Bon, j’avais prévu de terminer mon explication ce matin, mais puisque vous objectez, j’accepte ce détour :
zono a écrit :
Ça commence mal. Le sujet de la Métaphysique ce n'est pas l'âme, mais to ti ên einai ou ti esti, c'est-à-dire la réponse à la question quid (quoi) : l'ousia (en français l'essence ou la substance). La question du lieu, c'est une autre question (ei esti / quod / s'il y a) qui est évoquée dans les seconds analytiques. Accessoirement, assimiler les liens entre la matière et la forme au problème de l'âme et du corps, c'est confondre Aristote et Descartes.
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Mais oui mon jeune ami, c’est bien cela : la question de fond de la métaphysique aristotélicienne (et pas seulement celle de l’ouvrage nommé improprement Métaphysique dont vous me ressortez bêtement l’origine étymologique sans en comprendre les enjeux) est bien la « substance », c’est-à-dire, dans le cas d’un être animé et plus précisément d’un « corps naturel organisé » (cf. Métaphysique, Z, 4), non le composé de matière et de forme (ou l’être existant, la chose singulière, dont vous parliez dans vos premiers messages sur Aristote), mais la forme déterminante, qui configure la matière et l’actualise, ou âme comme « entéléchie première d’un corps ayant la vie en puissance » (cf. De anima, II, 1, 412 A, 6-29). Et comme la notion de « vie » chez Aristote est équivalente à celle d’« âme », il est nécessaire, ne vous en déplaise, de distinguer l’âme et le corps, question que l’on retrouve certes chez Descartes, mais sous une autre forme. Il s’agit d’une définition, mais qui n’est pas définition au sens strict du terme, comme je l’ai expliqué dans mon texte précédent (j’y reviendrai). C’est ce que montre Aristote au livre Z de la Métaphysique. Je laisse volontairement de côté pour le moment (j’y reviendrai dans la suite et fin de ma longue explication), le risque de tautologie dans l’énonciation de la définition de l’âme…
Pour la question du lieu, une fois de plus vous objectez sans comprendre : c’est toute la problématique des liens entre la matière et la forme qui est ainsi abordée, en particulier dans l’exemple fondamental du « cercle d’airain » que donne Aristote dans la Métaphysique, Z, 10-11.
Avant d’en arrivé là, rappelons que l’intellect (ou faculté de l’âme) est « l’acte premier d’un corps naturel organisé » (cf. De anima). L’intellect est la cause efficiente (et pas seulement formelle) qui organise et meut, c’est-à-dire actualise la matière, un ensemble corporel singulier. En soi, la matière n’a pas de forme, elle n’est rien d’autre qu’une potentialité, qui de ce fait ne peut exister séparément. C’est la forme qui substantialise ou, en d’autres termes, c’est la forme qui actualise la matière, mais ce rapport d’actualisation entre l’âme et le corps ne se fait pas selon une transmission d’actuation qui est semblable au rapport entre le moteur et ce qu’il met en mouvement. Dans ce cas, en effet, on pose une séparation entre la cause (l’âme) et l’effet (le corps). Pour Aristote, c’est seulement par la pensée (et non réellement) que l’on peut séparer l’âme du corps, car, dans les faits, nous ne voyons que des manifestations de leur union. La séparation n’est jamais réelle en ce monde, mais elle est cependant pensable, ce qui nous permet de comprendre comment les deux sont indissociablement liés dans la vie. C’est parce qu’il y a un lien substantiel entre la matière et la forme que seule la pensée peut les séparer. Ce problème est important chez Aristote parce que, si le rapport entre l’âme et le corps est seulement d’ordre moteur, alors c’est aussi un rapport d’extériorité qui est là affirmé : le corps n’est alors guère qu’un instrument.
Attachons-nous à l’exemple du « cercle d’airain ». Je rappelle également que le problème ici est un problème définitionnel : la définition au sens propre ne peut faire intervenir la matière pour Aristote, et, si cette dernière est évoquée dans une définition, c’est que nous n’avons pas là une « définition » véritable, mais plutôt une « définition par extension ». Dans le cas de la définition mathématique du cercle, les parties du cercle sont la matière du cercle, le cercle proprement dit étant la forme. Nous nous rendons compte de ces « parties » qu’il s’agit de prendre en compte lorsque nous voulons calculer le diamètre ou la surface de tel cercle particulier (qui aura des dimensions) : calculer le diamètre consistera a faire l’opération 2.π.r (« r » étant le rayon du cercle particulier considéré), la surface sera donnée par π.r2. Il s’agit donc dans ce calcul de procéder à une intégration des différentes parties d’un cercle grâce à un facteur d’intégration qui est π. Cependant, dans la mesure où le cercle mathématique reste une abstraction de l’esprit, que nous ne rencontrons pas de manière parfaite dans l’expérience, la matière qui est prise en compte dans la mesure d’un cercle particulier est pour Aristote une « matière intelligible ». Il faut cependant noter que si les segments du cercle (ses « parties ») sont une matière du point de vue du cercle abstrait, mathématique, ces segments vont devenir des formes si l’on se place du point de vue du « cercle d’airain ». Dans ce cas, c’est l’airain qui constitue la matière, les parties du cercle constituant la forme. Mais, les parties de la matière ne sont pas forcément des parties de la forme si l’on se place d’un point de vue biologique : un homme peut vivre sans jambes, qui sont pourtant des parties de son corps matériel, et pourtant il reste tout de même un homme. Cela signifie que les parties de la forme « homme » ne sont donc pas identifiables aux parties de son corps, et il s’agit donc de les penser de manière différente. En effet, la forme est une unité qui ne peut se décomposer en éléments que par la pensée, alors que nous pouvons distinguer dans le corps des éléments réellement séparables. C’est pour cette raison qu’Aristote nous dit que le cadavre d’un homme n’est « homme » que par homonymie : une fois que la forme est perdue, forme qui permettait la vie du corps, ce dernier se résout en ses éléments. Pour cette raison, la forme homme n’est plus présente dans le cadavre, mais cependant nous pouvons encore le nommer « homme » par homonymie car nous identifions cet agrégat qu’est le cadavre à ce que nous percevons extérieurement de l’homme. Rapidement cependant, avec la putréfaction, les parties se corrompent et le cadavre ne sera dit « homme » que de plus en plus difficilement. Nous pouvons donc dire que les parties de la matière (doigts, jambes… dans le cas de l’homme) entrent comme parties dans le composé de matières/forme, mais ce ne sont pas pour autant des parties de la forme : ce ne sont donc que des parties du composé. Nous pouvons donc dire que les éléments de l’homme (doigts…) sont des parties antérieures au tout d’un point de vue matériel ; mais, du point de vue formel, la forme-homme est antérieure.
La conception de l’âme chez Aristote est biologique et il s’agit de penser de manière particulière la question des parties de l’homme : certaines parties sont essentielles à l’homme et entrent implicitement dans sa définition, comme par exemple le cœur et le cerveau. La question de la forme au niveau biologique est donc particulière, et la matière y est étroitement liée à la forme. Relire également Parties des animaux, I, 1, 640 b 28-641 a 16.
Le déploiement de la forme se réalise dans le temps, par étapes, et si les parties n’étaient postérieures au tout, l’homme serait automatiquement adulte : les enfants et adolescents ne seraient hommes en aucune manière (pas même en puissance). Il y a donc une antériorité de la forme en puissance (qui recoupe la problématique de la cause finale), mais non en acte. L’âme a donc une fonction d’antériorité au sens où elle produit le corps, l’organise, mais de manière intérieure : il n’y a pas impression de la forme à partir de l’extérieur, et c’est ce qui différencie le modèle de compréhension biologique de la forme (aristotélicien) du modèle « artistique » (platonicien et néoplatonicien).
Une précision supplémentaire : dans le cas du cercle, nous avons plusieurs niveaux. Dans le cas du cercle en général (celui dont on donne une définition géométrique), il n’y a aucune matière associée à la définition. Si nous considérons, toujours au sein de la géométrie, « tel » cercle particulier (qui a par exemple 1m de diamètre), nous associons une matière intelligible à la définition (qui n’est plus alors une définition au sens propre), c’est-à-dire des dimensions. Dans ces deux premiers cas, il n’y a pas de correspondant au niveau de l’homme, puisque l’homme en général suppose déjà une matérialité, des organes. C’est pourquoi l’exemple du cercle d’airain nous permet de mieux comprendre ce qui est en jeu au niveau de l’homme. L’homme en général (qui donc suppose une matière) correspond au cercle d’airain en général et l’individu particulier correspond pour sa part à « tel » cercle d’airain (avec des dimensions).
Je répète donc encore une fois que la question du « lieu » fait intervenir la distinction entre le niveau « logique » et le niveau « réel » : comme je l’ai déjà dit, l’être au sens verbal est la liaison dans le jugement qui correspond à une synthèse du logos (« réelle » encore une fois et pas seulement « transcendantale » ou de prédication). La liaison qui se fait dans la définition de l’être trouve son origine dans une unité analytique, c’est-à-dire d’essence, et pas uniquement synthétique ou de prédication. Si je dis que « l’homme est animal », cela suppose que je divise la forme (c’est-à-dire que l’homme est une espèce du genre animal). Dans ce cas, la liaison est essentielle et interne et il s’agit là de ce que nous pourrions appeler une unité originairement analytique. Si je dis par contre « l’homme est musicien », j’opère une prédication, c’est-à-dire que j’ajoute quelque chose qui n’appartient pas à l’essence de l’humanité. C’est là une liaison externe, une unité synthétique. La définition par extension de l’homme trouve son unité dans l’unité analytique de l’homme, c’est-à-dire dans son essence. Définir, c’est donc au sens propre « ex-pliquer » l’essence, en faire surgir les réquisits implicites. L’être singulier n’est pas un « essaim d’essences ». Il y a une unité d’essence de l’être animé qui inclut l’attribution essentielle, faisant que ce n’est là une prédication accidentelle. D’une part, l’unité d’essence est interne et développée par la définition qui « ex-plique » l’essence sans lui ajouter des prédicats qu’elle contient déjà de manière implicite (en puissance). Mais, d’autre part, l’unité de prédication est externe et ajoute de nouveaux prédicats.
Enfin, refuser le lien entre la forme (âme) et la matière (corps), en y voyant une problématique cartésienne, c’est simplement de rien comprendre à l’essence comme « entéléchie ». D’ailleurs ce rapport est si important qu’il est pertinent de faire intervenir la question du pilote et du navire, qui n’est pas l’apanage de Descartes puisqu’on la retrouve chez Thomas. L’âme ne peut s’unir au corps comme le pilote au navire, c’est-à-dire selon une relation d’extériorité (le pilote et le navire étant différents), et c’est comme forme qu’elle s’unit au corps, c’est-à-dire selon une relation d’intériorité. Le corps est donc la prolongation de l’âme en fonction. Ce qui donc opère comme cause première, c’est l’opérateur, c’est-à-dire la forme, ce qui permet une comparaison avec la question de la science : la science est bien la cause première quand je connais par la science, mais l’âme est cependant nécessaire afin de manifester la connaissance. La science est donc première en soi, mais pour nous, c’est l’âme qui est première, puisque c’est elle qui va tirer la science de la puissance à l’acte. La science est donc première en puissance par rapport à l’âme, mais seconde en acte. L’exemple de la santé, qui est forme du corps, nous permet de comprendre un nouveau point : le corps de l’homme est plus parfait s’il est en bonne santé (puisque la santé est la forme du corps) ; et comme la science est la forme de l’âme, il apparaît ainsi que la perfection de l’homme réside dans la connaissance. Plus l’homme sera savant et plus il sera homme, plus il sera élevé dans l’échelle de l’ontologie scalaire. Les savants sont donc plutôt au sommet de cette échelle qui classe les individus, échelle qui étend l’humanité du « bestial » (qui n’a la raison qu’en puissance et qui ne l’actualise pas) au « savant » (qui actualise totalement sa rationalité).
zono a écrit :
Faux. Encore du Descartes. Pour ce qui est d'Aristote, vois les premiers Analytiques I,3 (la méthode dichotomique est impuissante à conclure l'essence par voie de division) et les seconds Analytiques I,2 (il n'y a pas de syllogisme scientifique — apodeixis — de l'essence).
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zono a écrit :
Faux. Il n'y a pas de degrés différents au sein de la définition, à moins de confondre définition (orismos) et logos.
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zono a écrit :
Faux. La définition est toujours l'expression d’une essence, et elle n'est que cela.)
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Pour finir, puisque vous avez besoin que l'on vous prenne par la main, je rappelle encore une fois que l'enjeu d'Aristote dans la Métaphysique Z, 4 est de montrer que l'on peut admettre justement des degrès variés dans la définition, et que le mot peut être pris soit en son sens strict, soit en son sens dérivé. Ce point est important pour la compréhension du De anima, II, 1, 412 A 6-29, car la définition de l'âme sera celle d'une substance composée, possédant la vie comme une qualité. Si donc il est possible de donner une définition de l'âme, il apparaît qu'il ne s'agira là d'une "définition" qu'en un sens impropre. Ainsi, la science du vivant n'est jamais une science complète, dans la mesure où restent des particularités, issues de la matière, qui ne peuvent être étudiées...
zono a écrit :
Pour ce qui est de Platon, il n'y a pas de séparation chez lui entre une forme et une matière. Tu n'as visiblement pas lu le Philèbe.
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Pour quelqu'un qui se vante de suivre les textes avec exactitudes, voilà une remarque parfaitement déplacée, sachant que la critique de Platon émane, du moins implicitement, des textes d'Aristote lui-même... Vais-je devoir vous expliquer le Philèbe ?
Voilà je m’arrête là pour aujourd’hui : la suite de mon explication concernant l'entéléchie ce soir ou demain…