Une petite présentation de Deleuze. Très incomplète, mais il faut bien commencer par quelque part... (par le milieu, of course).
Deleuze aujourd'hui
Pour commencer, une petite anecdote : si vous allez sur la page Wikipédia de Deleuze http://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Deleuze, vous verrez à la fin dans la rubrique "Le vocabulaire de Deleuze" plusieurs concepts centraux de D. : Corps sans organe, déterritorialisation etc.
On pourrait jouer au jeu : cherchez l'intrus parmi ces concepts. Lequel n'a rien à faire là ?
L'intrus, en l'occurrence, c'est "pornologie". On peut se demander ce que fait ici ce terme, qu'on essaie de faire passer pour central chez Deleuze, au même rang que rhizome ou ritournelle, alors que "pornologie" n'apparaît que dans un seul livre, Présentation de Sacher-Masoch (deux occurrences à quelques lignes d'intervalles) et n'est jamais repris par la suite. En cliquant sur l'article "pornologie" http://fr.wikipedia.org/wiki/Pornologie , vous voyez que c'est un terme repris par Medhi Belhaj-Kacem, le disciple récemment déçu d'Alain Badiou.
J'ai un ami qui connaît bien Deleuze, et qui a protesté en disant que ce terme de "pornologie" n'était pas du tout un concept-clef de Deleuze, mais il s'est heurté au dogmatisme habituel des administrateurs de Wikipédia. Peut-être même que c'est Belhaj-Kacem, ou un admirateur de ce dernier, qui a tenu à garder le terme.
Je vois dans cette anecdote un bon exemple de la situation confuse où se trouve Deleuze aujourd'hui : on le célèbre, on veut utiliser ses concepts, les faire fonctionner, comme lui-même le souhaitait, mais entre ses "héritiers", c'est la joyeuse pagaille, la hâte des jeunes chiots, l'enthousiasme juvénile. Comment savoir quel concept est important ou non chez lui ?... Comment ne pas tomber dans le folklorique et le kitsch à force de vouloir inventer et oser des combinaisons inédites ? Et pourquoi ne pas inventer, créer, puisque Deleuze n'a cessé de nous y enjoindre ?
Pourquoi ne pas s'inventer son propre Deleuze, piocher chez lui comme il le disait lui-même, comme dans une boîte à outils ?... Au risque de confondre le secondaire et l'important.
Anarchie ou métaphysique ?
Deleuze est admiré ou négligé, souvent hâtivement compris. On ne sait que trop que c'est un anarcho-désirant (le penseur de mai 68 qui nous enjoindrait à libérer nos désirs spontanés et à rejeter tout ordre et toute méthode pour mieux exprimer l'immanence vitale... -anarcho-désirant étant un terme employé par Badiou, entre dix autres contresens) .
A l'inverse, pour ceux qui ne veulent pas le réduire à cette caricature, il y a une tentation inverse, celle d'en faire un auteur classique, académique, "sérieux" en somme. A l'image d'un penseur de l'éclatement et du chaos, on veut alors substituer celle d'une métaphysique de la différence, d'un système du multiple, d'une ontologie de la vie. L'objet est à chaque fois un peu surprenant, mais l'attitude (celle du métaphysicien) est bien plus rassurante.
Il y a donc deux tentations contraires : renvoyer Deleuze aux années 70 et aux "délires" des pensées du désir. Ou bien l'acclimater aux années 2010 en l'accueillant, comme on accueille Jean Moulin au Panthéon, dans l'histoire de la philosophie. Bref, un Deleuze anarchiste contre un Deleuze académique.
A vrai dire, D. a lui-même donné des indications qui pourraient aller dans ces deux directions. Il parle à la suite d'Antonin Artaud de l'anarchie couronnée, il critique toute transcendance, tout au-delà, il nous montre un monde strictement immanent, où l'être ne se dit plus que ses différences.
De l'autre, il a pu déclarer se sentir "pur métaphysicien", vouloir faire un système classique. On découvrirait alors un Deleuze très bon connaisseur du Moyen-Age, presque scolastique par endroits, aussi métaphysicien que Leibniz et aussi systématique que Spinoza. Un métaphysicien où la différence a pris la place de l'être, mais pour nous assurer d'un monde harmonieux dans toute sa variété.
La pensée de la différence nous conduit-elle à un monde éclaté ou à une néo-scolastique adaptée à notre époque de changement et de révolutions en tous genres ? D. était-il dans l'air du temps ou bien maquillait-il d'un habillage "pop" de vieilles idées ?
Concept et pédagogie
S'il y a un terme qu'il n'a jamais renié, c'est celui de professeur. Deleuze dit et répète dans l'Abécédaire qu'il a aimé enseigné et qu'il s'y est consacré pleinement. Ses cours n'étaient pas un gagne-pain à côté de ses livres. Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, il défend un usage pédagogique du concept, entre la version grandiose, mais dogmatique, à la Hegel (le Concept contient le Tout), et la version dégradée, vulgaire de la publicité (le concept publicitaire, les "concepteurs" ). Le concept permet de répondre à un problème et à le poser correctement. Le concept ne peut donc être absolutisé, tenu pour le moment suprême de l'esprit (Hegel). Et le concept n'est pas l'idée qui permettra de faire vendre des paquets de nouilles (la pub).
En revanche, Deleuze refuse le terme d'intellectuel, synonyme de bavard ayant un avis sur tout. Il retrouve ici la critique bergsonienne de l'homo loquax, celui qui peut parler indifféremment de tout. Pour Deleuze, l'intellectuel est celui qui a un savoir de réserve : il en a toujours dans sa besace. Tandis que le philosophe ne doit savoir et connaître que pour penser et créer des concepts.
Deleuze pense en effet que la philosophie se définit comme l'activité consistant à créer des concepts. La philosophie n'est pas contemplation d'idées pures, ni réflexion surnos facultés ou sur des domaines extérieur à la philosophie ; elle n'est pas non plus outil de communication et de clarification du discours. La philosophie est création de concept.
La lettre et l'esprit
Il est alors tentant, pour le comprendre, d'exposer les principaux concepts de Deleuze. François Zourabichvili l'a fait, avec une intelligence admirable. Il connaissait parfaitement l'esprit et la lettre de D., au point de singer ses tournures et ses expressions (mais tout bon commentateur n'en arrive-t-il pas là ?)
Z. a parfaitement exposé les problèmes qui sous-tendent ces concepts. Il y a une autre voie pour présenter en quelques mots la pensée de Deleuze, en évitant l'écueil de la présentation doctrinaire ou du défilé scolastique des questions et des concepts, c'est de revenir à quelques idées directrices qui guidaient assurément le travail philosophique de D. J'utilise l'expression d'"idées directrices", bien peu deleuzienne, faute de mieux, parce que mon but est de montrer quelques lignes de force de sa pensée, la logique d'ensemble qui structure sa création de concepts.
Il faudrait ainsi retrouver l'esprit sous la lettre. Ce qui est tout à fait faisable, dans la mesure où Deleuze lui-même a expliqué en toutes lettres l'esprit même de sa philosophie. Il est donc recommandable de suivre les indications philosophiques qu'il nous donne sur sa philosophie pour le lire.
Plutôt qu'un tableau de ses champs de recherche, de ses concepts, de ses thèses, ou de l'évolution de sa pensée, je vous propose quelques "mots de passe" (une douzaine) pour entrer dans ses textes.
1) Il y en fait un terme qui convient mieux qu'idées directrices, ou principe, c'est en effet celui de "mot de passe", qu'il oppose aux mots d'ordre. Le doctrinaire, l'homme politique, l'idéologue etc. transmettent des mots d'ordre. Quand ils parlent, c'est pour obtenir de l'obéissance, de la soumission, pour obtenir implicitement que les gens adhèrent à un message, à un discours, qu'ils se comportent comme s'ils y croyaient. Le mot d'ordre nous assigne à une croyance, nous assigne à une place. Il y a au fond de tout mot d'ordre une petite sentence de mort.
Le philosophe, lui, transmet des mots de passe, pour faire passer dans la pensée autre chose que des incitations à obéir, pour retrouver un souffle de vie. Tout texte de philosophie devrait être l'occasion de découvrir ou d'inventer des modes d'accroissement de notre puissance. Pour le dire encore plus simplement, toute philosophie est spinoziste, en ce qu'elle augmente notre puissance d'agir et nous forçant à penser.
C'est le sens "vitaliste" de la pensée de Deleuze. Faire passer des concepts qui intensifient la vie.
Ce qui va de pair, pour le philosophe, avec une lutte contre tout ce qui mortifie, rabaisse la vie. La philosophie est un combat, et une résistance à l'infâme, à l'innommable, à ce que Deleuze nomme, d'après Primo Levi, la "honte d'être un homme". S'il y a une nécessité à penser, à inventer des modes de la joie, c'est aussi parce qu'un des plus puissants motif de la philosophie est la honte d'être un homme. Comment les hommes ont-ils pu faire cela ?... Comment peut-on penser avec autant de bassesse, d'ignominie ?...
2) Ce qui m'amène à un second point : le concept est concret, pratique. Comme Deleuze a écrit Spinoza, philosophie pratique, on pourrait écrire "Deleuze, philosophie pratique". Le concept n'est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, il est création, et pour créer, il faut une puissante intuition vitale, puissance qui affirme une protestation et un triomphe de la vie contre ce qui la mutile, l'empêche d'entrer en possession de sa puissance.
La pensée tire sa force de sa lutte contre la bêtise, la méchanceté, l'ignoble. La pensée est donc agressive, conquérante : penser, c'est s'emparer, c'est capturer, c'est "mordre" sur la réalité. Le concept est ce qui capture et contient du réel.
3) Il ne s'agit donc pas de créer pour créer. Créer répond à une nécessité. On ne pense pas quand on en a envie, mais quand des forces s'emparent de nous et nous obligent à penser. La pensée est ainsi un évènement : elle n'est pas une faculté qui s'utilise ou pas. La pensée a lieu en fonction de certaines forces, affirmatrices ou pas, qui s'emparent de l'esprit et le font penser.
4) La philosophie n'est alors plus pensable comme recherche désintéressée de la vérité, mais position des vrais problèmes et création de concepts pour répondre à ces problèmes. La philosophie ne peut pas dépendre d'une image de la pensée héritée d'une certaine vision du monde ou d'un autre discours (théologie, politique, idéologique, esthétique etc.), ni plus généralement du schème de la recognition (la pensée reconnaît ce qui existe déjà), elle est capable de poser ses propres questions. Le concept définit le domaine propre de la philosophie, qui n'est pas celui de la science ou de l'art, mais qui ne lui est pas non plus supérieur.
5) Il découle aussi de cette autonomie de la philosophie qu'elle n'a pas à être au service d'un pouvoir ou d'un dogme. Le philosophe ne parle pas au nom d'un parti, d'une chapelle, d'une institution, au nom de valeurs établies. C'est en ce sens que la pensée est "anarchiste" : elle ne crée pas des concepts qui pourront servir à un Etat pour mieux gouverner. Elle n'est pas un savoir qui sera utilisable par une institution. D'où la proximité avec la pensée sauvage, le bricolage : les concepts sont des boîtes à outils. Les gens devraient s'en emparer pour penser, pour agir, pour changer leur vie.
6) La philosophie, si elle veut nous faire penser, s'oppose aussi à l'opinion, règle de la platitude, de l'"indifférentisme". Le philosophe ne peut exister que dans une société libre, démocratique, où règne l'opinion mais où le philosophe viendra pour combattre cette opinion. Rapport agonal, de joute, de combat, contre l'opinion, dont le philosophe a besoin pour la combattre. En ce sens, le philosophe, s'il ne s'adresse pas aux pouvoirs, ne s'adresse pas non plus au peuple et à ses opinions. Il s'adresse à un "peuple à venir", que le philosophe appelle de ses voeux.
7) La philosophie est de part en part pratique en ce sens qu'elle a des effets sur notre vie et sur notre pensée. Si la philosophie peut changer l'image que nous nous faisons de la pensée, elle nous ouvre de nouvelles virtualités. C'est pourquoi, Deleuze ce "mot d'ordre" qui est plutôt un "mot de passe" : "N'interprétez pas, expérimentez". Autrement dit : ne restez pas prisonnier d'une conception pré-conçue du sens et des signes, comme si ceux-ci étaient cachés et attendaient que l'herméneute, le psychanalyste ou le phénoménologue les mette au jour. Penser est un évènement, quelque chose qui peut radicalement nous bouleverser : une rencontre avec ce qui nous dépasse et face à quoi nous sommes soudain tout à fait humbles.
8) Le philosophe n'a donc pas d'abord pour tâche de rendre compte du donné, mais de frayer de nouvelles voies pour vivre. Deleuze parle de lignes de fuite, qui nous emportent hors des territoires où nous vivons habituellement, par une rencontre brusque, inattendue, avec un dehors. Cependant, "une ligne de fuite ne peut pas suffire à nous sauver". Toute ligne peut mal tourner, tourner en ligne de mort. La logique du désir requiert donc une prudence (phronesis) propre à nous permettre de suivre des intensités vitales sans en arriver au point où elles nous brisent en se retournant contre nous.
9) Deleuze est classé dans les penseurs de la vie, les penseurs "vitalistes". Immanquablement, la question qui brûle les lèvres est : "mais au fond, qu'est-ce que la vie dont vous parlez sans arrêt ?" C'est ici qu'importe la formulation des questions et la position des problèmes. Il y a bien la vie comme courant vital qui engendre les organismes et survit à leur mort, la vie au-delà des individus. Mais la vie que nous vivons, c'est toujours une vie singulière. Notre vie en un sens, mais il ne s'agit de penser la vie comme une propriété ou comme quelque chose qu'il faudrait s'approprier, une propriété qui devrait être prédiquée d'un sujet comme lui appartenant. C'est toujours d'une vie qu'il s'agit, avec ses vitesses et ses lenteurs, ses désirs, ses crises, ses errances, sa solitude... Une vie donc, qui sans cesse compose des désirs. La question d'une philosophie pratique serait : "Et toi, quels sont tes désirs ?" ou pour le dire autrement : "à la limite, il n'y a que des virtualités". L'actualisation en états de faits, de choses ne vient qu'après, de façon dérivée. Mais une vie est une multiplicité de virtualités et la prudence requise consiste à savoir quels virtualités nous accepterons ou pas. C'est de cela que notre vie se compose, c'est de cela que nous devons nous soucier : des puissances qui passent par nous et qui s'expriment en nous.
10) Il s'agit moins de définir ce qu'est la vie que de savoir de quoi se compose une vie. Deleuze parle en terme non de substance, de propriétés, ou de facultés pour la définir, mais de lignes, concept plus apte à suivre le mouvant et le changeant. Dans un texte de Dialogues, il distingue entre trois types de lignes qui tissent une vie :
a) Les lignes à segments "durs" soutenant des oppositions binaires : le travail/les loisirs, les hommes/les femmes, le pays/l'étranger etc. d'où découlent les dualismes que la philosophie reprend habituellement à son compte : masculin/féminin, abstrait/concret, éternel/temporel etc.
Les institutions, et spécialement l'Etat, fonctionnent et font fonctionner ces dualismes. Ces oppositions, nous ne pouvons pas y échapper entièrement car elles structurent tant notre existence que les briser nous briserait certainement.
b) Des lignes à segments plus souples, qui sont comme la mélodie ininterrompue de la "durée", composée des petites perceptions, des sensations fuyantes que, la plupart du temps, pour des raisons pratiques, nous négligeons ou renvoyant à l'insignifiant. Pourtant, même les fonctionnements les plus binaires intègrent ces petites perceptions, ces gestes non-spectaculaires, toute cette micro-politique (gestes, signes, paroles, actes) qui forment l'épaisseur du quotidien. Si les lignes "dures" forment des territoires avec des disbtributions de signes bien arrêtées (l'avant/l'après, le noble/l'ignoble, les hommes/les femmes), cette ligne "souple" constitue une déterritorialisation relative : je quitte un territoire et j'en retrouve un autre (je quitte mon travail, je me remets au piano).
c) Une ligne de déterritorialisation absolue, qui nous emporte au bout de nous-mêmes. Nous rêvons parfois de vivre ces expériences ultimes (le grand amour, le voyage, l'extase...) qui nous font vivre les limites de ce qui est vivable. L'exemple serait celui d'Achab poursuivant Moby Dick, qui veut en réalité non pas l'attraper mais se confronter à la démesure de sa propre vie dans cette quête qui est une véritable hybris.
11) Il est très difficile de proposer une introduction à Deleuze, parce qu'on ne peut pas partir d'un principe ferme et assuré. On ne peut non plus entrer en lui comme dans le cercle de la dialectique de Hegel (cercle dans lequel il est indifférent d'entrer par un segment ou un autre). En fait, on y entre plutôt par effraction, ou par surprise. C'est la pensée qui nous happe d'un coup et c'est l'événement le moins spectaculaire du monde. L'événement est plutôt de l'ordre du temps vide, du temps mort : moment où nous ne savons plus du tout ce que c'est que penser, et où nous affrontons le chaos (afflux surabondant de déterminations qui ne cessent de se confondre) -non pour y rester mais pour trouver une nouvelle façon de l'affronter, d'y opérer une "coupe", un territoire vivable.
La lecture de Deleuze requiert donc une patience et une prudence particulières. Souvent, vous vous sentez noyé, vous n'y comprenez plus rien. Pourtant, il faut continuer, suivre les textes et voir à quel moment cela provoque une étincelle en vous, à quel moment une intensité passe. C'est un mode de lecture qui ne demande pas tant de suivre un raisonnement qu'une logique très spéciale, tout à fait singulière, qui peut rebuter ou enchanter, une logique qui a sa rigueur propre et qui est celle d'un grand pédagogue -tant il est vrai que Deleuze ne cherchait pas à enseigner sa philosophie, encore moins à être un maître à penser, mais à être comme Socrate la torpille qui provoque un choc qui vous réveille, et aussi vous donne le vertige et vous emmène là où vous n'êtes encore jamais allé.
Message édité par rahsaan le 10-05-2011 à 12:38:29
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