Le vent d’hiver souffle en avril, encore une de ces stupides phrases que la guilde des marchands claironnait dès le réveil aux convoyeurs. Six cent vingt-deux jours que je l’ai quitté la terre sur le S. Chabal, croiseur de deuxième classe de Proxima du Centaure. Je me lève, rejoins la salle de bains et m’ébroue délicieusement sous le jet brûlant, bercé par le bruit de l’eau frappant le rideau de douche. Je me regarde dans la glace, après un sommeil cataleptique si long je ressemble à un homme des cavernes. J’appelle le barbier pour qu’il arrange tout ça. Dans un souffle d’aéroglisseur, la machine tourne autour de moi. Les cliquetis de ciseaux et le ronronnement de tondeuse accompagnent mon esprit qui dérive vers des contrées anciennes. Je me rappelle mon enfance, quand l’air était vrai, pas cette saleté de conserve… Je me revois enfant, skiant sur les pentes des montagnes entourant le lac de Paladru. Je repense à l’Isère, mot vide de sens ici, dans cette immensité sans fin. Subitement, je ne supporte plus le vermillon criard de l’outil qui s’active, son zozotement de faux italien claironnant les salamalecs de la propagande étatique. Je shoote dans la stupide machine qui rebondit comme un ballon sur les murs de ma cabine. Je la regarde ramasser ses outils, déblatérer sur les saligauds de rastaquouères incapables de respecter le petit personnel… Je ne comprends toujours pas pourquoi les fabricants s’obstinent à leurs implanter ces succédanés de réactions humaines. J’enfile mon uniforme, serre ma ceinture tellement lourde de cette saloperie de flingue.  
Je suis de fort méchante humeur lorsque je rejoins la passerelle, je commande un thé au jasmin, des fruits et quelques sandwichs au robot cantine qui m’attend sagement là. Il se passe de babillage, la centrale du vaisseau a dû le reprogrammer pour éviter un nouvel excès de colère de ma part. Pendant que le thé infuse, je le regarde, fiable coupeur d’oranges, tirer un jus abondant des agrumes de nos cultures hydroponiques : il épluche consciencieusement un énorme pamplemousse pour en faire de jolis quartiers débordants de vitamines en tout genre. Le pain est frais, la mortadelle a ce goût délicieux qui ravit mes papilles.
Je me demande pourquoi le vaisseau m’a réveillé, je questionne Sébastien, l’IA du vaisseau, pour en savoir plus, lorsque arrive TTN, mon lieutenant.
TTN, c’est Tchouc Tchouc Nougat, un natif de Proxima, pas de barbier ni de douche pour lui, il est couvert d’une fourrure abondante et se passe très bien du contact de l’eau. Il commande au cuistot trois poulet rôtis qu’il désosse avec délices pour en engloutir les chairs juteuses. Il s’est pris d’une passion pour ses volatiles terriens qui courent un peu partout dans la ferme du vaisseau.
Seb nous fait un rapport de la situation de sa mécanique et gutturale voix de machine : « Prolifération anarchique de vie organique et végétale, présence anormale de vie organisée dans la soute, capteurs d’état hors service. La directive 437 du code de la navigation exige l’intervention du pilote et de son second. »  
Il nous a donc réveillés pour contrôler la cargaison, 50 millions de mètres cubes d’eau, chargés juste pour ne pas faire le voyage a vide.  Dix Méditerranées dans une cuve en plastociment, chargée directement dans l’espace. Une pesanteur artificielle, des UV, une bonne circulation d’air, un brassage de l’eau pour la garder en vie et hop le voyage commence.  
Nous descendons donc vers la soute pour un contrôle visuel.
Je suis excité comme une puce, on va faire sauter les plombs de la compagnie et se retrouver devant cette énorme masse d’eau.
 Je dis à TTN :
-Tu vas voir, c’est somptueux, comme d’être au bord de la mer.
-J’ai jamais vu la mer, il paraît qu’une fois qu’on y est elle est bonne.  
La porte est monstrueuse, à l’image du sas qui mesure bien 2 hectares.  Je compose le code, elle s’ébranle dans un hurlement de métal déchiré. L’éclairage respecte le cycle terrien, nous sommes le matin, la vue qui s’offre à nous est fantastique, démesurée. Nous avançons sur le quai du réservoir, les murs sont envahis de plantes, le hangar est entièrement recouvert d’une jungle luxuriante. Les robots d’entretien sont comme cloués aux catways, ils semblent avoir explosé de l’intérieur, des plantes mi algue, mi lierre  sortent de leurs entrailles disloquées.
Normal, donc, que l’IA du vaisseau n’ait plus de nouvelles, il ne reste plus une machine intacte. L’arrière-garde de l’entretien et de la surveillance est coincée dans le hangar, il va falloir faire venir des tronçonneurs pour libérer l’entrée.
On entend dans la végétation des mouvements vifs, des cris stridents, il y a une vie complexe ici. Je commence les relevés à l’aide du scanner. C’est une espèce de flûte à bec à senseurs multiples, capable de détecter plusieurs millions de codes génétiques et de les envoyer sur le terminal de Seb et sur les nôtres. Je regarde fugitivement mon écran, les nombres défilent de plus en plus vite, la vie présente dans ces bosquets dépasse de loin le stade embryonnaire. Tout ça n’est pas normal, il ne devrait y avoir que de l’eau, rien que de l’eau… Nous reculons doucement vers le sas pour y établir un plan d’action. Je trouve subitement mon arme moins lourde, rassurante presque. TTN aussi est nerveux près de moi. Il regarde ébahi l’océan devant lui, la jungle partout, sur les murs, les quais, les machines. Il sent le danger, les poils de son dos et de son cou sont hérissés, il regarde fixement, arme au poing, le groupe de rats d’eau péraméloïdes qui semble le trouver à son goût et suit chacun de ses mouvements.  Arrivés dans le sas, j’actionne la fermeture, la faune est à nouveau enfermée de l’autre coté.
On se concerte rapidement, le plan est simple, on rentre accompagnés de tronçonneurs et de gardiens, les premiers libèrent le hangar et les seconds assurent notre sécurité.
Les robots en place, j’actionne l’ouverture de la porte. A la vue de la troupe qui nous accompagne, les animaux détalent. Le débroussaillage peut commencer.
Je discerne dans la pupille opaline de mon second la surprise et le désarroi. Il n’a jamais vu autant d’eau, rarement de jungle.  
L’ouverture du hangar est imminente lorsqu’une attaque nous surprend, des plantes lierre s’enroulent autour des machines. Les gardiens tirent dans tous les sens, détruisent une à une les attaquantes immédiatement remplacées par d’autres plants plus gros… La bataille fait rage lorsque j’en sens une s’enrouler autour de ma jambe et me tirer vers la mer. TTN vide son chargeur sur la tige, à deux doigts de mon pied.
- Non mais ça va pas, t’as pas plus gros ou plus petit ??? T’as failli me tuer, là !
- Attention, derrière toi !
J’ai à peine le temps d’esquisser un mouvement qu’une racine m’attrape les deux pieds et me précipite à l’eau. Je suis perdu, c’est dans un demi brouillard que je vois TTN nager vers moi un couteau à la main. C’est à ce moment là que je perds connaissance.  
Je me réveille sur les berges du canal, Thierry est là près de moi, il gueule comme un tordu :  
- Mais c’est pas vrai, t’es taré, même pas foutu de gérer un psilo sans te foutre à la baille, et arrête de m’appeler TTN, t’es super lourd !!!
- Tu es hors de danger, c'est plutôt ça que les héros disent en sauvant l’innocente victime, non??? Remarque, tu peux la tuner ta phrase...  
- Putain tu fais chier, on est trempés et tu fais encore chier!!! Je te refourgue plus rien, les champis, la prochaine fois, c'est tintin !  
TTN se barre furieux, me laissant là, dégoulinant de flotte sur les pavés. Ma mère m'avait prévenu:
- Ne joue pas avec ça, tu risques de te faire pincer très fort...
Et je ne l'ai pas écoutée, encore une fois...