, qui n'aime ou n'aime pas. La notion d'artiste tend à s'effacer car le créateur devient indifférent (dit-il) son oeuvre et n'a pas à en juger (ce serait académique).
Cet art contemporain, boudé du grand public et aussi d'un grand nombre d'amateurs d'art, est à proprement parler post-moderne, en ce qu'il ne prétend plus s'inscrire dans un grand récit, une mythologie du Beau, de l'Artiste, de la Création. Il ne vient pas tant après la Modernité qu'en écart par rapport à elle, pour le meilleur et pour le pire. Il ne vit l'éternité que dans l'instant, dans le fugitif il trouve l'éternel et veut admirer l'immuable dans le contingent. Esthétique de la disparition, de l'effacement, de la contingence de toutes représentations.
Il est d'ailleurs à noter que ces dernières années reviennent en force les ennemis déclarés des grands artistes modernes, c'est à dire les Pompiers et les Néo-classiques, dont la côte monte en flèche et que le grand public court voir dans les galeries nationales.
L'esthétique de l'art académique voisine ainsi avec l'esthétique post-moderne. Puisque toute nécessité de représenter d'une manière plutôt que d'une autre est abolie, alors les techniques, les conventions, les critères de représentation ne peuvent plus être perçues autrement que comme des procédés.
Dans ce cas, il n'y a pas à hésiter à épuiser tous les procédés. Le procédé s'appelle alors concept. Ce qui peut nous étonner dans le domaine dont nous parlons, puisque Kant disait que le beau est ce qui plait universellement et sans concept. Au contraire, l'esthétique post-moderne plait singulièrement et par la médiation d'un concept.
Ce concept peut être celui du mail-art (envoyer une lettre par la poste devient un évènement "artistique" ), du land art (qui vise à fondre entièrement le beau humain dans l'harmonie sensible, immédiate, mystique de la nature), du body art etc. Ce qui compte est le concept : on a même vu une exposition où l'oeuvre d'art, le happening, consistait à tirer sur quelqu'un, à balle réelle (ce qui constitue un crime et a été puni comme tel, à ma connaissance).
Tous les concepts sont bons, tout peut être artistique -ce qui là aussi est étonnant, puisque le règne de l'esthétique sans borne peut s'emparer de toutes choses pour la nommer artistique. Tout est art, rien n'est art : rien n'a privilège à le devenir ou à ne pas l'être.
En poésie, me disait le poète et critique Jean-Clarence Lambert, tout a été fait. Inutile de chercher à inventer de nouveaux procédés. JC Lambert lui-même a écrit des poèmes construits comme les Exercices de style de Raymond Queneau : strophes incomplètes, questions sans réponses, lignes coupées au début ou à la fin, fausses associations de questions et réponses... Tout langage est poésie, pourvu que ce soit un assemblage inattendu, surprenant. Les procédés en viennent à servir une fois. Ils sont comme les mouchoirs : à usage unique. Une fois fait, ils sont épuisés et les reprendre est sans intérêt, puisque "ça a déjà été fait." Ainsi le procédé assimile la création artistique au lancement d'un produit par la publicité : produit qu'il faut être le premier à inventer, ou seulement concept (le fameux "2 en 1", repris par toutes les marques, auquel est venu s'ajouter le 3 en 1...), produit qui ne durera qu'une saison, que le public consommera et oubliera bientôt.
L'infinie liberté créatrice de l'art s'est affranchie de toute nécessité matérielle : avec le déploiement de son infinie liberté se déploie aussi la contingence de toute oeuvre. Tout peut devenir de l'art, mais l'art perd de plus en plus sa spécificité. Il devient fugitif, insaisissable, volatile, gazeux. Il a perdu depuis longtemps toute prétention à incarner le beau. Le Beau et le Laid ne sont plus des critères pertinents : la représentation du beau s'abandonne entièrement à la multiplicité sensible et s'oublie complétement.
Ainsi l'esthétique post-moderne travaille t-elle dans l'oubli de l'art.
Oubli qui n'est pas accidentel, comme lorsqu'on a oublié les clefs (de sa Xsara Picasso
), mais oubli essentiel, voulu, assumé, qui est la conséquence du règne inconditionnel de la Subjectivité, trait propre de la modernité depuis Descartes selon Heidegger, et qui finit par aboutir à la post-modernité, à l'effacement de tout objet au profit de la Subjectivité, qui, elle-même, à son tour, en vient à s'effacer. Ainsi Deleuze voit-il dans la peinture de Bacon le signe même de la contingence de toute forme, fragile, disparaissante, qui peut d'un moment à l'autre s'effacer au profit de l'aplat de couleur, perception qui renvoie du champ transcendantal impersonnel informe, en tant que condition de possibilité de toute forme. Et après avoir introduit la liberté de mettre toutes les formes de sa fantaisie, la Subjectivité elle-même s'efface et se dissout dans les formes issues du voisinage de l'informel, dans son devenir-imperceptible. 
Message édité par rahsaan le 07-03-2006 à 17:06:52