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Faites comme moi, démissionnez !, par Laurent Lèguevaque
LE MONDE | 01.03.06 | 13h59 Mis à jour le 01.03.06 | 13h59
Dans les colonnes des journaux, çà et là on le sent, la magistrature française redresse la tête. Marre de cette fichue commission parlementaire ! Ulcérés par les menaces dont serait victime le juge B., les magistrats se récrient, portent plainte, regimbent... Pourtant, il n'y a pas à tortiller : il faut qu'ils démissionnent ! Qui ? Le juge B., bien sûr, mais aussi le procureur, le juge incarcérateur, et tous ceux de la cour d'appel ayant trempé dans cette sale affaire d'Outreau. Soixante-dix magistrats, paraît-il : tant mieux, ça libérera des places... De l'air !
Après tout, moi, j'ai démissionné pour moins que ça. Vrai ! Juste parce que j'en avais assez. Parce que j'allais au palais à reculons. Parce que, au fil du temps, j'étais devenu l'inverse de ce que je voulais être. Parce que j'étais en quête d'humanité. Et parce que, des erreurs judiciaires, j'en commettais aussi. Comme tous les juges. Saleté de système pénal. Mais, objecteraient mes anciens collègues, "techniquement, il n'y a pas eu erreur judiciaire". La belle affaire ! Que penser de chirurgiens qui continueraient d'opérer après avoir tragiquement raté treize interventions ? Que penser de magistrats qui, toute honte bue, refusent à leurs victimes la moindre excuse ? Et qui préfèrent s'adresser à la presse - pour mieux s'absoudre ? Le sens de l'honneur se perd dans la fonction publique. Il n'y a pas si longtemps, des ministres démissionnaient parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec une guerre, ou simplement parce qu'ils étaient mis en examen par la justice... Et, aujourd'hui, ces magistrats demeurent arrimés à leurs postes, accrochés à leurs traitements, leurs primes, leurs grades. Et restent en mesure de recommencer à déraper, à l'occasion d'une nouvelle "affaire du siècle".
Car, nous le savons grâce aux travaux de la commission parlementaire, c'est bien ainsi qu'ils s'adressaient aux innocents sortant d'éprouvantes gardes à vue : "Ne me faites pas perdre mon temps, ne niez pas les faits, c'est une grosse, une très grosse affaire, l'affaire du siècle ! - Mais vous brisez ma vie, monsieur le juge"... Quelle importance, puisque c'était l'affaire du siècle ! Il fallait comprendre : "Vous avez peut-être une vie, mais, moi, j'ai une carrière." D'ailleurs, souvenons-nous... Juste avant que l'accusatrice principale ne se rétracte en pleine audience de cour d'assises... Juste avant que la presse ne réalise que ce prétendu "réseau pédophile" était artificiellement bâti, sur de pures conjectures - solide comme un château de cartes à jouer. A jouer avec la vie des autres... Eh bien, juste avant que tout ne s'effondre, où était le juge d'instruction de l'affaire ? Mais au parquet de Paris. Substitut de monsieur le procureur de Paris, rien de moins !
Or j'ai été magistrat, treize années durant : ils ne me feront jamais gober que passer de Boulogne-sur-Mer à Paris ne constituait pas une sacrée promotion ! ça avait fonctionné, donc : le juge B. avait correctement instruit l'"affaire du siècle", en excellent "technicien du droit". Et le juge B. avait été promu... Et les autres ? Ceux du parquet, ceux de la chambre de l'instruction à la cour d'appel, quelles ont été leurs récompenses ? Une promotion, une prime de rendement accrue ? Une chouette mutation, une meilleure évaluation ? Et à présent, après l'écroulement de leur château de cartes, en pâtissent-ils ? Non, ils sont encore là. Continuant à dire le droit, à lustrer leurs manches de robe, à réfléchir à leur carrière.
Certains prétendent qu'il y aura un avant et un après l'affaire d'Outreau, comme il y eut un avant et un après l'affaire Dreyfus... En oubliant cependant un détail : il n'y eut aucun "après-Dreyfus". La France ne s'est jamais débarrassée de ses juges carriéristes. Ils s'en tirent toujours. Moi, je me suis tiré, comme on dit.
Démission, sans faute. Depuis, je me promène... Hier, je croise un ancien truand que j'avais autrefois inculpé... Un perceur de coffre. Sympa. Un vieux de la vieille. Sa biographie, en quelques mots. Démobilisé après la guerre d'Algérie, où l'armée l'avait formé "à faire péter à l'explosif des structures métalliques", il s'était dit : "Bon, je vais utiliser ce qu'on m'a appris"... Et il était rapidement devenu un spécialiste du coffre-fort, boum ! Hier, donc, on se croise, en ville :
"- Bonjour, monsieur le juge !
- Non, j'ai arrêté !
- Moi aussi", rigole-t-il.
Clin d'oeil. On bavarde. On en vient à causer de l'affaire d'Outreau. Son avis ? Le meilleur, le plus sain que j'aie entendu jusqu'à présent. Un point de vue d'expert, en somme. Il me rappelle qu'en prison, on reconnaît un détenu pour pédophilie à ce qu'il ne montre jamais sa copie de mandat de dépôt aux autres détenus... Question de survie. Et lui - qui, sous la douche, a sûrement cassé les gueules de quelques "pointeurs" - résume, fort de son expérience :
"Faire de la taule, c'est pénible... Faire de la taule pour pédophilie, c'est l'enfer... Mais faire de la taule pour pédophilie quand on n'a rien à se reprocher, c'est à se flinguer !"
Il a raison. Diablement, bougrement raison. Alors, quoi, pensez à vos victimes, récupérez un brin d'honneur, et démissionnez, mesdames et messieurs les magistrats impliqués ! Un point c'est tout, un point c'est marre !
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