l'Antichrist | Madrid1107 a écrit :
Ce phénomène est très peu élucidé, pourtant tout le monde l'expérimente plus ou moins. Ce terme "transmissibilité affective" me parait excellent pour recouvrir ce qui est effectivement une communication d'une émotion, d'une passion, d'un état affectif, et ceci par voie directe, entre deux personnes. C'est à dire que l'émotion d'un sujet A se trouvera "captée", sentie, par un sujet B : ce sujet B sentira cette émotion ou cet état affectif, exactement comme si à la base cette émotion était produite par lui-même. Pour comprendre mieux cela, on peut prendre l'exemple du bâillement (que tout le monde a pu expérimenter). Le bâillement se communique effectivement par "voie directe" (non pas par "imitation" ou "mimétisme" comme on pourrait le croire). Alors par quoi : je ne sais exactement, il y a peut-être des "ondes" de bâillement qui circulent, ou je ne sais quoi. Mais pour en revenir à la "transmissibilité affective" : certaines personnes ont expérimenté et témoigné de ces phénomènes (sous le manteau car cela touche à des domaines peu voire totalement inconnus par la science en son état actuel d'avancement - de ces domaines qui auraient pu valoir à ces personnes, en des périodes un peu plus reculées, quelque soucis avec les autorités).
Pour parler clair : il est possible de sentir l'angoisse, ou la tristesse, ou la joie, ou l'anxiété, ou l'affection (sous diverses formes), de quelqu'un d'autre. Ces choses se communiquent, à proprement parler. Il faut une certaine expérience de ces choses pour prendre vraiment conscience du phénomène. Mais dans certains cas rares d'intrication*** entre deux personnes, ces phénomènes peuvent être absolument frappants. Surtout si une au moins des deux personnes dispose de capacités, de dons, au-dessus voire très au-dessus de la moyenne (les "sorcières" ne disposent pas de pouvoirs "magiques" : elles ont les facultés de tout le monde, mais surmultipliées).
J'ajoute que ces phénomènes sont indépendants de la distance, c'est à dire de l'espace géométrique (les 3 dimensions). Deux personnes "intriquées" pourront effectivement se communiquer, échanger même, consciemment même, tel ou tel état affectif, et ceci à distance (mais à 2 mètres aussi bien). Ceci parait fou mais c'est un fait : je parle ici de l'expérience vécue par certains, de phénomènes qui font partie de la vie quotidienne de certains. Mais, encore une fois, ces phénomènes existent pour tout le monde, mais à des doses plus ou moins homéomatiques : ce qui rend très difficile leur prise de conscience, d'autant que ces phénomènes vont totalement à l'encontre des données communément admises.
De ces phénomènes de communication à distance découle l'hypothèse non farfelue d'une "4ème dimension" : qui se définirait premièrement par son indépendance vis à vis des 3 premières. "4ème dimension" par laquelle transiteraient des "ondes" ou je ne sais quoi : le résultat est en tous cas la communication à distance d'états affectifs.
Par la "4ème dimension" transitent des sentiments, des émotions. Mais aussi des pensées (à 2 mètres aussi bien : tous les couples connaissent cela, mais mettent généralement cela sur le compte d'une habitude de vivre ensemble, d'une connaissance de l'autre : d'une simple anticipation de ce que va dire l'autre). Mais aussi des images. En ces matières il n'est pas premièrement question de philosophie, mais d'explorer et comprendre des phénomènes, réels. Evidemment il ne serait pas superflu que le philosophe, réfléchissant sur l'émotion, le sentiment, la passion, soit conscient des phénomènes succinctement décrits plus haut : car le concept d'une humanité constituée d'entités distinctes et parfaitement séparées dans le registre émotionnel (ne communiquant finalement que par le biais du ou des langages) - des entités dont par définition le senti de l'une lui serait absolument propre et "incommunicable" (ceci parait pourtant évident à première vue) : ce concept est entièrement caduc, ou plus exactement faux.
*** Le terme "intrication" est employé en physique quantique. Il est une expérience maintenant fameuse, qui met en évidence le fait suivant : deux particules "issues de la même expérience", et ensuite éloignées l'une de l'autre dans l'espace géométrique, se retrouvent "intriquées", en "état d'intrication" : en ceci qu'une modification apportés à l'une des particules (modification vibratoire, ou je ne sais plus quoi), se retrouvera automatiquement et à l'identique chez l'autre particule. La science, par la physique quantique, parait sur la piste de cette "4ème dimension", qui serait une sorte de "voie de communication" (indépendante des 3 premières dimensions), "voie de transit", pour certaines choses : pour tout ce qui est du domaine de l'incorporel, peut-être (y compris toutes les choses de l'esprit). Sauf que les émotions, qui peuvent être vues comme des "vibrations" (lorsqu'elles sont en "transit" ), sont bien in fine ressenties en rapport avec un corps (Descartes pourrait là détailler les modifications physiques, pression sanguine ou autres choses, afférentes à telle ou telle passion). Enfin là il faudrait un vrai philosophe pour épiloguer convenablement sur tout ça.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Intrication_quantique
|
Mouais, comme toujours ce qui me gêne dans ce genre d'approche de la question, c'est l'indifférence, voire le mépris, bien enrobé dans une apparence de rigueur scientifique (« Le terme "intrication" est employé en physique quantique »), gage de crédibilité, pour l'intellection philosophique qui, comme chacun le sait, est le début et la fin de toute connaissance véritable, c'est-à-dire consciente d'elle-même, de ses moyens et de ses fins ! Ainsi donc, ce concept de « transmissibilité affective » peut recevoir plusieurs interprétations en fonction des auteurs concernés (comme le faisait remarquer justement foutre de). D'une manière très générale et, encore une fois pour faire simple, on peut dire que si autrui est immédiatement évident, c'est qu'il m’est donné sans distance, entrelacé avec le monde des choses où je suis. En effet, « je n’ai pas seulement un monde physique, je ne vis pas seulement au milieu de la terre, de l’air et de l’eau, j’ai autour de moi des routes, des plantations, des villages, des rues, des églises, des ustensiles [...]. Chacun de ces objets porte en creux la marque de l’action humaine à laquelle il sert. Chacun émet une atmosphère d’humanité [...]. Dans l’objet culturel, j’éprouve la présence prochaine d’autrui sous un voile d’anonymat » (cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, pp 399-400). Je n’ai pas besoin de déduire autrui puisqu’il est immédiatement là dans tous les objets culturels : autrui est présent en une chose, hors de sa présence effective en chair et en os.
Peut-on se passer d’autrui comme le naufragé sur son île déserte ? Je ne puis me passer d’air, d’eau, de nourriture ; mais je puis, semble-t-il, me passer d’autrui. La permanente solitude du naufragé apporterait la preuve de la consistance d’un monde sans autrui, et donc du fait qu’autrui n’est qu’un supplément au monde. Or, non seulement Robinson possède la caisse du charpentier (il n’a pas à refaire le lent processus qui l’a conduit à la maîtrise des outils : empiriquement seul sur son île, il a déjà l’humanité avec lui dans la hache et le mousquet) qui fait de lui l’héritier de l’ingéniosité humaine, mais il multiplie les rites et les activités « conventionnelles », c’est-à-dire dépourvues d’utilité vitale : Robinson a peur de manquer d’encre, et pas seulement de poudre ou de clous. Le besoin de tenir un journal et un calendrier prouvent qu’un monde où l’on survit est incomplet si l’humanité n’y est pas présente. Car le calendrier, avec ses dimanches, et ses mois, ses anniversaires et ses célébrations, n’est ici que l’humanité du temps. En remplaçant la paresseuse fluidité des jours et l’indifférenciation du passé par l’inscription régulière du temps, Robinson restitue le monde à l’humanité. Perdre le compte des jours revient à perdre la distinction chronologique de la mémoire, et enfin à perdre la mémoire et sa propre humanité. Il y a en effet une équivoque très révélatrice dans le terme d’humanité, qui désigne à la fois la réalité des autres hommes, et la qualité d’homme en moi. En apparence, observer le repos dominical est absurde sur une île déserte. Mais Robinson, lorsqu’il est l’auteur de toutes ces institutions, ne cesse de produire autour de lui et en lui la présence de l’humanité, de peur de perdre sa propre humanité si celle-là venait à lui manquer.
Ainsi, s’il m’arrive d’être seul, la solitude est une figuration très inadéquate du solipsisme. Quand Pierre n’est pas empiriquement présent, face à moi, il vient de me quitter ou il va revenir : il est visé dans mes regrets et mes attentes, ou même dans le soulagement d’être délivré de son importunité. L’immédiateté de mon vécu renvoie ainsi au caractère pathétique des sentiments que j’éprouve pour autrui. Quand je suis triste de la perte d’une amie, la tristesse est là immédiatement dans le vécu, sans distance possible et cette tristesse est la manière pour l’autre d’être présent à ma conscience. L’affectivité se joue dans ce rapport direct de soi à soi que la conscience porte en elle dans l’immédiateté du vécu. Du point de vue de la perception, autrui est absent ; mais il est pourtant le corrélat actuel (cf. Husserl, Merleau-Ponty) de mes pensées ou de mes sentiments.
Cependant, souvent, il ne s’agit plus de Pierre ou de Paul, et donc d’un individu singulier : la solitude n’est pas tant l’absence que l’anonymat d’autrui. Car elle me donne autrui comme délivré de son individualité déterminée : ainsi, dans l’objet culturel, je n’éprouve pas la présence de tel ou tel homme en particulier, mais de toute une tradition humaine. Sans rien connaître de l’histoire, des empereurs et des architectes, lorsque nous nous abritons à l’ombre des ruines nous sommes protégés du soleil par le vestige d’une indistincte humanité. La solitude est alors comme ces hauteurs d’où semblent peints certains tableaux de Brueghel, et qui dominent vallées ou villages : de là-haut, on voit s’affairer de multiples personnages trop petits pour qu’on puisse les reconnaître individuellement et discerner leurs traits, mais on entend d’autant mieux monter la grande rumeur de l’humanité.
A la différence du monde, qui ne m’est jamais donné comme une chose (puisque ce sont au contraire les choses qui ne me sont données que comme choses du monde) mais qui est toujours présent dans la moindre perception, autrui a cette réalité singulière d’être à la fois comme un monde humain, une présence qui déborde et qui fonde la réalité de tout ce qui peut être donné en elle (dans l’objet culturel) et comme quelque chose qui peut être absent, qui, à la manière de Pierre ou de Paul, ne saurait avoir de présence effective que dans la perception (la science et la perception nous rappellent sans cesse tout ce qui dans le monde paraît limiter et restreindre la présence de l’homme : le désert, certes, mais aussi la mortalité des individus et des civilisations, ou encore la tardive apparition de l’homme sur notre planète, et la place infime que celle-ci occupe dans l’univers).
Même si la présence d’autrui ne saurait se réduire à celle de tel ou tel individu déterminé, il reste cependant qu’autrui doit pouvoir m’être donné dans une perception actuelle. Or, si évident et indubitable que me soit alors l’être d’autrui, c’est la nature de cette évidence qui ne cesse de faire problème. En effet, il ne s’agit pas de prouver qu’autrui existe, ni même d’inférer son existence à partir de manifestations objectives, comme si autrui était un être en quelque manière imperceptible en soi dont je verrais des indices dans le monde sensible, il s’agit de comprendre comment je puis percevoir autrui comme tel.
C’est alors que nous pouvons faire intervenir la généralisation spontanée du cogito cartésien. La pensée étant définie comme ce qui est « tellement en nous que nous en sommes immédiatement connaissants » (cf. Descartes, Réponses aux secondes objections), la vérité indubitable du cogito est celle de la pure intériorité. Or, autrui m’est assurément extérieur, puisque autrui est dans le monde (il a un corps matériel et visible et ses paroles y sont des sons qui ébranlent l’air). Mais autrui est-il une chose comme les autres ? La chose matérielle est hors de moi comme non-moi, autrui est hors de moi comme autre moi, comme alter ego. L’extériorité du corps d’autrui par laquelle il manifeste sa présence est celle d’un alter ego. Autrement dit, c’est la matière qui conditionne l’altérité d’autrui, bien que l’altérité d’autrui ne soit pas une altérité matérielle, puisqu’autrui est un autre être pensant. Mais comment puis-je attribuer une intériorité à un être visible qui comme tel n’est qu’extériorité ? Nous retrouvons l’aporie cartésienne de l’automate, de la marionnette ou du robot : autrui, comme chose extérieure, n’est peut-être rien de plus qu’une simple complication mécanique. La reconnaissance d’autrui comme autre « Je » doit donc être admise, elle est un pari hasardeux, elle repose sur un dépassement aventureux de mon savoir actuel qui porte exclusivement sur les choses et sur la nature matérielle. Ainsi, l’humanité entière a pour tendance initiale et spontanée de tomber dans le fétichisme qui consiste à supposer les corps extérieurs animés de passions et de volontés plus ou moins analogues à nos impressions personnelles : l’altérité et l’extériorité d’autrui ne peuvent être originellement saisies que comme celles d’une infinie multitude d’alter ego, ou d’analogues de l’ego. Telle est l’hypothèse de l’inférence analogique à partir du corps d’autrui : puisque mon corps est « associé » à une conscience, tout corps qui lui ressemble sera corps d’une autre conscience.
Autrui est donc comme moi homme dans le monde, avec ce corps que je vois. Je ne suis pas pur esprit moi-même, je me sais aussi comme homme, j’expérimente en moi non seulement la réalité de la nature pensante et sa vérité originaire, mais aussi l’union cartésienne de l’âme et du corps. Mon âme est unie à un corps et je possède une extériorité intérieure qui est comme une extension attribuée à l’âme. Or, je ne peux exiger d’autrui ce que je ne suis pas moi-même : c’est comme corps qu’autrui apparaît, l’intersubjectivité sera intercorporéité.
Il ne s’agit plus de comprendre comment un corps-objet peut révéler l’existence d’une conscience, ce qui serait bien impossible, mais de reconnaître que, pas plus que moi, jamais autrui ne se donne comme corps objectif. Autrui se manifeste comme un comportement. Lorsqu’il fait un geste de colère, je n’infère pas le sentiment de colère, par analogie avec le mien : la colère se lit sur son geste, elle n’est rien d’autre que lui. Le geste ne signifie pas la colère (connaissance par inférence), il est colère, et il arrive que mes propres sentiments me soient révélés par les comportements auxquels ils « donnent lieu ». Ainsi, les phénomènes matériels (rougeur, froncement de sourcils...) que je vois sur le visage d’autrui sont autant de réalités que je ne me contente pas d’interpréter comme les indices présents d’une colère ou d’une émotion absente, mais que je vis comme la présence même de cette colère et de cette passion. Ce n’est que secondairement et réflexivement que j’en arrive à distinguer l’élément matériel et le moment purement spirituel de ce que je perçois. Il en va de même pour le langage : quand je m’adresse à autrui, mes mots suivent ma pensée, et je saisis les mots que m’adresse autrui en retour comme la présence vivante d’une pensée qu’il exprime. La rougeur, comme les mots, sont des signes. En leur réalité matérielle et sensible, les signes sont là pour autre chose, qui est matériellement absente. Ma conscience vit donc la présence sensible des signes comme la présence même de leur signification. Elle est ce qui immédiatise la signification dans le signe. Autrui est là, présent, dans le même monde où je suis, et son existence, sa réalité n’ont aucunement à être conclues, inférées ; mais il n’est présent que parce que j’ai la capacité de vivre l’extériorité comme la présence réelle de l’intériorité, le corps comme l’être-là de l’esprit, le signe comme l’évidence de sa signification.
L’expérience d’autrui doit alors être décrite comme relation interne entre des comportements. Le comportement d’autrui est saisi comme comportement de l’autre, parce qu’il fait écho à une possibilité corporelle qui, anonyme, n’a jamais été seulement la mienne. Le comportement d’autrui vient s’insérer dans mon propre comportement comme une possibilité qui, tout en étant autre, demeure encore « mienne », c’est-à-dire qui révèle un soi, et cela justement dans la mesure où mon comportement n’est pas proprement mien, mais déborde de lui-même. Ainsi, le geste de celui qui se protège du soleil est immédiatement vécu, au niveau de mon corps, comme réponse de ce qui, comme moi, est exposé à la lumière, ou plutôt comme prolongement d’un éblouissement qui demeure anonyme. Il n’y a donc pas mon corps et, face à lui, le corps d’autrui, mais une unique corporéité générale, au sein de laquelle des comportements peuvent se faire écho. Mon corps « perçoit le corps d’autrui et y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions... » (cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, p.406) La subjectivité peut être saisie au niveau de la chair. Il n’y a pas d’apprésentation analogique d’autrui, mais son expression immédiate dans et comme son propre corps, corrélative de ma propre incarnation. Autrui paraît, non comme face, à savoir comme un objet où s’apprésenterait une conscience, mais latéralement dans son comportement. Autrui n’est pas devant moi, il ne se confond pas non plus avec ma conscience : il est de mon côté, prolongement de mon propre décentrement. Autrui est cette ligne de fuite indiquée par la profondeur de mon paysage, une sorte de complice, à la fois étrange et familier, qui participe à ma connivence avec le monde, mais vers qui je ne peux me retourner. Mon rapport originel à autrui est de l’ordre de « l’avec » : il n’y a pas moi et autrui face à face dans le monde, mais un être-ensemble, inhérent au fait que chacun de nous est ouverture au monde. Le monde m’annonce ma coprésence aux autres, tout comme l’outil porte en lui un complexe de possibilités anonymes.
Mais n'en restons pas là ! Quel problème une telle conception pose t-elle pour l'intersubjectivité ? Si la relation à l’autre est fondée sur l’anonymat perceptif ou sur le corrélat actuel de mes pensées ou de mes sentiments, nous perdons la dualité moi-autrui à partir de laquelle autrui fait sens. Avons-nous encore affaire à un autre dès lors que ce n’est plus à moi qu’il apparaît ? La découverte de l’intercorporéité (ou de l’apprésentation d’autrui dans les objets culturels) ne revient-elle pas à nier toute différence entre l’autre et moi ? Dans quelle mesure autrui peut-il être qualifié comme autre, si je ne l’atteins qu’en me faisant autre à moi-même ? La relation entre autrui et moi est saisie à un niveau tel qu’elle tend à absorber les termes sur lesquels elle porte : il ne s’agit plus d’une rencontre entre l’autre et moi, mais seulement de la mise en évidence d’une co-existence pure, d’un « on » indifférent, où nous ne communiquons pas, parce qu’aucun ne nous n’a de nom. En renonçant à ce qui fonde notre différence, la relation d’altérité se dissout en une vie générale, de sorte que parler d’autrui devient presque dépourvu de sens. Faire d’autrui un complice, celui qui participe à ma connivence avec le monde, c’est montrer qu’autrui et moi-même disparaissons dans une généralité où personne ne rencontre plus personne, parce que chacun ne se reconnaît plus lui-même. Il s’agit donc maintenant d’échapper à la pure coïncidence de nos consciences, où l’altérité d’autrui serait abolie.
Mais à l'inverse que se passe t-il si nous en restons au dualisme entre moi et l'autre ? Il est bien possible, en effet, de connaître autrui parce que toute connaissance maintient l’opposition immédiate du sujet et de l’objet. Mais cette « connaissance » consiste à rechercher une intersubjectivité qui reste relation entre de pures subjectivités. Le rapport à autrui est une relation d’un ego à un alter ego. Or, en conservant une perspective dualiste et ce présupposé d’une subjectivité pure (mouvement inverse du précédent), l’expérience d’autrui devient celle d’un moi empirique, c’est-à-dire d’un objet. Or, il y a toujours identification de l’autre à moi dans la connaissance : c’est parce qu’il est d’abord le même que moi qu’autrui serait autre, alter ego. C’est bien ce que veut traduire la notion de « lumière » (foutre de en a beaucoup parlé et c'est tant mieux !) telle qu’elle intervient chez Levinas : « La lumière est ce par quoi quelque chose est autre que moi, mais déjà comme s’il sortait de moi. L’objet éclairé est à la fois quelque chose qu’on rencontre, mais du fait même qu’il est éclairé, on le rencontre comme s’il sortait de nous » (cf. E. Levinas, Le temps et l’autre, éd. Fata Morgana, p 47). Comme connaissance, le moi ne sort de lui-même vers le connu que pour se retrouver en lui-même en cette extériorité : connaître, c’est reconnaître, et reconnaître c’est s’y reconnaître. Le mode d’être propre au moi est donc la familiarité, l’impossibilité de l’étranger, de l’étrangeté. Dans la connaissance, le moi ne se libère pas de son identité ; la connaissance est au contraire le propre du moi, comme activité de s’identifier. Il faut donc définir le moi par sa solitude foncière. Solitude positive en quelque sorte, qui n’est pas absence des autres ou impossibilité de communiquer, mais incapacité de sortir de soi, de dépasser sa propre limite. Le solipsisme (comme solipsisme de l’ego et non comme solipsisme du sum) est « la structure même de la raison » (Idem). Ce qui signifie que l’autre n’est pas le même que moi, sur fond d’une altérité que la connaissance surmonterait : il est le moment du même ou de l’identité, comme mode d’exister du moi. Ce qui est n’est pas autre, mais intérieur au moi et correspond à l’extension même de son identification. Cette relation de lumière peut d’ailleurs comporter d’autres dimensions que celle de la stricte connaissance. Le besoin est, lui aussi, un mode d’exister consistant à s’approprier, à s’ouvrir à l’autre sur le mode du manque. De même, le pouvoir désigne un rapport à quelque chose ou quelqu’un tel que rien de lui n’échappe, tel qu’il ne peut opposer la moindre altérité à cette possession : pouvoir, c’est toujours faire l’autre à mon image.
Ainsi, l’identité fonde la différence et, comme chez Hegel, la conscience devient malheureuse de nier la conscience de soi et la liberté de l’autre, c’est-à-dire de cela même qui est condition de sa satisfaction : une autre conscience de soi (dont l’altérité n’a de sens ici qu’au sein du même). Dans la reconnaissance réciproque, l’autre est finalement reconnu comme autre, comme différent, depuis une identité préalable entre nos consciences. Or, autrui n’est pas autre que moi au sens où le vert est autre que le rouge, dans le genre de la couleur. Il n’est pas autre que moi, sur fond d’une identité qui pourrait être totalisée d’un point de vue supérieur, autre parce qu’il est ego : son être consiste en l’altérité.
Tel est le véritable enjeu d’une réflexion sur autrui : montrer comment ma relation à l’autre peut transcender le même - l’identification - au sein du même, comment le moi, sans sortir de soi, peut rencontrer l’autre comme autre. En ce sens, la rencontre procède d’un autre ordre qui n’est pas celui de la lumière (la lumière est absence d’altérité : il y a une solitude de la lumière car le moi est traversé par un appel où il se retrouve lui-même. D’où la notion d’identification) mais plus fondamentalement celui de la relation éthique dont l’une des modalités est le désir : pour s’ouvrir à l’autre comme tel, le moi doit demeurer lui-même. Autrement dit, la mise en question du moi par autrui ne signifie pas son abolition en lui, mais l’émergence d’une identité plus originaire, identité qui n’identifie plus, mais s’éprouve comme absolue passivité, débordant alors d’elle-même vers ce qui transcende toute appropriation. Ainsi, l’apparition du visage d’autrui, chez Levinas par exemple, ne se distingue pas d’une exigence, d’un éveil à la responsabilité. Le visage d’autrui est un appel qui me prend en otage avant toute décision libre comme si tout l’édifice de la création reposait sur mes épaules : la responsabilité qui vide le moi de son impérialisme et de son égoïsme confirme l’unicité du moi. L’unicité du moi, c’est le fait que personne ne peut répondre à ma place. Autrui se présente en effet à travers une face sensible, mais sa présence comme autre consiste à se dépouiller de la forme qui le manifeste, à se dénuder de sa propre image. Il faut seulement ressaisir la nudité selon son sens véritable. Etre nu, ce n’est pas être déshabillé : cette nudité n’est relative qu’au vêtement, et l’autre y est encore « vêtu » de son corps. Or, on peut être nu en étant paré et protégé en sa nudité. Dépouillé de sa propre forme, le visage d’autrui est dénuement, non pas en ceci qu’en son visage autrui serait mis à nu, mais comme mode d’être : autrui y apparaît comme pauvreté, vulnérabilité absolue, comme mortalité. Le visage est alors ce que je désire : il n’est pas manque à combler, mais rapport à un être situé par-delà la satisfaction et le manque. Le désir est exposition à l’infiniment autre, par conséquent générosité plutôt qu’appétit. Il excède toute concupiscence mais renvoie à une susceptibilité qui n’est plus sensibilité. |