On m'a offert il doit y avoir deux ans maintenant le Zibaldone, l'oeuvre majeure (opera maestra
) du philosophe italien Léopardi (1798-1837), vaste ensemble de notes, de réflexions, de pensées, de considérations sur nombre de sujets.
A partir de cette masse imposante, que je suis loin d'avoir encore lu en entier, je voulais écrire un texte sur un thème essentiel de l'oeuvre :
La nature et l'illusion chez Leopardi
S'intéresser à un penseur consiste à cerner ce qu'il y a chez lui d'irréductiblement original, ce que lui le premier a réussi à exprimer. Or, il m'est apparu que la notion d'illusion est au coeur de la pensée de Leopardi et qu'il lui donne un sens tout à fait inattendu.
A la suite de Clément Rosset, j'appelerai illusion l'hallucination d'un double, le double étant le caractère d'une chose en tant qu'elle est à la fois perçue comme comme elle-même et autre chose. Au sens faible, large, du double, l'autre qui est perçu est simplement différent de la chose (le soleil perçu comme un cercle jaune), mais au sens fort, strict (que nous retiendrons par la suite), cet autre est le contraire de la chose (je m'efforce de croire que ma femme m'est fidèle alors qu'il devient irréfutable qu'elle me trompe).
Dors et déjà, l'illusion est à tout le moins une erreur de perception et au plus, une tromperie volontaire que je m'inflige, donc dans les deux cas, une imperfection, un défaut, quelque chose de dangereux qui me trompe sur ce que sont les choses et me sépare du réel.
La fonction du philosophe n'est-elle pas éminemment de nous faire perdre nos illusions, d'en dénoncer le danger, de les traquer et de les remplacer par une perception raisonnable des choses ? L'illusion s'oppose à une appréhension véridique de la nature des choses.
Mais alors dans ce cas, pourquoi Leopardi en vient-il au contraire à dénoncer comme gravissime la perte de nos illusions et assimile t-il la perte de nos illusions à la perte de l'état de nature lui-même ?
Leopardi est un disciple de Rousseau, mais un rousseauiste radical, dissident et même finalement opposant à Jean-Jacques. Dans le Discours sur les Sciences et les Arts, Rousseau nous dit que les progrès de la culture, de la civilisation, de ses techniques, ne prouvent pas du tout le progrès de la morale. Il propose pour cela d'élaborer la fiction d'un état de nature où l'homme est naturellement bon, afin de pouvoir juger de l'état actuel d'immoralité de la société. Ainsi les illusions factices de la société masquent à l'homme sa nature dépravée.
Leopardi lui aussi déplore grandement la perte de nos valeurs et montrent que le monde moderne a perdu ses aspirations les plus hautes et que l'homme a définitivement perdu sa nature bonne.
En quoi on pourrait effectivement croire que Leopardi est d'un disciple d'un Rousseau mal compris, d'un Rousseau qui nous aurait lancé l'injonction de retourner à l'état de nature, de se "mettre à quatre pattes pour manger de l'herbe", selon la célèbre raillerie de Voltaire. Or, il est bien évident que Rousseau n'a jamais promis cela.
Mais Leopardi lui, insiste : le monde moderne est radicalement séparé du temps où l'homme était bon par nature ; désormais, l'homme n'est pas capable de grandeur, ni de hautes aspirations civiles, ni d'aider son prochain -en quoi on retrouve encore Rousseau, qui, dans l'Emile, dénonçait l'éducation moderne : celle-ci, mixte, hésitante, n'éduque les hommes ni à être citoyens de leur patrie ni citoyens du monde, si bien que les hommes en viennent à n'être bons ni pour leur patrie ni pour le genre humain. Dès lors, il faudrait choisir : soit éduquer les hommes à être citoyens de leur patrie et leur inculquer l'amour exclusif de leur pays (d'où découlerait nécessairement méfiance et hostilité envers les autres patries) ou bien au contraire les éduquer à rejeter les illusions patriotes afin de se tourner vers l'amour du genre humain lui-même. Mais l'éducation moderne ne fait pas de choix tranché, soit d'inculquer volontairement des illusions patriotes, soit de dénoncer ces illusions.
Or, Leopardi radicalise un tel propos en ce qu'il dénonce que les hommes modernes ont perdu toute illusion, contrairement à ce qui se passait quand l'homme était proche de la nature, qui le faisait vivre selon des illusions naturelles, comme dans la cité grecque ou à la Renaissance : là, alors, l'homme était élevé dans la grandeur, la noblesse, les belles formes, la grâce, la beauté ; mais il aimait son pays ou sa cité exclusivement et il était prêt à faire périr l'Etat voisin par amour de son propre Etat ; il n'avait aucune répugnance à tuer femmes et enfants s'ils étaient ceux de ses ennemis.
Ainsi le desespoir nihiliste de Leopardi ne vient pas de ce que nous soyons prisonniers de nos illusions, de ce qu'il n'y ait rien à faire pour nous raisonner, mais bien au contraire de ce que nous soyons devenus incapables d'être animés par ces illusions, de ce que nous soyons incrédules : or, sans illusion il ne saurait y avoir de grands élans, de grandes aspirations, de grandes oeuvres. Leopardi oppose sans cesse le style souple, riche, vif, original, amoureux, élégant, des grands poètes italiens au français qui, à son époque, devenait la langue la plus véhiculée (comme l'anglais aujourd'hui), langue française qui est selon Leopardi cartésienne, méthodique, géométrique et par conséquent manque complétement d'originalité et ne provoque que l'ennui. Français qui est l'incarnation de l'esprit moderne, esprit dénué d'illusions, et qui ne forme que des hommes petits, mesquins, timides et développent des maux contraires à ceux des hommes antiques : là où ils étaient patriotes et facilement xenophobes, l'homme moderne se veut cosmopolite mais il en vient à préférer les étrangers à ses propres compatriotes, à détester les siens en s'imaginant que les étrangers valent mieux que les gens de son pays.
Ainsi la modernité renverse t-elle les illusions : mais là où auparavant elles élevaient l'homme à la grandeur, à présent elles le rapetissent. Privé d'illusions, amoureux exclusif de la vérité, l'homme ne ressent plus qu'un immense vide et se sent séparé du monde : il souffre en permanence du néant profond de son monde car la disparition des illusions qui l'animaient le laisse privé de ressources, seul face à un monde qu'il ressent comme étranger. Mais Leopardi n'est pas romantique (pas plus que ne l'était Rousseau, qui ne croyait pas au génie d'un seul homme au-dessus de la foule, mais aux vertus civiques des Anciens), car il ne prône pas le culte du génie, de l'individu esseulé dans les tourments d'un monde qui ne le comprend, l'esthétique de l'automne, de la mer, de l'infini, de l'aspiration à l'idéal par-delà ce monde. Au contraire, Leopardi souffre que nous ayons perdu tout classicisme, que nous ayons perdu cette belle nature qui était l'accord parfait des hommes avec leurs représentations. Il déplore, sans dire le mot, que le monde soit romantique et recherche, dans la fréquentations des poètes italiens une beauté perdue.
Leopardi pose donc deux problèmes cruciaux : les rapports entre l'illusion et la nature (1) et, plus profondément, la nécessité de l'illusion pour la vie (2) (et Nietzsche à son tour dénoncera le danger de la volonté inconditionnée de vérité, en montrant qu'il s'agit d'un excès de l'instinct jeu créateur d'illusions apollinien ).
(1) Rapports entre la nature et l'illusion : la question est, en quelque sorte, métaphysique. La nature des choses désigne ce qu'elles sont et la Nature ce qui produit ces choses mêmes, tandis que l'illusion se réfère à ce que les choses ne sont pas (ainsi le prestidigitateur fait-il semblant de couper une femme en deux là où il y en a deux). Or, Leopardi sous-entend en permanence que la Nature est une illusion d'une part et d'autre part, que la Nature nous commande de vivre de grandes illusions. Or, dit comme cela, il y a contradiction, car on ne voit pas bien si la Nature idéale n'est qu'un produit de l'illusion ou bien son principe même : lequel produit l'autre ?
Cependant, ainsi posée, la question ne rend pas compte ce que dit notre auteur. Le problème n'est pas là. Et nous en venons alors au second point.
(2) La nécessité de l'illusion pour la vie. Car plus profondément, Leopardi nous dit que sans illusion, l'homme ne peut vivre qu'une vie misérable, pauvre, triste, desespérée. Ainsi, c'est la vie elle-même qui crée les illusions pour se grandir, se magnifier. Les hommes qui vivent de grandes illusions sont de grands vivants. Mais ce sont aussi des hommes tragiques : Leopardi cite précisément le cas de Rousseau, comme exemple à l'appui de sa thèse selon laquelle ceux qui ont le plus durement ressenti la vanité des illusions sont ceux qui en étaient le plus animés. Mais il y a un tragique, opposé et dérisoire, de l'homme moderne, qui perçoit ce que lui coûte d'avoir perdu ses illusions. Ainsi, la philosophie est-elle un danger pour l'homme, car elle fait progresser à l'excès la civilisation et la raison, donc éloigne l'homme de son état naturel, qui est d'être à la fois rempli d'illusions, donc ignorant mais puissant, sûr de lui. La philosophie, en conférant le savoir à l'homme, lui ôte ses forces, car sans illusion, pas de volonté d'agir. La civilisation apporte finalement plus de méfaits que de bienfaits, car elle déracine l'homme, désenchante son monde et rend ses ambitions étroites car rationnelles. Ainsi, l'état naturel pour l'homme, à la fois son état originel et son état le meilleur, est-il d'éprouver de grandes illusions et de vivre en accord avec ce que la vie offre de plus haut, l'ivresse de la grandeur, la sublimation parfaite de soi.
Il y a ainsi une antinomie irréductible entre le bonheur et la vérité pour l'homme. Les illusions les plus fortes sont les plus vaines, mais sans illusion, la vie n'est que vanité. Comment la philosophie pourrait-elle ne pas rabaisser l'homme en mortifiant ses désirs, comment l'homme moderne pourrait-il ne pas s'enfoncer dans le nihilisme en voulant être à tout prix raisonnable ?
Freud disait bien qu'en désirant à tout prix le confort de la civilisation, l'homme moderne gagnait beaucoup de sécurité en perdant beaucoup de bonheur. Telles sont en tous cas je pense les problèmes cruciaux, vitaux, que Leopardi a su formuler.